Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
" - LE CYCLE EST : le moine, le gentilhomme, l'ouvrier. – Et après ? – Plus rien... les barbares. " Ce " plus rien " que Jean de La Varende mentionne dans Nez-de-Cuir a le goût cataclysmique d'une chute dans un gouffre vertigineux.
La barbarie évoque des hordes sans foi ni loi hors de notre limes, une terra incognita effrayante, une régression et une dégénérescence. Cette barbarie, loin dans le passé ou l'espace, est à nos yeux cette " antithèse de la civilisation " à laquelle il nous semble impossible de retourner sans faire le constat de décès d'un monde, le nôtre. Dans l'imaginaire contemporain, nous sommes dans une constante progression arithmétique vers la perfection sociale. Aller simple vers le bonheur malgré les régressions " accidentelles " des guerres.
Or des micro-événements " normaux " montrent pourtant que nos sociétés occidentales et démocratiques font structurellement des petits pas vers la barbarie. En toute sincérité (cet argument des complices ou des naïfs), par renoncements " mineurs " successifs, nous dérivons vers une civilisation ayant perdu ses défenses immunitaires, au moment où la proclamation des grandes valeurs est la plus forte. Ce phénomène marque autant les sociétés que les individus : " Qui que je sois, je dois le savoir, les circonstances aidant, il ne me faudra pas plus d'un quart d'heure pour sombrer dans la barbarie, pour faire de moi un tortionnaire. L'urgence d'une culture morale est ici fort claire : il s'agit de faire reculer au maximum l'échéance du quart d'heure ".
À partir de quel petit pas franchit-on le seuil de l'innommable ? La réponse implique une pause dans le quotidien des jours, une remise en question, une analyse de ce qui fait le propre de nos sociétés. Exigence fondamentale qui semble être le début d'une voie vers la sagesse . En effet,
la question qui se pose à nous maintenant est de savoir si subsistent, en notre monde, les racines d'une barbarie inouïe, si en méconnaissant les racines nous les laissons proliférer peu à peu, comme à petits pas, de sorte qu'un jour nous basculerions à nouveau dans l'abîme. Quand on est au bord du gouffre, il suffit d'un petit pas pour basculer. La difficulté est que nous ne savons pas exactement où est le bord du gouffre, nous en connaissons vaguement la direction.
La définition du curseur de la civilisation est au cœur des entretiens d'Isabelle Richebé avec Guy Coq, philosophe et membre du comité de rédaction de la revue Esprit.
Le point de rebroussement
Avant son engagement militant à gauche, Guy Coq eut une foi profonde. Puis la " dégradation de la mystique " prédite par Charles Péguy le conduisit à revendiquer le messianisme terrestre contre le céleste. Après 1968, où il atteignit un " point de rebroussement ", il revint aux principes de la " culture héritée " et abandonna cet absurde principe de rupture avec le passé, " taquet " au-delà duquel s'enclenche un mécanisme de barbarisation. Cette double renonciation à 68 et à la Cité céleste le conduisit à la nuit de la foi, cette marée basse où naît sans doute l'impérieuse nécessité de ne plus remettre indéfiniment à plus tard le choix sur l'essentiel. Il fit le constat que le mépris du politique est une attitude suicidaire conduisant à la barbarie, mais
sur le moment, beaucoup de témoins la vivent sans la reconnaître. De plus, la connaissance des barbaries passées ne me permet pas de préfigurer celles qui menacent. L'histoire ne se répète pas, le pire surgit là où l'on ne l'attendait pas. Et parfois, il garde longtemps le masque du bien.
La difficulté de cette reconnaissance vient très certainement de ce que nos sociétés contemporaines occidentales ont une grande naïveté de croire que les évidences du monde sont solides et naturelles. Idée classique du progrès perçu comme une avancée irréversible et cumulative que l'auteur réfute et dont le XXe siècle aura eu raison. Dès lors, il n'aura de cesse de traquer ces " signes des temps " qui peuvent nous conduire à une nouvelle barbarie.
La démocratie, combien de divisions ?
Le début de l'ouvrage est centré sur la recherche d'un monde commun à travers l'éducation. Sur ce point là, l'auteur dénonce l'idée reçue qui voudrait que l'Éducation – version nationale – soit le premier rempart contre les dérives barbares. Il milite pour la limitation de l'ouverture de l'école sur le monde. " Un excès d'ouverture à l'actualité risque de l'asservir à la société du moment, alors que son but est de préparer l'enfant à un futur dont on ne sait pas ce qu'il sera. " Selon lui, la barbarie viendrait du refus de marquer les frontières, en mêlant et mixant tout. On reste " surpris " par ce discours " réactionnaire " qui, il y a quelques mois encore, aurait été voué aux Gémonies. Tout se passe comme si la vérité ne pouvait sortir que de la bouche des " repentis " de 1968 qui considèrent que le réveil est brutal et sonnent l'alarme, au grand dam des gardiens du temple comme en témoigna à l'automne dernier le " rappel à l'ordre " de Paul Lindenberg . Guy Coq dénonce aussi l'invasion absurde du tout démocratique à l'école dans ce grand refoulement de l'excellence auquel pousse le système actuel par les filières uniques . Pour lui, la démocratie n'est pas pour l'école : " Paradoxe selon lequel l'éducation à la liberté passe par des aspects non libres, non choisis, autrement dit la culture nécessaire à la démocratie n'est pas démocratique. "
L'apprentissage de la démocratie, au sens noble du terme, est une affaire qui ne doit pas être laissée aux démocrates. Cet apprentissage est long, fragile, et toujours soumis à une vocation élitaire. Pour sauver la démocratie, en somme, combien faut-il de démocrates ?
La fin de la fin de l'histoire
L'auteur considère que le pire est toujours possible et que notre civilisation peut courir droit à l'abîme en méconnaissant le principe de conservation qui veut qu'une " civilisation doit avant tout veiller aux causes internes de sa propre destruction ". Parmi les risques auxquels nous sommes exposés, il mentionne bien sûr le dérapage " tocquevillien " des sociétés démocratiques dans une forme de totalitarisme qui viendrait de l'intérieur d'elles-mêmes ; ensuite cette naïve et insouciante évidence démocratique de " fin de l'histoire " et enfin, la faiblesse de penser que tout problème se trouve réglé par l'extension de la démocratie, nous l'avons vu à travers le filtre scolaire. Seule une société dynamique préexistante peut, dans sa sphère politique, être démocratique, non l'ensemble des instances, institutions et liens sociaux qui la composent et en font le tissu vital. Inverser le processus conduit à l'éclatement.
La tâche primordiale est donc de renouveler les conditions culturelles de la démocratie. D'abord en retrouvant la conscience du politique et du bien commun. Ensuite en effaçant l'occultation du politique, reflet d'une panne de la pensée politique conforme aux observations de Paul Thibaud : " La politique disparaît quand on ne voit plus de sujets collectifs tenter de maîtriser l'avenir. L'utopie d'une démocratie sans engagements, donc sans politique. "
Existerait-il pour l'auteur une fin du cycle démocratique ? Des signes pérennes lui laissent penser que le risque de l'évidence met en danger cette forme de gouvernement, en particulier par la prédominance sans relâche de l'économique sur le politique. D'où une interrogation forte sur ses conditions de pérennité.
L'urgence serait également à reconstituer une représentation de ce qui fonde l'unité d'une société, à l'opposé d'un multiculturalisme gangreneux. Pour cela, souligne-t-il, " l'idée républicaine reste pleine de ressource. Au demeurant, on n'a rien pour la remplacer. Ceux qui la condamnent oubliant qu'elle vaut mieux que telle de ses réalisations historiques, comprennent-ils cela ? "
C'est vite faire l'impasse sur dix siècles de rois qui ont constitué l'unité nationale autour de leur personne. La République, n'en déplaise à Guy Coq, n'est pas la seule forme de " contrat social " disponible pour gérer et administrer le bien commun. L'auteur affirme ensuite la nécessité de fonder l'État comme réalisation de la capacité de décision dont une société a besoin. Un État fort qui légitimerait le monopole de la violence, indispensable contrainte pour éviter que lorsque le juste est faible, " on décrète que le fort soit le juste " (Blaise Pascal). Mais Guy Coq est trop exclusif en faisant de l'État la seule instance de régulation face à la mondialisation. La subsidiarité dévolue aux corps intermédiaires serait-elle donc un concept trop immature ? Par contre, il revendique pleinement l'affirmation des " sujets collectifs historiques " que constituent l'État et la nation. À ce titre, il condamne avec fermeté la dérive actuelle de la construction européenne vers une Europe des régions, source de nouvelles légitimités du racisme, et affirme qu'il faudra sans doute revenir à l'idée de Nation pour revaloriser la politique, tant l'actuelle " idée européenne " se construit sur un nominalisme ambiant.
Retrouver l'enracinement
La reconquête de la forme démocratique de gouvernement ne serait rien sans une ré-appropriation et un assainissement de la mémoire, élément de cohérence. " Tout se passe comme si la société moderne connaissait un éternel présent, dont la seule traduction saisissable serait l'émiettement dans les multiples instants du prisme médiatique. "
Il s'ensuit une évolution vers " un conglomérat instable entre des minorités qui ne se situent jamais dans un horizon commun ". Belle affaire si ce n'est que ce domaine de la mémoire est l'enjeu d'âpres batailles dans notre pays. Quelle mémoire faut-il retrouver ? Les amnésies et hypermnésies actuelles sont peu propices à la formation d'une mémoire commune. Guy Coq propose de retrouver, selon la formule de Paul Ricœur, une " politique de la juste mémoire " qui, à l'opposé de l'actuel pénible retour du refoulé, s'opposerait à la progression de la barbarie : " Un pays sans mémoire meurt, il dévalue ses héritages, sa civilisation, et consent d'avance à la barbarie, à une destruction d'humanité ". Une telle politique remettrait en marche les pendules aujourd'hui arrêtées à la Seconde Guerre mondiale. En exemple, l'auteur stigmatise l'attitude complaisante de François Mitterrand à l'égard des Serbes et le mauvais traitement de la mémoire qui y fut associé, laissant la place à la Barbarie.
Mettons-y un bémol car d'une part, en ce domaine des conflits balkaniques, la mémoire des peuples est omniprésente et d'autre part, la barbarie ne fut pas unilatérale... ce qui ne l'excuse pas. La fidélité à un héritage n'est jamais un pénible retour du refoulé ! Cela vaut pour les nations comme pour le continent car une " Europe construite sur des nations malades de leur mémoire sera exposée à tous les risques de dérives barbares ". L'auteur souligne que cette " juste " mémoire contemporaine resterait cependant exposée à un risque d'interprétation. Ainsi de la dérive des principes républicains " Liberté, Égalité, Fraternité " , qui désignent " le récit d'une histoire menant à l'émergence dans la conscience commune de certaines valeurs : la notion même d'égalité est un choix anthropologique et s'écroule si elle ne s'appuie pas sur la reconnaissance de la dignité de chaque humain, sur le respect de l'humanité en chaque homme ". Les dérives de la bioéthique entrent de plein fouet en conflit avec ce qui est pourtant inscrit dans la pierre. La relativisation de l'humanité peut faire fi d'un sain travail de mémoire et déboucher sur un eugénisme de convenance, consensuel, non-violent en apparence, mais marqué au fer du totalitarisme .
Ce travail de la mémoire n'a pour finalité intrinsèque que d'enraciner les personnes dans un terreau sociologique car dans les sociétés modernes, où l'individu est sacralisé à outrance et la société plutôt dévalorisée, on n'assiste pas à la libération d'un individu : " L'on observe plutôt un individu désaffilié, déraciné. " Là encore, l'auteur détecte une crise, car l'individu ne peut à lui seul remplir les rôles qui étaient auparavant assignés à la société. La perte de l'appartenance sociale valorise des différences et des regroupements identitaires qui se pervertissent : " Il y a perversion d'une identité collective à partir du moment où, pour se réfléchir et s'affirmer, elle a d'abord besoin de nier, voire d'éliminer l'identité collective des autres, et souvent en même temps, leur humanité. " Or l'appartenance collective enrichit l'individu et évite les dérives barbares. Aujourd'hui, " les élites nationales sont entrées dans une phase de profond mépris pour tout ce qui concerne l'identité collective nationale, elles pratiquent la fuite en avant européenne : vite un État européen coiffant la multitude bariolée des folklores régionaux. Cette position est porteuse de drames futurs ". La paix en Europe a été conclue par les nations historiques. Exclure désormais celles-ci pour promouvoir les régions serait une lourde erreur, nous l'avons vu.
Les sociétés actuelles souffrent enfin d'un manque de sens politique par occultation des réalités politiques. Guy Coq reprend à son compte le concept d'antipolitique formulé par l'américain Dick Howard, concept par lequel les masques de lecture des actions sociales, masques éthiques et économiques, sont des tentatives de dépasser les oppositions constatées dans les sociétés. Le marxisme en est l'illustration la plus flagrante du XXe siècle mais ce concept d'antipolitique permet également de mettre en exergue les symptômes de dérives totalitaires des sociétés. L'auteur estime que les prédictions d'Annah Arendt sont toujours d'actualité, même en l'absence de culte du chef :
La société individualiste me paraît moins bien protégée que la société hiérarchisée. Là où les médiations disparaissent, là où la fascination médiatique exerce un despostisme doux, là où les structures intermédiaires et les institutions s'affaiblissent, le culte du chef peut ressurgir avec une rapidité effarante. La démocratie d'opinion, au moment où elle anémie toute autre forme démocratique, est le stade où la démocratie est la plus vulnérable.
Les valeurs universelles
Le XXe siècle a fait l'apprentissage de la barbarie à une échelle insoupçonnée, mettant en jeu les fondements mêmes de la civilisation. La vérification tragique de la formule de Paul Valery sur les civilisations mortelles a laissé la place à un désir manifeste de proclamer notre attachement à des valeurs essentielles au premier rang desquelles l'auteur place la laïcité, comprise comme le partage d'une morale commune affichée, c'est-à-dire sans cette neutralité ambiguë de l'État, particulièrement dans les questions éthiques. L'acceptation d'une morale commune signifie aussi l'acceptation d'un héritage marqué par le christianisme. Loin d'être incompatible avec la laïcité, cela est vécu par certains comme une marque infamante de " retour à l'ordre moral ". Aboutissement pitoyable d'un désintérêt croissant pour la morale " classique " et fruit d'une sacralisation de l'individu et de droits de l'Homme parés de toutes les vertus et sensés répondre à toutes les questions relatives aux valeurs communes. Or donc, dans cette laïcité, quelle valeur adopter puisque l'on reproche à la morale classique son attachement judéo-chrétien ? L'exemple est pris de la dignité humaine. Nul besoin d'être chrétien pour y adhérer mais le travail sur le fondement de cette valeur est toutefois plus qu'important. L'État laïc, mentionne Guy Coq, ne peut que rester neutre quant au fondement philosophique des valeurs, ce qui n'empêche pas les citoyens de décider de fonder des valeurs communes. On pourrait légitimement reprocher à l'auteur une naïveté sur la prétendue neutralité de l'État qui, s'il n'a rien fondé, a tout fait pour détruire la morale traditionnelle à partir de postulats philosophiques dictés par une toute petite partie du corps social.
Selon l'auteur, les valeurs morales ne peuvent être la résultante de l'action politique. Cela ne pourrait être le cas que si tous les membres du corps social ont une éthique personnelle forte antérieure à l'éthique commune. Pour autant il ne s'agit d'exclure la morale commune par la morale personnelle : " Il ne peut y avoir d'un côté, des valeurs communes quasi-objectivées et n'impliquant pas un engagement personnel et, de l'autre, des valeurs personnelles, lieu de la véritable expérience morale et sans lien avec autrui. " Cette dualité des valeurs ne peut être dépassée, selon l'auteur, que par le soin de l'âme cher à Platon et revisité par Jan Patocka : " C'est la rareté désertique de ces hommes travaillés par le souci de l'âme qui détruit l'espérance du peuple dans la politique, qui le voue au désespoir devant son histoire, sa résignation face à la montée des barbaries ". Inscrire les valeurs dans des lois et leur donner force normative serait inverser le problème car " ce n'est pas la loi qui fonde la valeur, c'est l'inverse ".
L'humanisme à l'épreuve des enjeux bioéthiques
Sur le chapitre si sensible de la bioéthique, l'auteur se rapproche des positions du biologiste Axel Kahn : 1/ tout homme doit pouvoir accepter un principe moral parce que sa raison y adhère et 2/ on doit porter un respect absolu à la personne humaine, donc s'obliger à ne jamais la traiter comme un simple moyen. Si l'avancée de la génétique contemporaine laisse en arrière les principes moraux fondamentaux et universellement admis, pour l'auteur, il y a une réelle urgence non seulement à fonder une morale areligieuse, sous peine de voir s'instaurer une barbarie douce , mais aussi à s'engager contre cette forme de mollesse politique qu'est le relativisme philosophique : " Une forme de laïcité bien mal comprise a pu conduire à déduire de la neutralité métaphysique et religieuse une impossibilité de décider sur le plan des valeurs morales. Or, en ce domaine, la neutralité est impossible, l'abstention est toujours complicité avec le pire. "
Le débat sur l'embryon n'en est que plus urgent. Guy Coq recommande à ce sujet la prudence en considérant le zygote comme personne humaine. Même position pour le clonage car c'est le même acte initial qui met en route un clonage dit " thérapeutique " et un clonage dit " reproductif ". On ne peut pas fonder une position éthique indépendamment de la réalité des actes posés. Cette séparation à laquelle recourent certains moralistes, ouvre la voie à n'importe quoi. Dans le champ de la génétique et de la brevetabilité du vivant qui ouvre la porte à la réification de l'homme, il soutient qu'une intervention massive des citoyens est seule susceptible de remettre les choses à leur place, dans un " sursaut républicain ". Encore faudrait-il avoir conscience d'avoir franchi un seuil inacceptable. Combien de temps l'opinion, réticente jusqu'alors à des pratiques contraires à la dignité des personnes, résistera-t-elle à cette pression économique et médiatique ? Contre la dérive, une seule attitude : le maintien d'un absolu respect des valeurs éthiques laïques universelles. Le dire, c'est déjà constater une dégradation avancée de celles-ci !
Le barbare, l'inhumain et le mal
Guy Coq et Isabelle Richebé reviennent enfin, dans leur passionnant entretien, sur la définition du barbare, figure d'altérité hors de l'humanité telle qu'elle est vue par le civilisé. Cependant, depuis les Grecs, la notion d'une humanité unie a été acceptée, en particulier grâce au christianisme. La marque de la civilisation sera même de refuser le qualificatif de barbare. Ce dernier deviendra progressivement le symbole de figures ou de systèmes politiques. Dès lors, la barbarie naîtra lorsqu'une des multiples dimensions qui constitue une société déterminera toutes les autres en dernier ressort. Par exemple, le pouvoir absolu de Staline lui donnait celui de trancher dans l'ordre scientifique. Le défi sera alors de soutenir l'espérance collective sans les utopies et idéaux globalisants.
Au-delà de l'idée, l'auteur souligne que la barbarie repose sur des faits, des situations, des politiques que la raison n'explique pas car le mal qui y est exercé est hors normes. Réfléchir sur la barbarie, c'est aussi s'interroger sur la nature du mal et voir l'immense disproportion qui apparaît entre l'énormité de ce mal et la banalité des hommes qui en ont été les déclencheurs. Le barbare est un homme banal, ce qui rend le mal plus prégnant encore. Le mal n'est pas " hors humanité " mais " en l'humanité ". L'auteur rend compte sans fard de cette découverte :
J'ai connu de longues années de rumination à propos de la question du mal. Et je ne cacherai pas mon bouleversement quand je découvris ce qui rendit nécessaire l'événement extrême de la Rédemption. Je vis alors que la nécessité n'en venait pas de l'immensité visible des très grands crimes commis par une infime minorité des humains, mais plutôt de la moyenne complicité des milliers d'humains à travers la chaîne des générations. Ce qui rendait inévitable la passion et la mort du Logos, du Verbe de Dieu, était l'infinie médiocrité, les maux ordinaires, l'imperfection commune, l'incommensurable accumulation de petites lâchetés vécues par notre cohorte immense d'hommes moyens, ni très bons, ni très méchants. Simplement complices, satisfaits d'être dans la moyenne médiocrité. Car s'il ne s'était agi que d'une minorité de très grands criminels, la sainteté de la grande majorité aurait été un contrepoids formidable.
L'effondrement de la conscience du bien dans l'esprit contemporain, l'abrogation des frontières morales renforce l'étreinte du mal, pieuvre insaisissable et dévorante qui fait germer la barbarie dans le cœur de l'homme, malgré lui. Dans la lutte obscure contre le mal qui s'inscrit naturellement dans le cœur de l'être humain, l'auteur conclut que la seule arme qui prévaut n'est pas la force, mais le don, sans doute parce qu'il n'attend rien, qu'aucune contrepartie n'est possible, que le Mal ne peut avoir de prise contre lui.
Poursuivant sa réflexion, Coq estime que la barbarie vient de ce que nous tenons le monde tel que connu par la science comme une réalité devant laquelle tout le reste (ce reste qui précède cependant les sciences) est apparence. Or c'est ce reste qui dépasse la raison, même si l'éthique fait largement appel à la raison. La " main de fer " de la technique s'aggrave quand la quotidienneté instrumentale prétend devenir le tout de la vie. Selon Patocka, auquel Guy Coq voue une grande admiration, la réduction du monde de la vie à la quotidienneté, l'effondrement des formes culturelles qui assuraient et contenaient la part nocturne de l'humanité mettent la civilisation dans le même état de non-résistance intérieure à la barbarie que celui qui caractérisa l'Europe du XXe siècle. Cet enfermement dans la quotidienneté donne lieu à des régressions collectives. C'est une forme paroxystique d'un retour à l'orgiaque, de la face nocturne de l'homme qui s'enfermait jadis dans la quotidienneté, c'est une trahison de l'héritage européen.
La voie de l'espérance
Trois idées fortes mènent ce livre : d'abord le danger des évidences, ensuite le refus de la fatalité du pire et enfin la démystification sévère de cette croyance à la société parfaite, si négatrice de la condition humaine. Pour Guy Coq, il y aura sûrement dans les conflits à venir des enjeux de civilisation. L'Europe et l'Amérique, qui estiment porter une certaine idée de la civilisation, devraient répondre à ce défi mais, souligne l'auteur, ce ne sont ni la puissance militaire, ni la domination économique qui assurent la pérennité de la civilisation d'une époque. Jan Patocka affirme que " la "polis" grecque meurt d'une évolution intérieure née de la fracture entre l'idéal annoncé d'un État juste et une réalité bien différente ". Ce danger montre bien qu'au final, c'est bien le soin de l'âme qui est central, l'âme des civilisations. En ce sens, l'auteur plaide d'une part pour garder l'espérance au cœur et d'autre part pour une politique de l'engagement, contrepoint essentiel pour sortir l'homme contemporain de la crise qui le secoue dans son rapport avec le spirituel. Aux chrétiens d'y répondre sans se réfugier dans la posture de victimes que prennent certains catholiques, alors qu'ils sont libres de faire rayonner l'Évangile. Guy Coq souligne que si le christianisme est fortement secoué par la société, c'est qu'il gêne, ce qui serait plutôt une bonne nouvelle car il a toujours gêné le monde comme il va. Plus que jamais, l'arbre se reconnaît à ses fruits.
L. M.