Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
CETTE ANNEE 2003 a des airs de déjà-vu sur le marché parisien. Il y a un an, c'était Vivendi Universal qui était montré du doigt. Pas complètement à tort, semble-t-il. Le cauchemar des opérateurs européens s'est transformé en réalité lorsque le distributeur néerlandais Ahold, numéro trois mondial, a dû révéler au grand jour les irrégularités comptables de sa filiale américaine.
" Rechute aiguë d'"enronite" " titrait la Tribune : la maladie n'avait pas épargné le vieux continent...
Nous voici plongés dans un climat lourd et malsain de crise rampante, où certains groupes industriels, apparemment des plus solides, se révèlent bien fragiles : ils cèdent les uns après les autres et glissent dans la spirale infernale où les a entraîné une stratégie qui avait permis à la finance de prendre le pas sur leurs métiers de base (est-ce le tour d'Alstom?).
Paris, comme les autres places européennes, s'adonne désormais aux inévitables réformes réglementaires ou institutionnelles ; soit, mais à condition de ne pas s'en contenter comme d'un sacrifice expiatoire aux dieux du marché. Car le mal est profond et touche le cœur même du système capitaliste : la pente sera longue à remonter autant qu'impérieuse.
IL Y A UNE " AUTRE AFFAIRE ENRON " . Prudemment, la plupart des commentateurs se sont cantonnés aux pratiques financières et comptables douteuses que l'affaire Enron et celles qui l'ont suivie ont révélées. La matière est déjà abondante et les réformes à opérer sont de grande ampleur. Le consensus évite d'avoir à se poser d'autres questions plus inconfortables mais aussi plus difficiles à traiter. Pourtant je crois indispensable d'aller plus au fond des choses et de se demander non seulement comment, mais aussi pourquoi le triomphe, puis le désastre, ont été d'une telle ampleur et d'une telle rapidité. Que révèlent-ils du fonctionnement de l'économie ?
Quand le marché dévore ses propres enfants
Enron présente l'avantage de symboliser de façon expressive la dérive financière à laquelle conduit une conception fanatique du marché.
Quel était son métier ? Après avoir débuté dans la gestion d'un réseau de gazoducs, elle s'était diversifiée dans le négoce (trading) de courant électrique, de gaz naturel et d'autres matières premières ou produits semi-finis. À l'origine et comme partout dans le monde, l'approvisionnement énergétique des consommateurs américains était assuré au moyen de contrats à long terme et sur la base de prix fixes dont les barèmes faisaient en général l'objet d'une approbation ou d'une surveillance administrative. Les opérateurs, dont Enron, enfourchant le cheval de la déréglementation au début des années 80, ont obtenu la levée des contrôles administratifs sur la production énergétique et sa commercialisation en faisant valoir que la concurrence profiterait d'abord au consommateur qui était soit-disant rançonné par les producteurs abrités derrière leurs rentes de situation. De fait, l'ouverture des marchés a permis l'arrivée de nouveaux acteurs et les prix ont baissé ; mais ils sont aussi devenus plus volatiles, oscillant plus rapidement et plus fortement sous l'effet des variations de l'offre et de la demande.
Antérieurement, ces variations de prix existaient déjà puisque les tarifs, tels que nous les connaissons également, tenaient compte de la saison ou de l'heure de consommation, étant plus élevés en période de pointe où le producteur d'électricité, par exemple, doit mettre en route des centrales thermiques dont le coût de revient est plus élevé. Ces variations, anticipées, maîtrisées et tarifées , ne permettaient de faire ni du trading ni de l'arbitrage. En revanche, à partir du moment où les fluctuations du prix de l'énergie sortaient de ce cadre et présentaient un caractère plus heurté, producteurs et consommateurs ont ressenti le besoin d'un intermédiaire qui en gère l'aléa pour leur compte ; et cet intermédiaire y a vu l'occasion de gagner beaucoup d'argent. Comment ? En traitant l'énergie comme les banquiers traitent les actions, les devises ou les taux d'intérêt dans leurs salles des marchés : c'est à dire en se plaçant en intermédiaire qui va rechercher à tout moment pour son client producteur la meilleure demande ou pour le consommateur l'offre la moins chère, et qui va se rémunérer sur un différentiel de prix entre l'amont et l'aval. La marge unitaire prélevée est suffisamment faible pour que le client accepte d'y voir la rémunération légitime d'un service rendu qui ne grève que très marginalement ses propres comptes ; mais elle appelle une multiplication des contrats. En effet, pour disposer à tout moment des meilleures conditions, le courtier doit avoir accès au plus grand nombre d'intervenants possible ; il doit donc construire des infrastructures d'accès, des systèmes de communication et des outils de gestion, en un mot une salle des marchés, de très grande dimension et fort coûteuse, dont la rentabilisation exige une extension considérable des activités. Poussant la logique dans ses limites ultimes, Enron avait d'une part organisé son marché sur Internet en offrant d'ailleurs un accès gratuit à tous ses clients potentiels pour les y attirer, d'autre part imaginé d'utiliser précisément le réseau de distribution d'électricité en tirant parti de la faculté d'y élargir la bande passante afin d'y faire également passer les communications.
La première conséquence économique d'un tel mode opératoire réside dans l'importance décisive que revêt le prix instantané du produit : le prix qui compte, c'est celui qui va être fixé à un instant donné dans une transaction déterminée ; il ne sera pas identique au précédent ni au suivant. Phénomène aggravé par une caractéristique technique propre à l'électricité : elle ne se stocke pas. D'où découle un besoin complémentaire : celui d'une protection contre les variations de ce prix, d'une assurance pour le consommateur de pouvoir disposer d'une ressource à un prix fixe pendant une longue période et pour le producteur d'un débouché rentable à long terme. Mais comme l'histoire ne fait jamais machine arrière, ce n'est pas par la conclusion directe de contrats d'approvisionnement que cette sécurité va être obtenue ; c'est par le recours à des techniques financières de couverture dont le courtier va être également le fournisseur, se transformant en teneur de marché. Pour ce faire, Enron va s'engager vis-à-vis de ses clients à leur vendre ou à leur acheter plus tard et pour une période donnée de l'énergie, à un prix déterminé par avance ou conditionné par un autre facteur . Son rôle consiste ensuite, pour éviter de se trouver lui-même à découvert, soit à adosser des promesses de sens contraire (ce qui est rarement possible de façon instantanée), soit à assurer son risque de prix auprès d'institutions financières (le coût peut en être rapidement prohibitif), soit à procéder à des arbitrages dans le temps entre le risque présent et sa couverture possible dans le futur en fonction des évolutions attendues du marché, c'est à dire à spéculer.
Enron en a incontestablement profité : lorsque la Californie a souffert d'un manque d'énergie électrique, le courtier qui avait auparavant acheté la production locale pour l'exporter, lui a revendu une production importée en la lui facturant au coût marginal. Le différentiel entre le prix de l'heure creuse et le prix de pointe a pu alors atteindre un facteur 100 ! Le consommateur n'y a certainement pas trouvé son intérêt et dix années d'expérience suffisent largement pour porter un jugement négatif sur une dérégulation qui aboutit à de tels excès.
Mais Enron a aussi creusé sa propre tombe. Que faire en effet quand les affaires stagnent ? Tout simplement conclure des contrats d'achats et de ventes symétriques, au même prix et donc sans gain, avec un autre courtier ou, plutôt et par discrétion, avec ses propres entités déconsolidées : chacun inclut ensuite ses opérations, manifestement fictives, dans son chiffre d'affaires et personne n'y voit rien. En termes triviaux, cela s'appelle de la cavalerie. Ensuite l'engrenage des manipulations n'a plus qu'à tourner : transférer les pertes et les dettes dans ces mêmes entités, utiliser leurs ressources empruntées à des fins d'investissement pour financer des transactions courantes, donner ses propres actions en gage, etc.
L'intérêt de cet exemple est d'illustrer plus clairement les effets pervers d'une conception fanatique du marché . En vogue depuis une vingtaine d'années, nous nous y sommes accoutumés sans en percevoir les dangers.
Elle a notamment présidé à la modernisation (au demeurant nécessaire) des marchés financiers et engendré des techniques qui fonctionnent dans toutes les bourses, notamment en France depuis que la méthode du fixing a été abandonnée au profit de la cotation en continu. Sa principale caractéristique est la primauté absolue donnée au prix instantané, assortie d'abord d'une libération totale des flux de capitaux puis d'un foisonnement d'instruments permettant d'opérer sans engager de fonds mais à partir d'options servant de levier démultiplicateur. Causes autant qu'effets de cette conception, la focalisation sur l'instantanéité des prix et les nouveaux instruments financiers créés au cours des quinze dernières années ont vraisemblablement contribué à aggraver la volatilité des cours et l'ampleur des oscillations boursières, sans que l'épargnant ou l'investisseur à long terme y trouvent vraiment leur compte. Certes la liquidité des marchés financiers s'est accrue ; mais elle semble pour partie artificielle sans qu'on puisse à ce jour démêler dans les transactions celles qui proviennent de l'économie réelle, si du moins on entend par là les besoins d'investissement ou de désinvestissement, et celles qui sont générées par les opérations de couverture qu'appellent nécessairement l'utilisation à grande échelle des ces nouveaux instruments et leur empilement . Une chose est certaine : ce sont les arbitragistes et autres traders qui en sont les principaux utilisateurs et en ont tiré le plus grand profit, parfois aux dépens de leurs propres maisons que certains ont ainsi mis en faillite et plus généralement aux dépens des investisseurs et des entreprises.
C'est dans ce contexte que, par exemple, ont été mises en lumière et contestées les techniques de prêt de titres et de vente à découvert. De quoi s'agit-il ? Les grands investisseurs, compagnies d'assurance ou fonds de pension notamment, possèdent d'importants portefeuilles d'actions qu'elle détiennent à long terme. Sans se défaire de la propriété de ces titres ni intention de les vendre, ils acceptent néanmoins de les prêter, moyennant paiement d'une commission ou d'un intérêt qui améliore la rentabilité de leur portefeuille, à des opérateurs qui les empruntent pour répondre à deux sortes de besoins : soit parce qu'ils sont engagés dans un arbitrage sur le titre en question et veulent se couvrir pour fermer leur position ; soit, plus généralement, pour les vendre instantanément (c'est la vente à découvert proprement dite) parce qu'ils anticipent une baisse de leur cours, avant de les racheter ultérieurement à plus bas prix et de les restituer. Ce faisant, ils accroissent ainsi le nombre de titres apparemment disponibles pour le marché, très au-delà de ce permettraient les flux naturels ; mais en réalité, ils perturbent l'information du marché qui ignore l'origine des volumes traités et ils enclenchent ou accélèrent l'anticipation de baisse qui ainsi s'auto-réalise par le simple effet de ce qui n'est que de la spéculation. Le mécanisme du " règlement différé " en vigueur à la bourse de Paris, qui s'est récemment substitué à celui du " règlement mensuel " tout en l'atténuant, participe de la même conception.
Ces techniques ne sont pas répréhensibles par nature : d'une part chacune d'elles, prise isolément, peut répondre à un besoin réel ; d'autre part elles contribuent sans doute à une meilleure fluidité des transactions en temps normal. Mais ce qui est en cause ce sont, d'une part les stratégies spéculatrices à très court terme qu'elles servent, et d'autre part les modalités de fonctionnement des marchés financiers qui les permettent dans une totale opacité puisque les autorités de tutelle sont actuellement incapables de déterminer l'ensemble des positions de cette nature prises par les opérateurs. Détournées de leur objet par un usage massif et sans réelle justification économique, ces techniques induisent des effets amplificateurs extrêmement déstabilisants en période de crise. Pour l'illustrer par une comparaison physique, elles créent des phénomènes de " carène liquide " dont les marins savent qu'ils font chavirer les meilleurs navires .
Certains chefs d'entreprises dont le cours de l'action a subi de fortes chutes pendant ces derniers mois s'en sont amèrement plaint en considérant qu'ils étaient victimes d'une pure spéculation sans cause sérieuse. En mettant un terme à leurs activités de prêt de titres au plus fort de la tourmente boursière de juillet dernier, les dirigeants des AGF leur ont donné raison. À la lumière de cet épisode ponctuel, il faut s'interroger à présent sur les conditions de fonctionnement des marchés financiers, et sur les règles et limites à y introduire pour que, sans perdre le service irremplaçable qu'ils rendent, les mécanismes amplificateurs d'instabilité qui y ont vu jour soient, sinon supprimés, du moins aussi atténués que possible avant que des intervenants extérieurs ne jettent le bébé avec l'eau du bain en dictant leur loi.
Néanmoins, au-delà de ces réformes techniques, on ne peut pas manquer de s'interroger sur la conception même du marché qui est la nôtre. Entre la théorie économique qui a mis en lumière les conditions strictes dans lesquelles peut fonctionner un marché véritable (multiplicité et diversité tant de l'offre que de la demande, fluidité des transactions, absence de position dominante, etc...) et la pratique inverse des entreprises dont l'un des objectifs les plus courants est précisément d'être " leader " sur son marché, c'est-à-dire de le maîtriser et de dominer ses clients autant que ses concurrents, la schizophrénie est trop grande pour ne pas appeler un retour sur le concept et une nouvelle réflexion sur la régulation des échanges. Et plus généralement il faut se demander si l'on n'a pas eu trop tendance à confondre prix et marché : l'existence de l'un n'implique pas toujours celle de l'autre.
La tyrannie du court terme ou l'incitation à mentir
Les marchés n'aiment pas attendre, et pour un trader, la semaine ou le mois prochains sont déjà bien loin. Alors que dire de l'année et du rythme traditionnel des comptes... ? Ils sont insatiables de prévisions, toujours renouvelées, toujours plus vite au motif que les investisseurs ont le droit de savoir immédiatement tout ce qui pourrait influencer la valeur des titres qu'ils possèdent. Donc il n'est plus question d'attendre l'arrêté annuel : les résultats des entreprises doivent être suivis sinon au jour le jour, ou du moins au trimestre, et publiés toujours plus rapidement.
Il est cependant bien rare que les activités, les produits et les charges ne subissent pas une certaine saisonnalité ; sans parler de calculs comme celui de l'impôt qui, en l'état général du droit partout dans le monde, ne sont faits avec pertinence qu'à l'année. Pour surmonter la difficulté, il n'y a pas d'autre solution que de retraiter les chiffres en permanence : désaisonnaliser les recettes, abonner les charges, lisser les à-coups, tirer des moyennes, le tout en multipliant les hypothèses et les calculs internes. Ce que les contrôleurs de gestion font couramment à l'intérieur de l'entreprise où les informations communiquées peuvent rester confidentielles et être accompagnées des explications que les praticiens du métier sauront interpréter, et jamais sans précaution, a été généralisé et rendu public sur les marchés en le revêtant d'une vertu qu'il n'a pas. Tous ceux qui se sont livrés à ces exercices indispensables savent qu'on s'éloigne rapidement de la rigueur comptable, que ce n'est pas sans risque d'erreur et que toute correction nécessite beaucoup de soin. Les transformer en exercices répétés de communication publique sur les résultats, c'est se piéger : comment faire machine arrière quand on s'est trompé ? Et puisqu'on a commencé de triturer les chiffes pour élaborer les informations attendues, pourquoi ne pas continuer pour se donner raison malgré tout ? En demandant de communiquer non seulement des paramètres d'activité mais aussi des résultats trimestriels, de calculer sans délai toutes les conséquences des évènements importants, de réviser les stratégies au moindre accident, les opérateurs de marché ont poussé les entreprises au crime : celles-ci l'ont commis, quoiqu'elles n'en aient pas l'entière responsabilité. Elles devront néanmoins apprendre à y résister.
Toujours plus ou la course à l'abîme
Remontant des causes prochaines aux causes profondes, il faut s'interroger sur le moteur macro-économique qui a entraîné de telles déviances. Celui qui apparaît en filigrane de façon constante est la règle sacro-sainte des 15% de rentabilité sur fonds propres. Pour apparaître digne d'intérêt aux yeux des marchés, une entreprise se devait d'afficher un tel ratio et de le faire croître, quels qu'en soient les moyens. Qu'il soit possible de l'atteindre est incontestable. Mais partout et toujours, non ! La théorie économique a démontré que sur la longue période la rentabilité moyenne du capital investi était égale au taux de croissance de l'économie, bien entendu corrigé de l'inflation, et majoré d'un taux de risque qui est fonction du secteur d'activité. Quand l'inflation dépassait 7 ou 8%, un niveau aussi élevé pouvait se justifier ; mais nous avons oublié collectivement de rajuster nos références avec le retour de la stabilité des prix, depuis 10 à 15 ans.
Pour forcer le destin, il n'y a que deux moyens : réduire les fonds propres ou se débarrasser de tout ce qui pèse.
Le premier a conduit nombre d'entreprises à racheter leurs propres actions (souvent fort cher), à rembourser leurs actionnaires, et à accroître leur endettement en profitant de la baisse des taux d'intérêt ; d'où des niveaux d'endettement astronomiques que révèlent aujourd'hui leurs comptes et des charges financières démesurées. Afin de le réduire au moins en apparence, certaines ont succombé à la tentation, parfois devenue irrépressible, de déconsolider leur dette au travers de montages financiers qui leur reviennent en boomerang : qu'ils aient été adossés à des garanties que la débâcle boursière empêche de fonctionner ou que leur caractère clandestin soit démasqué, les barrières érigées ne sont jamais étanches ou finissent par céder contraignant leurs auteurs à réintégrer ces opérations dans leurs bilans aux pires conditions. Quant à celles qui s'étaient contentées de l'aubaine du crédit bon marché, elles sont à présent victimes de cet enchaînement redoutable où les enferme la chute des cours de bourse : tout d'abord les actifs qu'elles ont acquis voient leur valeur fondre et ne couvrent plus les dettes qui ont servi à les financer ; ensuite la part la plus courte des emprunts vient vite à échéance, révélant le déséquilibre des bilans ; enfin ce déséquilibre et la perte de valeur de leurs actions se traduisent par une moindre solvabilité et donc une dégradation de la notation financière qui, au minimum, renchérit le coût des emprunts, éventuellement les oblige à rembourser par anticipation ceux qui avaient été émis et empêche enfin de les remplacer ou de lever des capitaux en bourse. Les grands opérateurs téléphoniques sont aujourd'hui tous dans cette situation. La cessation des paiements est parfois au bout de la route.
Le second moyen, très en vogue parce qu'il avait l'apparence de la bonne gestion et du dynamisme dans un monde atteint d'instabilité chronique, s'est traduit par ces vagues de restructurations massives, ces dégraissages, ces virages stratégiques opérés tous les deux ou trois ans en fonction des modes et dont Vivendi fournit une assez belle illustration. Non qu'une remise à niveau n'ait été nécessaire pour beaucoup de grands groupes qui avaient grossi dans tous les azimuts ou pris du retard sur les évolutions techniques et les progrès de productivité imposés par les nouveaux acteurs, les modifications de la demande, etc. Mais dans bien des cas il s'est principalement agi de mécano financier dont les effets apparents ont occulté la perte de substance subie par les activités de base. Pour rester sur l'exemple précité : il est certainement plus flatteur d'opérer dans l'audiovisuel et les télécommunications que de se concentrer sur la distribution de l'eau ou le ramassage des déchets ; mais ce sont précisément ces secteurs qui alimentaient le groupe Vivendi en cash-flow et lui avaient permis de parvenir au niveau mondial. Pour avoir perdu de vue ce principe de réalité et préféré la fascination des ratios de valorisation, ce groupe est entré dans une tourmente difficile à maîtriser. La réalité est en train de se venger, car " les faits sont têtus ". Une bonne part de ce qui a été ainsi fait va ou devra être défait . Surnageront d'abord celles des entreprises qui, moins médiatiques et moins bien considérées aux jours fastes, ont privilégié leurs métiers et le service de leurs clients.
Lorsque Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale, mettait en garde contre " l'exubérance irrationnelle des marchés ", il ne faisait pas autre chose que de rappeler à chacun ces vérités très prosaïques, trop peut-être pour être entendu au moment où il proférait son avertissement. L'effondrement des bourses ne fait que remettre les pendules à l'heure. Mais à quel prix !
Vers une éthique de la responsabilité
J'emprunte délibérément à Max Weber cette expression pour la détourner du sens qu'il lui avait donnée et qui a souvent servi aux hommes politiques comme aux dirigeants d'entreprise de paravent respectable à une morale élastique autorisant des comportements qui l'étaient beaucoup moins. Je souhaite lui restituer son sens obvie, selon lequel il faut assumer les conséquences de ses actes. Je conviens que ce n'est pas une mince affaire à une époque qui cultive plutôt l'irresponsabilité ; surtout quand ces conséquences sont incommensurables à leurs causes.
Quel mode de gouvernement pour les entreprises ?
C'est à ce niveau qu'il faut examiner la question des conseils d'administration et de ce que l'on baptise désormais du néologisme de " gouvernement d'entreprise " par une analogie qui n'est pas gratuite avec la vie politique. Certes, lesdits conseils exercent une fonction essentielle de contrôle ; mais à l'intérieur et non à l'extérieur de l'entreprise dont ils font incontestablement partie.
Il est habituel de considérer que les conseils ne sont que des chambres d'enregistrement, qu'ils contrôlent peu la direction générale à laquelle ils sont largement soumis, et qu'ils sont souvent peuplés d'amis, de confrères, voire d'hommes de paille, en tout cas qu'ils sont trop complaisants. D'où le consensus sur trois réformes qui ne sont plus discutées : d'une part qu'y entrent des administrateurs dits " indépendants " ; d'autre part que le nombre de mandats susceptibles d'être exercés simultanément par un même individu soit limité ; enfin qu'ils se dotent d'organes propres, distincts de ceux de la société pour leur faire contrepoids, sous forme de comités chargés en particulier de l'audit des comptes et de la rémunération des dirigeants. À première vue, elles semblent judicieuses et je ne m'étendrai pas sur les avantages réels qu'y voient leurs promoteurs. Mais est-ce une panacée ?
A la suite du rapport Viénot de 1996, nombre de grandes entreprises françaises les ont plus ou moins mises en œuvre. L'expérience ne semble pas totalement concluante. S'agissant des administrateurs indépendants, une précision s'impose : a priori, l'indépendance est recherchée à l'égard des dirigeants afin de mettre un terme aux méfaits du copinage, mais évidemment pas à l'égard des actionnaires qui les nomment. Bien au contraire, on voit se dessiner une réaction de ces derniers qui veulent être sûrs que ce sont leurs intérêts qui sont pris en compte. À l'expérience cependant, les administrateurs dits indépendants se révèlent souvent moins curieux et moins compétents que des chefs d'entreprises, des banquiers ou des experts qui, parce qu'ils sont aux affaires, savent de quoi ils parlent et quels sont les risques qu'ils encourent. Reproche-t-on à ces derniers leurs liens avec l'entreprise au conseil de laquelle ils siègent ? Est-ce vraiment répréhensible de leur part d'en promouvoir l'intérêt et de la favoriser d'alliances profitables ?
En réalité, l'analogie avec le gouvernement politique crée une confusion. Le conseil d'administration n'est pas l'équivalent d'un parlement chargé de contrôler l'action du gouvernement : nommé par les actionnaires qui sont, rappelons-le, les propriétaires de la société, il les représente, il en est le mandataire ; plus encore, c'est lui qui nomme la direction générale avec laquelle il a pour premier devoir d'être en symbiose afin de l'épauler dans l'exécution d'une stratégie qu'il a approuvée. Bien sûr, il est souhaitable d'améliorer l'information dont il dispose, souvent trop sommaire, et de laisser à ses membres davantage de temps (la limitation du cumul des mandats devrait y contribuer). Mais ce serait se tromper que d'en faire un contrepouvoir au sens usuel du terme : soit le conseil fait confiance aux dirigeants qu'il a nommés, quitte à les questionner sans complaisance, soit il les remplace, mais il n'a pas à se substituer à eux dans leurs appréciations et leurs décisions de gestion, sauf à paralyser l'entreprise.
Derrière cette question s'en profile une autre plus grave. Comme l'a fait observer M. Alan Greenspan devant la commission bancaire du Sénat américain au mois de juillet dernier , la question est celle de la nature de l'actionnariat des entreprises cotées en bourse et dont le capital est largement diffusé : " les actionnaires se comportent maintenant de façon générale dans une pure logique d'investisseur et non de propriétaires des sociétés... (Ils sont incités) à vendre leurs titres quand ils ne sont pas satisfaits des dirigeants plutôt qu'à régler les problèmes. Cela a placé de facto le pouvoir dans les mains des PDG... ". La constatation que près de la moitié du capital des entreprises française cotées à la bourse de Paris (à l'instar d'ailleurs des autres places européennes) est entre les mains d'investisseurs étrangers fait référence à une réalité identique : la plupart sont des organismes de placement collectifs (au sens générique du terme), caisses de retraites, fonds de pension, compagnies d'assurances, OPCVM, qui n'ont aucun appétit ni aucune compétence pour la gestion des entreprises et dont le premier devoir est de protéger et rentabiliser l'épargne que leur ont confiée leurs mandants.
Cette évolution est incontestable ; mais justifie-t-elle le remède préconisé, du moins dans sa version la plus radicale ? Je ne le pense pas. Sauf à vouloir tordre le droit des sociétés d'une façon abusive, l'actionnaire, qu'il soit durable ou opportuniste, reste encore le propriétaire et encourt de ce fait le risque de perdre son investissement en contrepartie de quoi il est l'ultime bénéficiaire des profits. En revanche, elle révèle que nous sommes parvenus aux limites de ce que permet le contrat de société tel que nous le connaissons : ce contrat n'est aujourd'hui conclu qu'entre les apporteurs de capitaux ; mais il monopolise l'expression juridique de l'entreprise qui n'a pas d'existence en dehors de lui ; tous les autres partenaires ne sont que des créanciers ! Pour remédier au décalage manifeste entre la réalité de l'entreprise et le cadre juridique désormais trop réducteur dans lequel elle est enfermée, il serait judicieux de distinguer en droit, d'un côté la société de capitaux dont les actionnaires sont les membres, et de l'autre l'entreprise proprement dite dont on voit bien qu'elle est plus vaste et plus riche, riche de ses dirigeants, de leurs collaborateurs, de ses savoir-faire, de ses clients et fournisseurs, mais qui, nulle part, n'a de consistance juridique bien qu'elle recèle l'essentiel de la consistance économique et humaine . Par suite, les rapports entre l'entreprise et les apporteurs de capitaux pourraient être contractuellement définis de sorte que leurs obligations et leurs droits respectifs soient mieux proportionnés à la réalité et que chacun se voie attribuer une responsabilité qu'il est en mesure d'assumer. Le chemin est incertain, mais il offre la seule piste identifiée qui permette peut-être de surmonter la contradiction sur laquelle bute désormais la gestion de toutes les grandes entreprises, notamment celles qui sont cotées ou, plus généralement, dont l'actionnariat est séparé de la direction générale.
La restauration de la confiance repose sur les épaules des dirigeants des entreprises
Nous sommes parvenus à la pointe ultime de notre sujet. Ce disant, je ne cède pas à cette mode médiatique de la personnalisation, mais je formule deux constatations.
A la différence du monde politique ou administratif, le monde de l'entreprise est profondément marqué par les décisions individuelles de chacun des acteurs : les hommes et les femmes qui y travaillent sont en prise directe les uns sur les autres, pour le meilleur et pour le pire. À telle enseigne que beaucoup de " boîtes " finissent par ressembler à leurs " patrons ", progressivement formées ou déformées non seulement par leurs comportements et leurs manières d'être mais aussi par leurs références philosophiques et morales, fussent-elles implicites. Si le patron est flambeur ou si sa seule valeur est l'argent, il y a fort à parier que son entreprise finira par se comporter à l'identique ; et inversement s'il est modeste ou exigeant envers lui-même. Tout simplement parce qu'on s'entoure naturellement de collaborateurs qui vous ressemblent peu ou prou, les autres n'y trouvant pas leur compte ni leur place longtemps.
Ma deuxième constatation provient de la primauté du cadre contractuel dans la vie économique : par définition le contrat comporte un échange, en principe équilibré, de droits et d'obligations et induit naturellement la responsabilité personnelle de chacune de ses parties. Il est donc normal de demander des comptes aux dirigeants. C'est dans cette perspective qu'il faut placer les réactions extrêmement violentes qu'ont eues les autorités américaines depuis plusieurs mois à l'encontre des dirigeants des grands symboles que furent Enron ou Worldcom tombés en déconfiture. Lorsque M. Alan Greenspan, au cours de sa déposition précitée devant la commission bancaire du Sénat, a prononcé son réquisitoire contre les dirigeants " cupides " et la " criminalité d'entreprise " ou lorsque la SEC (Securities and Exchange Commission) lance des poursuites pénales contre nombre d'entre eux, ils ne font qu'exprimer ce sentiment viscéral d'avoir été trompés. Sentiment d'autant plus fort aux Etats-Unis que c'est un des symboles mêmes de la société américaine, celui de la réussite de l'entrepreneur, qui a été ébréché. La défense esquissée par les intéressés qui s'abritent derrière leur ignorance des malversations qui leur sont reprochées n'est ni crédible ni sérieuse : elle n'est pas crédible parce que l'arrêté et la présentation des comptes ne peuvent pas se faire sans qu'ils y participent activement compte tenu des enjeux qu'ils revêtent ; elle n'est pas sérieuse parce que leur fonction de dirigeants leur impose d'assumer cette responsabilité, ne serait-ce qu'en raison des contreparties, financières ou autres, dont elle est assortie.
C'est pourquoi la SEC, en application d'une loi récente votée par le Congrès américain, vient d'introduire une obligation de certification de la véracité et de la sincérité de leurs comptes mise à la charge des dirigeants des entreprises cotées, assortie de sanctions pénales dont le levier principal sera la sanction du parjure dont on connaît la force dans le contexte américain . Sans doute était-elle nécessaire pour faire prendre conscience de leurs responsabilités aux intéressés ; mais sera-t-elle suffisante ? On peut en douter. Le droit pénal français comporte un dispositif comparable avec la répression de la présentation de faux bilan. À l'expérience, elle se révèle difficile à mettre en œuvre, non pour des raisons de principe ou des réticences coupables de la part des juges, mais parce que la matière se prête mal à la caractérisation et à la personnalisation de l'infraction, sans parler des problèmes de preuve, comme le montre la durée interminable de l'instruction de l'affaire relative aux comptes publiés par le Crédit Lyonnais en 1991,1992 et 1993 .
C'est sous cet éclairage que je souhaite aborder la question des " stock-options " puisqu'elle a manifestement pris une part importante dans le processus incriminé. Le point critique n'est pas de savoir si le coût des " stock-options " doit être comptabilisé. Il est évidemment souhaitable qu'il le soit pour la clarté de l'information, bien que ce puisse être techniquement malaisé : si les options portent sur des actions que l'entreprise rachète sur le marché pour les revendre à ses dirigeants, il n'y a pas de difficulté particulière à mesurer et enregistrer le différentiel de prix ; en revanche il y en a davantage si elles portent sur des actions à émettre dans la mesure où l'entreprise ne subit pas une charge mais un moindre versement de fonds propres tandis que les actionnaires en place enregistrent une dilution et, partant, une dévalorisation de leur investissement.
Le point critique se trouve dans l'ampleur de ces " stock-options ". Que les dirigeants, les cadres, voire une grande partie du personnel en bénéficie n'est pas a priori illégitime : compte tenu du contexte juridique en vigueur et de ses limites que j'ai évoquées ci-dessus, c'est même un assez bon moyen d'en faire les parties prenantes d'une entreprise qui ne peut s'exprimer que par le capital. Par contre, lorsqu'elles atteignent les montants faramineux qui ont été annoncés , qu'elles sont assorties de conditions de durée ou de prix trop lâches ou qu'elles représentent une part prépondérante de la rémunération des dirigeants, il est inévitable que le cours de bourse devienne vite l'alpha et l'oméga de la gestion et qu'ensuite leurs bénéficiaires gèrent la levée de leurs options en fonction de l'opportunité d'un moment qu'ils sont les mieux en mesure d'apprécier : par construction, ils seront toujours initiés et ne pourront pas s'en défendre. De fait on n'a pas constaté lors des affaires récentes qu'ils aient sacrifié leurs intérêts personnels. Il n'est donc pas raisonnable de les soumettre à une tentation qu'il faudrait être héroïque pour surmonter : s'il est normal que leur rémunération soit élevée et qu'ils soient intéressés aux résultats de l'entreprise, une certaine modération, la diversité des moyens (salaire fixe, part variable indexée sur les paramètres d'exploitation et la réalisation des objectifs, avantages en nature, options sur le capital, etc.) et leur combinaison sont un garde-fou dont on mesure aujourd'hui l'importance. À défaut d'une révision des méthodes de rémunération et d'une plus grande modération, alors que l'opinion publique a été révulsée par le comportement de certains dirigeants fautifs, les décisions de gestion de tous les autres resteront suspectes et s'instaurera un climat de défiance qui est bien prêt de submerger l'ensemble des entreprises.
Reconstruire l'esprit d'entreprise
En fin de compte, la crise que nous traversons est bien une crise de confiance. Au-delà des mécanismes qui l'ont déclenché et de ceux par lesquels elle se propage, elle révèle les faiblesses humaines qui en ont été le moteur. Les réformes proposées, qu'elles concernent les organes de contrôle, la comptabilité, le gouvernement d'entreprise ou les marchés, seront utiles ; mais moins qu'une réforme des mœurs. Je récuse certes l'idée que celle-ci puisse être imposée de force au moyen de carcans juridiques ou institutionnels qui, pour être extérieurement efficaces, n'en seraient pas moins contraires aux valeurs de liberté et de responsabilité sur lesquelles notre vie économique est fondée à bon droit. Mais je ne tomberai pas non plus dans l'angélisme qu'illustrerait un simple appel aux bonnes volontés. Au demeurant, beaucoup de chefs d'entreprise sont honnêtes, loyaux, modestes et attachés au bien commun de la collectivité dont ils ont la charge. Mais il est parfois bien difficile de lutter seul contre l'air du temps et la pression qu'exercent les idées dominantes ou les mœurs environnantes. C'est pourquoi j'appelle de mes vœux une réforme de l'entreprise, c'est dire de ses valeurs fondatrices et de ses modes de fonctionnement, qui lui permette de s'extraire d'un climat où l'argent est roi : car c'est un tyran. Les dirigeants y ont un rôle essentiel à jouer, de réflexion et de proposition, pour éviter que d'autres ne s'en emparent à leur détriment : ils ne peuvent plus considérer que c'est une question superfétatoire où ils gaspilleraient leur énergie et que seules leurs affaires comptent.
Oui, ils ont un rôle politique à assumer dans la cité, qui n'est que le corollaire de la place essentielle qu'y ont prises les activités économiques. L'entreprise ne peut s'abstraire de la société dans laquelle elle se meut et dont elle crée la richesse : il ne s'agit évidemment plus de s'attacher les faveurs de telle ou telle personnalité qui brigue les suffrages, de financer tel ou tel parti ; encore moins de se livrer à un lobbying occulte pour favoriser tel ou tel intérêt particulier, conclure un contrat juteux ou forcer la main de quelque décideur public. Le temps de ces méthodes est révolu après qu'ont été mis en lumière les méfaits de la corruption et la perversion du mélange des genres. Par contre le temps qui est venu est celui où les décideurs économiques, sans fausse honte de leur poids et de leurs responsabilités, ont à intervenir publiquement sur les valeurs auxquelles ils sont attachés, et sur les moyens d'en permettre l'émergence ; débat public dans lequel ils seront confrontés à des oppositions fortes et où ils seront contestés à raison même de leurs activités. Mais débat où nul autre ne pourra occuper leur place.
Dans cette reconstruction de l'esprit d'entreprise, la première étape à franchir est celle de la crédibilité : elle a été sérieusement entamée. C'est pourquoi les dirigeants doivent au préalable assumer les exigences de transparence qui leur sont adressées, sans barguigner et sans faire l'économie d'un certain nombre de réformes qui ont été abondamment évoquées au cours des derniers mois, quoiqu'il leur en coûte dans leurs habitudes et dans leurs façons d'être. Il y a urgence et le temps est mesuré.
Fr. de L.L., juillet 2002/février 2003