Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LE MARITAIN POLITIQUE est le plus souvent confondu, purement et simplement, avec le Maritain démocrate. Si l'on ne saurait le présenter sans hésitation comme le philosophe de la démocratie chrétienne, en raison des rapports complexes qu'il entretint avec les mouvements représentatifs de cette tradition, au moins un Étienne Borne verra-t-il en lui un " philosophe chrétien de la démocratie " .
De fait, comme le remarque très justement Jean-Dominique Durand, " l'engagement de plusieurs générations dans la Démocratie chrétienne se fit, avant et après la libération, sous le signe d'Humanisme intégral ".
Sans doute n'a-t-on pas été suffisamment attentif à la lente gestation de l'œuvre politique maritanienne et au moment où furent instaurés les principes qui ont commandé toute l'évolution postérieure. Lorsque les introducteurs en France de l'ouvrage politique majeur du maître, dans la traduction française de l'original anglais, déclarent que " L'Homme et l'État se situe [...] dans l'œuvre de M. Jacques Maritain, comme l'actuel aboutissement de l'effort entrepris par lui au cours d'un quart de siècle, pour présenter à ses contemporains l'"idéal historique concret" d'une démocratie nouvelle, fondée sur les principes traditionnels de la sagesse chrétienne ", ils indiquent à mots couverts dans quelle direction il convient de chercher les sources de la réflexion du philosophe . Celui-ci est bel bien un héritier inventif, non pas du catholicisme libéral auquel il est toujours resté étranger, mais de la riche tradition de l'intransigeantisme catholique qu'il assimila, d'un point de vue thomiste, dans l'esprit du catholicisme social plus que de la démocratie chrétienne.
Avec perspicacité, le cardinal Montini, futur pape Paul VI, commença en avril 1928 à publier en Italie des œuvres de Maritain par une traduction du premier ouvrage paru dans la collection du " Roseau d'Or ", Trois Réformateurs . Or ce livre, au thème puissamment antimoderniste, est contemporain du compagnonnage de Maritain avec l'Action française. Le père Paul Valadier, arrivant il est vrai bien après que Maritain eût achevé son œuvre, est moins inspiré quand il oppose pour sa part le Maritain politique, qu'il voit comme " un visionnaire, une sorte d'utopiste ", et le Maritain métaphysicien qu'il estime " figé et immobile ". Selon lui, avec Le Paysan de la Garonne, et le " constat " ou " pseudo-constat " d'échec qu'il y discerne, c'est " la pente métaphysique conservatrice " qui " l'emporte finalement par rapport à l'ouverture et à l'utopie " des œuvres politiques de la maturité . À ses yeux, d'ailleurs, de grands ouvrages comme Principes d'une politique humaniste ou L'Homme et l'État ne vont pas assez loin, déjà, dans le sens du pluralisme, car Maritain " ne rencontre pas l'idée selon laquelle le pluralisme serait constitutif de la démocratie en tant que condition de discernement et de découverte du bien commun " . Sur ce point, on ne peut que donner raison au père Valadier. Mais, précisément, si Maritain se refuse à faire de la discussion un élément constitutif de la démocratie, comme le soutiendra par exemple un Habermas, c'est bien parce que sa conception de la démocratie, en reposant sur des valeurs objectives enracinées dans une loi de nature, est ontologique ou substantielle, et non procédurale (à la manière d'un Rawls) . Il y a de toute évidence, dans l'œuvre maritanienne, une continuité métaphysique en décalage avec les problématiques diverses de la philosophie moderne, qui suscite assurément les réserves de son lecteur jésuite, mais qui rend assez vaine sa tentative de séparation d'une ligne " antimoderne " et d'une ligne " visionnaire ".
C'est l'intégralisme catholique qui, me semble-t-il, nourrit au contraire, chez Maritain, les ouvertures les plus audacieuses. S'il est vrai qu'il n'a forgé que peu à peu sa pensée politique, celle-ci n'eut pas pris les formes accomplies que nous trouvons dans le maître livre L'Homme et l'État sans cette lente gestation que représenta, pour lui, son compagnonnage avec l'Action française de Charles Maurras à partir de 1911 . D'une manière plus générale, l'héritage antimoderniste et intransigeant a été assez fécond dans la réflexion de Maritain pour lui permettre de se constituer, par manière d'assimilation et non d'exclusion, d'évolution endogène et non de mutation substantielle, non point tellement une " philosophie démocratique " (comme il lui arrive de le dire ) mais, si l'on entend désigner de façon moins ambiguë une approche compatible avec les divers régimes de gouvernement, une philosophie de la démocratie d'essence républicaine (au sens où la res publica est l'objet du politique) et portant la rationalité politique à son plus haut degré d'achèvement.
C'est en tout cas la thèse que j'essaierai de développer, sans en rester au seul point de vue de l'historien, mais en appréciant critiquement, en philosophe, les données centrales de l'œuvre politique de Maritain pour en évaluer la permanente actualité et en évitant surtout de projeter le Maritain de la maturité sur celui qui pose les fondations .
I- LE CRITIQUE DU LIBERALISME ET DU " DEMOCRATISME "
ET LA RESTAURATION DE LA ROYAUTE DU CHRIST
On chercherait en vain, dans les travaux contemporains des années du compagnonnage avec Maurras, une philosophie de la démocratie. L'" antimoderne " Maritain, qui se dresse contre " le monde moderne issu de la Révolution antichrétienne ", n'y est pas plus intéressé que Maurras dont il admire la " critique de l'idéologie libérale et des dogmes révolutionnaires ". La perspective d'ensemble est bel et bien contre-révolutionnaire. La référence à Joseph de Maistre en témoigne, particulièrement lorsque celui-ci, développant ses Considérations sur la France, met en évidence ce qu'il considère comme " la pure impureté " de la révolution française et son caractère antireligieux . Maritain, qui procède à une même lecture métaphysique et mystique, y voit une véritable apostasie qui donnera au monde moderne son idée spirituelle rectrice: créer une humanité sans Dieu, selon le " grand principe de l'Indépendance absolue de la Créature ".
L'antimodernisme du compagnon de Maurras
Dans ses Réflexions sur l'intelligence il incorpore un article, d'abord publié en 1923 dans la Revue Universelle, sur " la politique de Pascal ", où il s'en prend au " rationalisme démocratique " . Le jugement d'un seul, " convenablement conseillé " et " tenant la place de tous ", est célébré en même temps que les " bienfaits de l'hérédité ", tandis que le gouvernement de tous est condamné dans la mesure où, " dans l'ordre pratique, tout remettre à la seule raison prise en chacun, — c'est-à-dire à un instrument dans le plus grand nombre des cas défaillant, — c'est une folie quant au salut de la multitude ". Au demeurant, pour mieux se cacher les risques de son abandon systématique à la seule " raison faillible ", le " rationalisme démocratique " n'éprouve-t-il pas le " besoin de s'armer de la croyance aveugle à l'absurde dogme du Progrès nécessaire "? Et Maritain de s'en prendre pêle-mêle à ceux qui ont " congédié Dieu et l'Évangile ", " nié les droits de Dieu sur la cité et sur la famille ", " traité les pauvres comme une chose qui rapporte ", " prétendu fonder l'ordre humain sur la négation du péché originel, sur le dogme de la bonté originelle et de la perfectibilité indéfinie ", " érigé l'égoïsme individualiste en système social ", " fait un devoir à l'État laïque de disputer à Dieu l'âme des enfants ". Bref, c'est tout " "l'ordre" social et politique actuel " — en réalité un "désordre foncier — qui doit être remplacé par un " ordre nouveau ", " l'ordre vrai, dans le domaine politique et social " .
Sur les fondements philosophiques contestés du " désordre établi ", on en sait un peu plus en lisant le maître-livre de cette période publié à la veille de la condamnation de l'Action française, un essai majeur que sut apprécier Lucien Febvre et qui demeure une source principale de l'œuvre intégrale du philosophe. La première édition des Trois Réformateurs date de 1925 . Se proposant de " chercher assez loin dans le passé les racines et la première vertu germinative des idées qui gouvernent le monde aujourd'hui ", Maritain dresse le portrait de ceux qu'il considère comme les " pères " de " la conscience moderne " : un réformateur religieux, Luther, un réformateur de la philosophie, Descartes, et un réformateur de la moralité, Rousseau. Des trois révolutions, " la révolution luthérienne, par là même qu'elle portait sur la religion, sur ce qui domine toute l'activité de l'homme, devait changer de la manière la plus profonde l'attitude de l'âme humaine et de la pensée spéculative en face de la réalité ". Pour Maritain, c'est parce que le drame de la Réforme fut, " dans ses origines et dans son principe ", au plus intime de l'expérience religieuse de Luther, un " drame spirituel, un combat d'esprit ", " une hérésie mystique ", que l'on y découvre " le germe de la révolution antichrétienne ". Même si la révolte de Luther — qui détestait pour sa part l'idée même d'une religion individuelle — ne prit pas à l'origine les formes du " libéralisme " et du " libre examen ", l'" avènement du moi " qui la caractérise n'en a pas moins constitué le principe de ce que Joseph de Maistre a appelé le premier l'" individualisme " propre à la société moderne .
Ce que Maritain reproche surtout à Rousseau, c'est sa conception de la nature comme " état primitif " exigeant une autonomie de l'individu exclusive de toute espèce d'hétéronomie et une égalité sociale absolue, en sorte que la société ne peut être constituée que par un contrat de pure volonté où se trouvent abolis, au profit de la communauté, les droits naturels primitifs de l'individu. Celui-ci, en vertu de sa libre remise au Moi collectif et de son identification " mystique " à la Volonté générale, est réputé plus libre encore, puisque, " à l'instant où le pacte engendre le corps social, chacun s'absorbe tellement dans ce Moi commun qu'il a voulu, qu'en lui obéissant il s'obéit encore à lui-même ". On ne saurait mieux décrire le processus dialectique qui, en réduisant à néant toute idée de bien commun comme cause formelle et finale de la société politique, réconcilie, grâce au mythe de la Volonté générale, l'individualisme absolu et le pur étatisme dans un " panthéisme politique ". Le suffrage individuel n'a désormais de sens que pour permettre à la divine volonté du Tout, déliée de toute référence à une justice objective, de se manifester en exprimant la loi comme pure émanation du Nombre. Il n'est plus qu'" une espèce de rite déprécatoire et évocatoire adressé à la Volonté générale ".
La volonté du peuple étant ainsi divinisée, c'est uniquement dans le peuple que réside légitimement la souveraineté, une souveraineté absolue et de pure immanence. Il s'ensuit, selon Maritain, une confusion entre la démocratie comme forme légitime de gouvernement et " la Démocratie comme mythe et doctrine universelle de la souveraineté ". Le " démocratisme ", à savoir " le mythe de la Démocratie seul Souverain légitime, le principe spirituel de l'égalitarisme moderne est indiscutablement une sanglante absurdité ".
Le libéralisme, la démocratie et l'universalisme du Christ
Il est notable que les positions évoquées ci-dessus n'aient pas fondamentalement changé dans les années 1926 et 1927. De ce point de vue, revendiquer comme il va le faire en 1927 la " primauté du spirituel " — même si le choix du titre, aux résonances antimaurrassiennes, marque son acquiescement à la condamnation de l'Action française —, ce n'est pas dénier toute autonomie au politique, c'est manifester la condition sine qua non d'une véritable délivrance humaine, à savoir la " délivrance catholique " dans " l'universalisme du Christ ", la restauration de l'ordre chrétien de la cité face au défi de la civilisation moderne et de la subversion des valeurs qu'elle met au cœur de son " apostasie ".
Le libéralisme est moins visé par Maritain en ce qu'il peut servir à étiqueter un mouvement politique qu'au sens strict qu'il revêt dans le langage magistériel et théologique . De ce point de vue, il " exprime la revendication essentielle de l'immanentisme moderne ": " Chacun est à soi-même sa propre loi ". Le libéralisme se trompe en outre quand il soutient " que le pouvoir civil a sa source première non en Dieu auteur de la nature, mais dans la multitude, ou même, comme le disait Rousseau, qu'ayant sa source première en Dieu, il réside dans la multitude elle-même, dont les gouvernants ne seraient que les délégués ", comme si, en désignant le détenteur du pouvoir, on constituait l'autorité elle-même alors que l'on ne fait que se prononcer sur celui qui aura à l'exercer .
On conçoit dans ces conditions que l'auteur de Primauté du spirituel soit tout naturellement amené à préciser sa position sur la nature de la démocratie. Il reconnaît trois sens différents à ce terme, qu'il énonçait déjà dans sa plaquette sur Charles Maurras et le Devoir des catholiques :
1/ la " démocratie comme tendance sociale ", c'est " le zèle de donner aux classes laborieuses, plus que jamais opprimées dans le monde moderne, des conditions de vie humaines, requises non seulement en charité, mais d'abord en justice ". Selon Maritain, qui se réfère évidemment à la tradition du catholicisme social, cette heureuse initiative devrait engager normalement " une critique radicale de notre régime économique " ;
2/ la " démocratie politique ( " est, selon " l'Église comme la philosophie ", " une des formes de gouvernement possibles en droit (et indiquées ou contre-indiquées en fait, suivant les conditions et les formes historiques) " ;
3/ le " démocratisme, ou la démocratie au sens de Rousseau, disons le mythe religieux de la Démocratie ".
À ce moment de sa réflexion, Maritain ne conteste donc pas, en théorie, la possibilité d'un gouvernement de type démocratique. Tout dépend des données historiques et des circonstances. Mais, pour lui, " le principe démocratique [...], à l'état pur, tendrait à la domination du nombre ". Au regard de l'idéal d'équilibre que seuls les régimes mixtes peuvent réaliser, le principe démocratique doit être, de toute façon, " tempéré par le principe aristocratique (pouvoir de ceux qui excellent en valeur ou vertu) et surtout par le principe oligarchique (pouvoir de ceux qui excellent en richesse ou en puissance) ". Il en ressortira une forme de régime mixte que Maritain qualifie de " démocratie améliorée ".
Il n'est pas sans intérêt de relever enfin le silence (provisoire) de Maritain sur ce que Maurras nomme l'" état social démocratique " ou l'" état démocratique de la société " promu par " l'esprit démocratique " . Pour l'heure, il s'intéresse plutôt à la subversion des valeurs dont, selon lui, la civilisation moderne se nourrit. " Prétendre assurer le règne de la raison sur la nature en refusant le règne de la surnature sur la raison ", c'est méconnaître la raison elle-même dans son ouverture généreuse et désappropriée à la vérité . À l'" état d'apostasie du monde moderne " il faut opposer la fécondité de la " chrétienté spirituelle " comme " affirmation d'unité et de catholicité ".
Si l'on ne garde présent à l'esprit ce programme " intégraliste " on ne saurait comprendre le philosophe de l'" humanisme intégral " puis de la démocratie, qui va marquer profondément l'intelligence catholique des années trente et quarante.
II- LE PHILOSOPHE CHRETIEN DE L'" HUMANISME INTEGRAL "
ET DE LA CHRETIENTE DEMOCRATIQUE
Jacques Maritain n'a pas intégré d'emblée à son intransigeantisme antilibéral l'idée démocratique. On oublie trop souvent que ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle a appelé les " non-conformistes des années trente " ont adopté généralement une attitude très critique vis-à-vis de la démocratie moderne .
L'idée d'une chrétienté temporelle
Rien d'étonnant que ce soit donc en un premier temps la question de la " nouvelle chrétienté " et de l'" humanisme " qui en est l'âme, qui se trouve au centre de la réflexion de Maritain.
Le monde moderne, né de la Renaissance et de la double Réforme protestante et cartésienne, avait été marqué par " un effort courageux, inlassable, pour faire donner à la nature humaine son maximum de rendement terrestre " et une précieuse " prise de conscience de soi ". Mais cet effort matériel et cette réflexion sur soi n'allaient pas sans une incurvation autarcique et désacralisante de l'homme en lui-même. Humanisme intégral dessinera avec précision les contours de cet humanisme " anthropocentrique " et " séparé de l'Incarnation " . Il en dégagera l'évolution dialectique et l'aboutissement dans un athéisme radical qui, en livrant l'homme à lui-même et à son rêve prométhéen d'un homme nouveau arraché à la seule immanence, ne pouvait que tourner à l'inhumanité. À cet humanisme autolâtre, le christianisme oppose un " humanisme purifié par le sang du Christ " et qui, " respectant les hiérarchies essentielles, met la vie contemplative au-dessus de la vie active " jusqu'à faire " déborder " l'activité elle-même " de la surabondance de la contemplation ". Cet " humanisme de l'Incarnation ", " théocentrique ", est seul capable de tout sauver des " richesses de vie " de la modernité en les soumettant à " l'ordre de l'esprit " . Sur cet horizon d'une chrétienté nouvelle, temporelle et politique, tendant à l'accomplissement de la personne dans son environnement communautaire se pose donc, pour Maritain, la question de la démocratie.
Une philosophie républicaine et antilibérale de la démocratie
C'est avec beaucoup de prudence que le terme démocratie entre en scène dans la première partie de Du Régime temporel et de la liberté. L'auteur, s'appuyant sur sa critique du rousseauisme dans Trois Réformateurs, prend bien soin de préciser que la " forme démocratique " dont il parle est " la forme politique finalisée, d'après Aristote, par la liberté (civique) plus principalement que par l'unité et par la vertu ", et non pas ce que l'on désigne par cette expression, en un " sens mythique et affectif ", dans les démocraties modernes .
Par son insistance sur le bien commun ou la res publica en tant qu'objet spécificateur du politique — plus que sur la démocratie comme mode de gouvernement, dont la signification demeure infravalente au point de vue des finalités de la cité —, la philosophie politique de Jacques Maritain est dès le début, au-delà de la question de la république comme régime, fondamentalement républicaine. Plus exactement, elle est personnaliste, communautariste, pluraliste, " auctoritative " ou aristocratique et républicaine .
Cette philosophie de la cité est en outre antilibérale aussi bien dans l'ordre religieux que dans l'ordre économique et dans l'ordre politique. Le libéralisme, en effet, repose sur une conception philosophique de la liberté individuelle d'inspiration nominaliste, où la liberté humaine anticipe en quelque sorte sa propre nature. Elle demeure indifférente à toute vérité objective antécédente, transcendante et susceptible de déterminer la volonté par manière de bonum honestum, de fin bonne en elle-même, et cela d'autant plus que, comme chez Sartre, l'existence de Dieu aura été rejetée.
Mais le libéralisme, pour Maritain, ne distille pas seulement son venin destructeur dans l'ordre politique lorsqu'il tranche tout lien objectif de la société civile avec le bien véritablement humain. Il s'en prend, au nom de la liberté de pensée, à toute détermination de celle-ci par l'être et la valeur, à sa dépendance vis-à-vis de quelque magistère que ce soit, ce qui aboutit à mettre sur le même plan le vrai et le faux, le juste et l'injuste, le bien et le mal. Dans l'ordre du travail et des relations économiques, l'individualisme libéral nie radicalement la finalité commune de l'usage des biens privés et imprime à l'économie le principe de " la fécondité de l'argent " qui constitue le caractère usuraire de l'esprit capitaliste . Quoi qu'il en soit de ces figures diverses du libéralisme, Maritain les voit dériver vers de nouvelles formes possibles d'absolutisme.
Ainsi est-ce à travers une critique sévère du libéralisme en ses multiples aspects, élaborée en vertu d'une idée (res-publicaine) du politique centrée sur le bien commun, que la réflexion de Maritain sur la démocratie s'est frayée un chemin. En effet, " si l'on entend le mot démocratie au sens de Jean-Jacques Rousseau, un tel régime de civilisation serait nettement antidémocratique, car ce n'est pas par une liberté abstraite, par la Liberté impersonnelle, c'est par des libertés concrètes et positives, incarnées dans des institutions et dans des corps sociaux, que la liberté intérieure de la personne demande à se traduire sur le plan externe et social ".
La démocratie doit être, selon Humanisme intégral, une " pulsion de l'esprit dans le social ", ce qui " implique des changements bien plus profonds que ce que connote d'ordinaire le mot révolution " lorsque celui-ci, en désignant seulement les mutations qui relèvent de la technique économique, recouvre une sorte d'" économisme " ou lorsque, en identifiant toute action au service de la cité à une forme d'art extérieure à toute essence et à toute finalité morale, il enveloppe une conception " politiciste " du politique lui-même .
Les institutions d'une démocratie personnaliste et communautaire
Comment concevoir les " organes supérieurs du Corps total de la vie politique "?
La question institutionnelle, peu élaborée encore, même dans Humanisme intégral (sauf dans la réédition plus récente, revue et corrigée, de 1947), prend forme dans les Principes d'une politique humaniste et dans L'Homme et l'État.
L'exercice du pouvoir en démocratie doit être lié, pour Maritain, à une refonte des structures politiques. Les partis, si nécessaires qu'ils soient quand ils ne se contentent pas d'être " de vastes coalitions d'intérêts d'où toute pensée politique est absente ", ne doivent pas entretenir un " esprit partisan " et promouvoir un " régime des partis ". C'est pourquoi l'indépendance de l'État et du gouvernement de la cité à leur égard est une condition première du bon fonctionnement de la société démocratique. Plus généralement, il faut envisager " un nouveau type de régime représentatif ". Tout d'abord, c'est la représentation elle-même qui gagnerait à être plus organique . Maritain demeure réservé vis-à-vis du suffrage universel car, " tel qu'il fonctionne à présent, (il) a une valeur démocratique surtout symbolique " .
Sans prétendre jouer le rôle du législateur, qui ne sied pas au philosophe, il se risque même à une ébauche de répartition des fonctions politiques. Sa perspective est tripartite, puisqu'il distingue — selon la psychologie thomasienne des actes humains qui reconnaît les trois moments du consilium, du judicium et de l'imperium — la fonction des organes consultatifs où sont représentés les divers corps intermédiaires et dont le rôle est préparatoire à l'élaboration des lois, et les fonctions du pouvoir proprement dit qu'exercent les organes législatifs et les organes exécutifs dont dépendent le commandement et l'administration, à savoir le gouvernement stricto sensu. Les institutions ainsi dessinées à gros trait sont proches d'un " régime présidentiel " où le chef de l'État, désignant lui-même le premier ministre et son cabinet, est responsable devant eux et non devant les assemblées. Elles anticipent, à bien des égards, celles de la Ve République. Selon Maritain, " dans une telle démocratie l'action du peuple serait plus importante et plus constante, et l'autorité plus libre et plus forte que dans les régimes parlementaires d'avant-guerre ".
L'état social démocratique et l'inspiration évangélique
Ce n'est pas la question institutionnelle, redisons-le, qui se trouve au cœur de la réflexion maritanienne sur la démocratie. En cela Maritain n'est guère différent des autres non-conformistes qui firent si riches ces années de l'avant-guerre . S'il mérite le titre de " philosophe chrétien de la démocratie ", c'est bien parce qu'il pense que l'état social démocratique appelle pour sa survie et la préservation de possibles dérives mortelles l'activation de l'inspiration évangélique :
Naturellement, la démocratie ainsi entendue est un élément historique concret qui demande pour prendre toutes ses dimensions dans l'histoire bien des siècles encore d'éducation de l'humanité. Mais c'est justement qu'elle est dans la ligne des aspirations de la nature rationnelle vers son parfait accomplissement.
À vrai dire, je la tiens pour inconcevable sans les surélévations que la nature et les civilisations temporelles reçoivent, dans leur ordre propre, des énergies du ferment chrétien. Bergson ne nous dit-il pas, dans une formule qui demande à être bien comprise, que la démocratie est " par essence évangélique " ?
La formule de Bergson sera souvent reprise par la suite et, on peut le regretter, avec un souci moindre des interprétations contestables, leur rejet étant sans doute considéré comme définitivement acquis.
D'une part, l'entrée de la démocratie dans l'histoire non seulement comme mode de gouvernement, mais comme forme générale de la vie politique et de l'état social qui en résulte, est la conséquence d'une inflexion chrétienne de tout l'ordre de la civilisation. D'autre part, et en conséquence, la durée de vie de la démocratie — dans le plein respect de l'autonomie du temporel — dépend de l'inspiration chrétienne. Toute la question si complexe des rapports du spirituel et du temporel, de l'Église et de l'État, est certes engagée là. Mais c'est la réalité de l'accomplissement de la vie humaine en sa dimension sociale — compte tenu de l'homme concret, à savoir de l'homme pécheur et sauvé par le Christ et son Église —, qui, à la source, en donne les principes de solution.
La " contradiction interne " des conceptions pseudo-démocratiques est déjà " de vouloir édifier un ouvrage de justice et de droit, de respect de la dignité humaine et d'amitié civique, en refusant tout ce qui serait une trace en lui de la transcendance du suprême fondement du droit et de la personnalité ; bref, c'est de vouloir être excellemment humaines en étant pratiquement athées. Il serait indigne de l'homme de renoncer à aspirer à un régime excellemment humain ; c'est à le faire athée qu'il faut renoncer ".
Pour Maritain, si l'inhumanité d'une civilisation athée est récusée, ce ne peut être qu'au profit d'une civilisation chrétienne, une chrétienté nouvelle caractérisée par son autonomie temporelle en même temps que par " l'empreinte de la conception chrétienne de la vie " . Dès lors cette civilisation nouvelle n'est pas simplement sous l'influence vitale et intrinsèque du christianisme, " c'est aussi au point de vue des fins spécificatrices de la civilisation elle-même que celle-ci doit être chrétienne " .
Il faut garder présente à l'esprit l'identification établie finalement par Maritain entre chrétienté et civilisation spécifiquement chrétienne jusqu'en sa dimension politique, pour comprendre — même si elles sont contestables en ce qu'elles poussent au paradoxe la notion de chrétienté — les appellations qu'il confère à la nouvelle chrétienté politique espérée : cité laïque vitalement chrétienne ou État laïque chrétiennement constitué . Il s'agit bel et bien d'une chrétienté non-sacrale ou profane qui, par opposition à l'idéal sacral du Moyen Âge, n'est pas simplement instrumentale, mais qui a ses fins propres et intermédiaires ou infravalentes par rapport au spirituel .
C'est cette nouvelle chrétienté qui, de plus en plus clairement au cours et à la suite de la Seconde Guerre mondiale, est revêtue du nom profane de démocratie . La conception chrétienne de la démocratie coïncide donc, pour Maritain, avec son projet d'un humanisme intégral, puisque la démocratie est désormais conçue non point d'abord comme une forme de gouvernement mais avant tout comme " une philosophie générale de la vie humaine et de la philosophie politique, et un état d'esprit ".
L'Église, l'État et les " hérétiques " de la démocratie
La réflexion sur les relations complexes de la doctrine évangélique et de la conscience démocratique dans l'histoire française a conduit Maritain à situer clairement le problème des rapports de l'Église et de l'État en lien avec le pluralisme des familles philosophiques ou religieuses. Pour lui, l'essentiel est que chacune de ces familles adhère à une " charte " commune exprimant en ses données essentielles l'idée que la société démocratique se fait d'elle-même et les droits de l'homme sur lesquels elle se fonde. Autour de cette idée enveloppant une certaine conception de l'homme et de la société se réaliserait ainsi un accord pratique que chacun justifierait à sa manière, mais qui référerait à un même credo temporel .
La société démocratique devrait donc pouvoir se défendre contre ses propres hérétiques. Mais si elle a ses hérétiques, elle doit avoir aussi ses " minorités de choc " agissantes, ses " prophètes " (parmi lesquels, certes, il y aura toujours les vrais et les faux), ses " serviteurs inspirés " dont la mission ne procède pas nécessairement du suffrage universel, mais qui " prend son origine dans leur propre cœur et leur propre conscience ". On peut les imaginer rassemblés en " petits groupes dynamiques librement organisés et multiples par nature, qui ne s'intéresseraient pas aux succès électoraux, mais se dévoueraient entièrement à une grande idée sociale et politique, et qui agiraient comme un ferment à l'intérieur ou à l'extérieur des partis politiques " .
C'est encore dans les " petits troupeaux ardents pour la vérité " que Maritain plaçait ses espoirs après les événements de mai-juin 1968. Il appelait donc les chrétiens à prendre l'initiative d'" une révolution de type nouveau, et d'inspiration vraiment chrétienne ", puisant dans " un christianisme intégral, vivant de foi pure et de lucide intelligence plantée dans la foi, qui nous guiderait sur le plan temporel vers un humanisme intégral ". C'était retrouver la veine — en réalité jamais abandonnée — du catholicisme intransigeant, intégral et social. D'une certaine manière, on pourrait dire que la boucle était bouclée, mais c'était pour le meilleur et dans la perspective d'un humanisme plénier, disposé aux appels de la transcendance...
III- MARITAIN, LE DEMOCRATE, ET L'ASSOMPTION DE SON PASSE
Au terme de ce trop rapide survol des positions politiques de Jacques Maritain, on pourrait être tenté de chercher à tout prix une rupture dans leur évolution et une sorte de " conversion " à la démocratie. Dans les années trente, un nouveau Maritain serait né, le vrai Maritain politique, libéré d'une fréquentation des milieux de l'Action française à laquelle il se serait prêté avec une sorte d'aveuglement sur leur véritable nature et une très insuffisante lecture des œuvres de Maurras...
Pourtant la relecture d'ouvrages comme Théonas, Antimoderne, Réflexions sur l'intelligence, Trois Réformateurs, Charles Maurras et le Devoir des catholiques, Primauté du spirituel ou Clairvoyance de Rome (dont on sait que le manuscrit, s'il fut publié avec le label de plusieurs signatures, est en réalité entièrement de sa main), ainsi que l'examen attentif des écrits qui, des Principes d'une politique humaniste jusqu'au grand traité synthétique qu'est L'Homme et l'État, présentent une philosophie rigoureuse de la démocratie, ne me permettent pas de corroborer ce jugement. Je n'ignore pas que je m'éloigne par là sensiblement d'interprétations convenues du parcours politique de Maritain . Ainsi, c'est avec la condamnation de l'Action française que, selon le père Paul Valadier, se ferait " l'entrée de Maritain dans le champ de la pensée politique ". Le biographe de Jacques et Raïssa, Jean-Luc Barré, est plus près de la vérité quand il se refuse à " parler d'équivoque, de malentendu, d'illusions de jeunesse pour en finir avec le "maurrassisme" de Jacques Maritain ", et lorsqu'il reconnaît que " le chemin parcouru avec Maurras résulte moins chez Maritain d'une sorte de candeur prolongée que de convictions alors assez voisines de l'Action française pour pouvoir cohabiter avec elle ". Henry Bars, pour sa part, s'est toujours refusé à reconnaître, dans l'adhésion de Maritain à la démocratie — dont nous avons vu au demeurant qu'elle fut très progressive et accompagnée d'un puissant travail de refondation —, une mutation radicale. Henry Bars est donc bien fondé à parler d'une " évolution homogène " ...
Thomisme et Action française
Il ne me paraît donc pas légitime de parler, avec Philippe Chenaux, du passage d'un thomisme " antimoderne " voire maurrassien, " né dans les premières années du siècle, pour lequel le retour à la philosophie de l'Aquinate n'était que la justification intellectuelle d'un "retour à l'ordre" (dans le domaine social et politique) " à " un autre thomisme, plus "progressiste", dont Maritain, Gilson, Chenu furent les grands interprètes dans les années trente, et qui conflua dans ce grand courant de pensée qu'on appelle l'"humanisme chrétien" ". L'antinomie n'est pas loin de la caricature quand on songe à un Garrigou-Lagrange ou un Clérissac qui furent proches de l'Action française, mais dont la pensée, si riche et si féconde, ne saurait être ramenée à un pur " thomisme de restauration "... Les liens furent vraisemblablement plus complexes que ne le laisse entendre Chenaux entre thomisme et Action française, en sorte que ce n'est pas un type unique de thomisme qui a pu y conduire en ligne directe .
La filiation catholique intransigeante, intégrale et sociale
De fait, au moment où Maritain élaborait les principaux fondements de sa pensée et de son œuvre il était proche d'une école, l'Action française, au sein de laquelle s'exprimait une filiation catholique intransigeante, intégrale et sociale. Et à cette filiation il restera, je crois, toujours fidèle. De ce point de vue, le jugement que Gilson formulait sur son ami, après que celui-ci eût publié son dernier livre De l'Église du Christ, est particulièrement significatif et je le crois profondément vrai : " Maritain assume de plus en plus complètement la totalité de son passé. Mais j'admire toujours chaque fois la profondeur de ces reprises . "
C'est que, assurément, son œuvre politique doit être lue de manière génétique, sans projeter le philosophe de la démocratie sur celui qui ne l'était pas encore au point de discerner en celui-ci, dans le dessein plus ou moins avoué de le justifier, un démocrate qui se serait ignoré. En effet, à quoi cela reviendrait-il sinon à voir, dans le démocrate qu'il est devenu, un type de démocrate qu'il n'a jamais été ?... Si vraiment, comme il nous l'assure lui-même, il n'a pas remanié ses principes essentiels, c'est que ceux-ci ont été posés très tôt, et que l'évolution politique du philosophe s'inscrit dans une continuité substantielle.
On sait aujourd'hui quelle fut la vitalité spirituelle de la tradition catholique intransigeante, puisqu'elle donna naissance à ce que l'on appela d'abord le " socialisme catholique " avant que ce vocable ne fût changé en " christianisme ou catholicisme social ". Si le catholicisme intransigeant se caractérise par " un refus total de la société née de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution, dominée par l'individualisme et le rationalisme, la sécularisation de l'État, des sciences et de la pensée ", il faut inclure dans ce procès intenté au monde moderne le rejet de l'ordre économique et social capitaliste issu de la Révolution, en même temps que du libéralisme religieux engendré par la Réforme . C'est toute une vision du monde que contiennent ces diverses positions ou mises en cause. Ce " catholicisme intégral ", qui voudrait voir s'instaurer le règne social du Christ, est bien le tronc commun du catholicisme social et de la démocratie chrétienne. Cette dernière, en effet, ne se confond pas purement et simplement avec le catholicisme social, car, après avoir d'abord dénié toute signification à un catholicisme qui se voudrait " libéral ", la démocratie chrétienne accepta nombre de positions du " catholicisme libéral " jusqu'à adhérer à la démocratie politique et aux libertés de pensée et d'expression . Pour ce qui le concerne, Jacques Maritain s'est toujours considéré comme étranger au courant du catholicisme libéral .
Réconcilier le principe démocratique et le principe chrétien
Si Maritain adhéra donc finalement aux " libertés modernes " comme à la démocratie, ce fut dans un dessein de refondation. Henry Bars a raison de dire que, en cela, l'analyse de Maritain " justifie l'intuition qu'avaient eue les libéraux chrétiens du XIXe siècle, mais qu'ils n'avaient su formuler et qui les avait égarés ". C'est de la même manière que le philosophe de la démocratie entend passer de la démocratie manquée, qui érige en dogme le Peuple souverain, la Volonté générale et la Loi comme produit du Nombre, à la démocratie réelle. Au demeurant, il n'ignore pas que le mot lui-même de démocratie a enveloppé tant de malentendus que l'on pourrait souhaiter en trouver un autre pour désigner une communauté d'hommes libres. Pourtant, " on ne change pas à volonté les noms pour lesquels des générations d'homme ont souffert et espéré ".
De ce point de vue, c'est l'expérience des totalitarismes criminels qui conforte Maritain dans son désir de réconcilier le principe démocratique et le principe chrétien . Comme Leo Strauss, il sait que le nihilisme récuse " les principes de la civilisation en tant que telle ". La démocratie libérale elle-même n'est pas à l'abri de cette dérive subversive à laquelle elle semble au demeurant prendre goût en ces temps charnières des XXe et XXIe siècles. Elle ne peut selon Maritain s'en affranchir qu'en purifiant ses principes, en puisant son inspiration non point dans les " idéologies erronées " et les " tendances aberrantes " qui lui ont fait voir le jour, non point dans Locke, Rousseau ou les Encyclopédistes qui " ne peuvent passer pour des penseurs fidèles à l'intégrité du dépôt chrétien ", mais aux sources évangéliques . En tout cela, c'est bien à la tradition du catholicisme intransigeant, hostile aux valeurs du libéralisme, que Maritain demeure fidèle.
Il en va de même de la conception " organique " que, dans la ligne de l'intégralisme (et du non-conformisme des années trente), Maritain continue de tenir quand il explique son idée de la société démocratique. Il est significatif de constater combien c'est cette organicité politique qui l'a frappé dans son expérience américaine, pendant l'exil contemporain de la Seconde Guerre mondiale et dès le retour aux États-Unis consécutif à la fin de l'ambassade romaine.
L'évolution de Maritain sur la question du suffrage universel est également instructive. Nous avons vu que l'auteur des Trois Réformateurs y voyait le témoignage du sacrifice que la cité moderne fait de la personne au profit de l'individu abstrait quitte, finalement, à annexer les personnes aux diverses formes de despotisme . C'était rejoindre la critique par Maurras de la conception " libérale " qui fait émaner l'État des volontés individuelles fondues dans la Volonté générale.
De fait, l'intransigeantisme du catholicisme social opposait à l'individualisme du suffrage universel la nécessaire représentation des familles et des divers corps intermédiaires. Pour Maritain également, la démocratie engage " des personnes libres, appelées toutes à participer concrètement à la vie politique dans la plus large mesure possible, et qui ne sont pas laissées à l'état d'atomes, mais groupées dans des communautés organiques, à partir de la famille, communauté naturelle de base ". C'est pourquoi le suffrage universel ne peut prendre sa dimension réelle qu'au sein d'un ordre social pluraliste.
Les sources de l'autorité et la démocratie ou la notion de vicariance
La véritable interrogation que recouvre le problème du mode de gouvernement — question traitée avec profondeur et sous une forme qu'il veut définitive par l'auteur de L'Homme et l'État — touche en réalité à l'autorité et ses sources en démocratie. Maritain affirme qu'il entend sur ce point " établir certaines de [ses] positions d'une façon plus claire et mieux définie — plus vraie aussi [...] — que dans [ses] précédents essais ".
L'Homme et l'État reprend la thèse classique et générale selon laquelle, " quel que soit le régime politique, l'autorité, c'est-à-dire le droit de diriger et de commander, dérive du peuple, mais a sa source et son fondement immédiat dans l'Auteur de la nature ". Cependant la détermination du mode de " passage " de l'autorité par le peuple se fait désormais plus précise. Ce n'est pas à titre de cause instrumentale que le peuple fait transiter l'autorité venant de Dieu. En effet, le peuple est lui-même à sa manière — assurément seconde et subordonnée — un agent principal qui ne se contente pas d'être un canal conducteur d'un droit de diriger qui, s'originant en Dieu, irait reposer sur le Prince. C'est " par son propre pouvoir causal, agissant, comme agit toute chose, en vertu de l'universelle activation de Dieu " que, sans en être cependant — même à titre second — la source et l'origine, il fait participer, " investit de l'autorité, ou constitue détenteurs de l'autorité celui ou ceux qui sont désignés ". De plus, ce faisant, le peuple ne se dépouille pas de son droit à se gouverner lui-même qu'il possède donc de manière " inhérente " et " permanente " .
Dès lors, " quel que puisse être le régime politique — monarchique, aristocratique ou démocratique — la philosophie démocratique apparaît sous ce rapport comme la seule philosophie politique qui soit fondée en vérité ". Ainsi Maritain retrouve-t-il, sans aucunement se rallier à une philosophie " libérale ", ce que Pierre Manent appelle " le point de vue démocratique moderne " qui fait de la démocratie " la seule organisation légitime de la vie commune des hommes ". C'est pourquoi sans doute, pour Maritain, " la démocratie n'est réelle que si elle est immanente au peuple lui-même et ordonnée au bien commun immanent de celui-ci ".
Il reste que c'est bien de Dieu immédiatement, comme source et cause première, que l'autorité provient, puisque c'est immédiatement de Dieu et de la Raison incréée que procède la nature humaine avec ses exigences sociales. Les gouvernants désignés et députés par le peuple ou avec son consentement sont donc investis d'une autorité réelle. Ils ne sont pas " les simples instruments d'une mythique Volonté générale ", mais les " vicaires " de ce peuple qui reconnaît en eux son image et qui " les fait participants de l'autorité qui réside en lui et dont Dieu est la source unique et immédiate ".
Comment comprendre par conséquent la notion de vicariance utilisée par l'auteur de L'Homme et l'État ? Maritain se réfère à saint Thomas pour qui " ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu'un qui représente le peuple ". Dès lors le représentant du peuple est à celui-ci comme le signe-image (ou symbole) est à la chose signifiée . Il en est le substitut et l'image de la même manière que le signe-image (ou symbole) est " quelque chose de sensible signifiant un objet en raison d'une relation présupposée d'analogie ".
Image et député du peuple à quelque degré, le vicaire l'est assurément, mais de manière vivante et responsable, puisqu'il est " une personne humaine, douée de raison, de libre arbitre et de responsabilité ". On a là une ouverture très intéressante en direction d'une interprétation de la vicariance du Prince qui dépasse la simple délégation ou députation, puisqu'il est affirmé qu'à aucun moment le peuple, en se donnant un ou des représentants, ne perd son droit à l'autogouvernement. On aurait intérêt cependant, me semble-t-il, à préciser. Une délégation ou une députation, en effet, peuvent sans doute se comprendre comme un transfert de pouvoir et une dépossession, mais aussi, ce qui est tout autre chose, comme une personnification. Il paraît clair que, pour saint Thomas, les vicaires du peuple représentent le peuple au titre de personnes publiques (personæ multitudinis) et ne sont délégués ou députés par le peuple qu'au sens où ils incarnent, en la participant, son autorité immanente et permanente . Mais il est des degrés dans cette participation. Il y a celui qui représente tel ou tel intérêt, tel ou tel courant d'opinion, telle ou telle fraction du peuple (dans les assemblées des régimes parlementaires) et il y a celui qui représente et incarne le corps politique tout entier et revêt de ce point de vue une majesté particulière.
Maritain tire-t-il toutes les conséquences de cette majesté ? Suffit-il de dire que le chef de l'État est " le plus élevé député du peuple " ? Si, comme le pense l'auteur de L'Homme et l'État, l'idée de souveraineté ne caractérise aucunement (même relativement) le chef de l'État et doit être rejetée sans appel , il n'y a aucune discontinuité ou séparation ni entre le chef de l'État et les autres députés du peuple, ni entre le chef de l'État et le peuple tout entier. Mais dans ces conditions comment concevoir — dans cette immanence maintenue du corps politique par delà la hiérarchie sociale et l'affirmation du principe d'autorité qui fait seulement du pouvoir politique " la partie la plus haute dans le tout " — que c'est bien le peuple tout entier qui s'incarne dans le Prince ? Le peuple est effectivement souverain en ce que, précisément, son droit consubstantiel à se gouverner lui-même le fait tendre vers le bien commun au delà de toutes les dissensions et les parcellisations. Il doit donc pouvoir, en exprimant son consentement, retrouver dans le Prince — " cet être mystérieux, en qui l'État [...] prendrait une forme tangible, une apparence humaine, capable d'être aimée, respectée, servie " — l'incarnation de la personnalité publique qu'il constitue au delà de ses différentes composantes. Quant au Prince, il ne peut représenter la totalité du corps politique et transcender les intérêts particuliers, qu'en étant lui-même une personne publique souveraine, à savoir d'un autre ordre que toutes les autres formes de représentation ou de députation partielle, et extérieure aux conflits sociaux ou politiques, aux divers groupes d'opinion, communautés ou classes dont les tensions réciproques traversent la cité. Selon l'expression de Pierre Boutang, " par nature il est en dessus, non parmi, ce qui n'exclut pas le mouvement vers lui ni son mouvement vers le bas ; simplement c'est comme tel qu'il est accueilli et qu'il accueille ".
Ni la souveraineté du peuple ni la souveraineté du Prince ne sont alors absolues — sinon leur rapport serait de pure et simple absorption mutuelle —, mais elles n'en sont pas moins effectives et non point seulement symboliques en étant relatives l'une et l'autre et l'une à l'autre. C'est ce rapport complexe qui permet au pouvoir politique d'exercer sa vertu médiatrice et arbitrale, dans le respect de la loi naturelle et des lois fondamentales (essentiellement les droits de l'homme et le droit constitutionnel), non par accident et uniquement " comme un état de fait ou une condition existentielle pour l'exercice du droit de gouverner " , mais en droit et en raison même de l'essence de la fonction suprême.
Les exigences nécessaires de l'inspiration évangélique
Beaucoup plus qu'à l'aspect institutionnel qui n'occupe, je l'ai dit, qu'une place relative dans l'œuvre politique de Maritain, celui-ci s'intéresse à la démocratie dans son rapport au " développement croissant de l'expérience morale commune " dont elle dépend. De ce point de vue, il pense que " le contenu réel de la démocratie " doit être distingué des philosophies erronées " qui ont préparé dans les siècles modernes la formation idéologique des revendications démocratiques et qui étaient loin d'être des philosophies chrétiennes ". Il s'agit de faire apparaître comment, en réalité, " l'état démocratique vient de l'inspiration "évangélique" " et " ne peut pas subsister sans elle ", au point que " s'il n'y a pas de loi morale supérieure en vertu de laquelle les hommes sont obligés en conscience envers ce qui est juste et bien, la règle de la majorité court le risque d'être élevée au titre de règle suprême du bien et du mal, et la démocratie est exposée à tourner au totalitarisme, c'est-à-dire à l'auto-destruction ".
Écrites au début des années cinquante, ces dernières lignes nous parlent tout particulièrement aujourd'hui. Dans le relativisme qui domine nos sociétés, un " credo " temporel commun est-il encore possible ? C'est, à vrai dire, la question des assises transcendantes de la démocratie qui est à nouveau posée et, avec elle, le problème de l'aventure moderne de l'homme démocratique. Maritain en aura, tout au long de son œuvre, énoncé les termes dans une fidélité sans faille à son inspiration intransigeante. C'est au demeurant une des grandeurs de la tradition de ce catholicisme intégral que d'avoir pu engendrer ainsi, dans un esprit comme celui de Maritain, et en dehors de tout ralliement, une vision de la démocratie qui ne cède rien sur l'objectivité, l'universalité et la transcendance de ses fondements. En cela l'évolution sans rupture des positions du philosophe correspond fidèlement, en son ordre, au développement que l'enseignement du Magistère romain poursuivait de son côté sur la question de la démocratie, puisque, un bon analyste nous l'assure au terme d'un examen bien informé et précis, " on ne peut que constater la continuité de la pensée de l'Église catholique pour qui la loi naturelle est la référence intangible des sociétés politiques comme de la conduite des personnes ". C'est dire à quel point il est nécessaire, pour en bien comprendre la véritable signification, de situer rigoureusement la destinée de l'homme démocratique en rapport avec la culture de chrétienté.
Si l'on consent à sortir d'une stérile opposition dialectique entre la " primauté du spirituel " revendiquée par Maritain et le " politique d'abord " maurrassien — et de la mouture sécularisée, considérablement appauvrie et dévaluée, que nous en donne aujourd'hui un hypermoralisme délesté de toute intercession politique —, alors les chemins pourront être retrouvés de la condition médiatrice et arbitrale du politique en son indispensable autonomie. Il en va du respect et de l'application effective du droit, en conformité avec l'ordre antérieur et supérieur à toute législation écrite des valeurs transcendantes et des droits et devoirs naturels de la personne.
Y. FL.