Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
APRES SIX SEMAINES DE GUERRE, le président des États-Unis a proclamé il y a quelques jours, la fin des combats en Irak et la victoire de l'Amérique. Tout lui a réussi : l'armée de Saddam s'est volatilisée ; son chef s'est enfui ; le peuple irakien accueille ses libérateurs avec soulagement.
Ceux qui annonçaient un adversaire opiniâtre, un peuple décidé à résister, des combats de rue acharnés, se sont trompés. Fort de son succès, George Bush peut passer à la seconde étape de son projet, la construction d'un Irak démocratique. Nul ne se hasarde désormais à lui crier casse-cou. N'a-t-il pas tous les moyens d'une réussite encore plus éclatante ? La puissance de ses armes interdit toute opposition. Une vaste attente populaire le soutient. Les ressources du pétrole, désormais entre ses mains, lui ouvrent des perspectives illimitées.
Mais les apparences sont trompeuses. Vues de plus loin et de plus haut, le triomphe américain est fragile, ses vraies causes dissimulées, ses suites incertaines. Les lignes qui suivent veulent décrire cette réalité cachée.
Saisi dans l'ensemble des événements qui remuent notre monde depuis dix ans, le conflit irakien n'a rien d'original. Après la Bosnie, le Kosovo, l'Afghanistan, il illustre à son tour la nature de ce que l'on peut appeler la guerre post-moderne, celle de notre époque, par opposition à la guerre telle qu'elle était préparée, exécutée et conclue à l'époque antérieure, que la chute du communisme en 1989 a marqué d'un point final. Notre regard sur le monde n'est plus celui du XXe siècle. Comme il est naturel, l'utilisation de la violence armée obéit à d'autres principes et d'autres passions ; le déroulement des combats suit une autre logique.
Guerre des droits de l'homme
Le point de départ des conflits postmodernes, je veux dire de ceux qui agitent les chancelleries des grandes puissances, émeuvent les opinions publiques du monde entier et finalement mettent en branle les armées de l'Occident, c'est toujours une violation des droits de l'homme vraie ou supposée. L'intervention de l'OTAN en Bosnie a suivi les épurations ethniques reprochées aux milices adverses; la même coalition militaire a attaqué la Serbie pour mettre fin au génocide annoncé des Kosovars ; la guerre d'Afghanistan a été justifiée à la fois par la complicité des talibans avec le terroriste Ben Laden et l'oppression qu'ils faisaient subir aux femmes de leur pays. L'offensive en Irak n'a pas échappé à cette règle : les massacres perpétrés par Saddam Hussein contre son propre peuple ont été, avec la production prohibée d'armes dites de destruction massives, les raisons invoquées par l'Amérique pour lui faire la guerre.
Il est à l'honneur de notre époque d'être plus sensible que tout autre aux droits de l'homme. Elle exige qu'ils soient affirmés et respectés partout, et par la force si nécessaire. Mais, comme chacun sait, notre nature humaine est ainsi faite que nos intentions les plus nobles peuvent couvrir les actions les moins avouables. Nul n'ignore aujourd'hui que le plan génocidaire attribué à Milosevic, plan dont la révélation a précipité l'expulsion de ses soldats hors du Kosovo, était un faux concocté par une officine allemande ; on constate que Saddam n'avait aucune des armes de destruction massive qui empêchaient, paraît-il, la conscience américaine de dormir. La vérité est moins simple que les défenseurs armés des droits de l'homme le proclament. Le droit d'ingérence humanitaire, cette nouveauté juridique voulue par eux, paraît exaltant pour l'esprit. Son application couvre des abus qui le rendent d'une équité douteuse.
Puisque les atteintes aux droits de l'homme sont pour nous le pire des crimes, elles appellent le plus grand des châtiments. Il n'est pas question de traiter avec les chefs d'État, ministres et généraux qui en sont accusés. Leur pouvoir doit être détruit ; eux-mêmes sont arrêtés comme des malfaiteurs, jugés par des tribunaux constitués à cet effet. Ceux qui ont été leurs complices sont chassés des emplois publics de leur pays. Les guerres de Bosnie et du Kosovo ont eu pour prolongement nécessaire les procès de Karadzic, Mladic et surtout Milosevic, auxquels il faut ajouter pour mémoire divers comparses. Nul doute que le Mollah Omar aurait dû répondre de ses méfaits supposés, s'il avait été pris. Si Saddam Hussein et ses principaux collaborateurs sont un jour rattrapés, ils seront traînés à coup sûr devant un tribunal pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Mais les guerres post-modernes sont portées par une exigence morale trop haute pour en être toujours dignes : elles recouvrent des hypocrisies gênantes. On peut, à la rigueur, passer sur le fait que les tribunaux ont du mal à entériner certaines accusations terribles portées contre les coupables désignés, comme on le voit à La Haye pour Milosevic. Il est plus troublant qu'on jette le voile sur les abus et bavures dont se rendent coupables à leur tour les justiciers des droits de l'homme : intervention sans mandat international, violation des traités les plus solennels, emploi d'armes interdites, destruction volontaire de cibles civiles, embargos inhumains ... Les cicatrices que portent encore la Serbie, l'Afghanistan et l'Irak témoignent d'une partialité embarrassante dans l'exercice de la justice internationale.
Guerre américaine
On laissera de côté les combats que poursuivent la Russie en Tchétchénie et Israël dans les territoires palestiniens. Ils sont de pâles copies des grands modèles de la guerre post-moderne. Et puis, ils sont la résurgence, sous une forme changée, de conflits antérieurs à notre époque. Les exemples les plus intéressants sont ces guerres qui se sont succédées à peu près tous les deux ans , de la Bosnie à l'Irak, et qui ont été menées par l'Amérique. Du premier au dernier de ces quatre conflits, la hardiesse du pari, la violence des combats, l'étendue des conséquences sont à chaque fois montés d'un degré, comme si l'hyperpuissance de notre temps recevait de chacune de ses victoires, un élan pour une bataille plus grande et d'un caractère novateur mieux marqué.
Il est intéressant de noter qu'elle a commencé sa carrière de justicier suprême des droits de l'homme avec timidité et répugnance. Elle a été longue à s'engager dans le premier et le plus limité de ces conflits, celui de la Bosnie. L'histoire retiendra avec ironie que c'est Jacques Chirac qui l'y a traînée, écartant pour elle la loi internationale, la charte de l'Atlantique et la convention européenne des droits de l'homme comme autant de chiffons de papier. Le géant, frappé d'une révélation subite, ne s'est plus laissé mener par quiconque. C'est lui qui a pris l'initiative des guerres suivantes: le Kosovo, puis l'Afghanistan, puis l'Irak. Il a supporté avec de moins en moins de patience les liens dans lesquels ses mentors français et allemands prétendaient le tenir. Il a écarté dédaigneusement leurs offres de collaboration. Maintenant, à leur grand effroi, c'est malgré eux qu'il fait sa guerre. Je ne sais si Jacques Chirac savait quel génie il faisait sortir de la bouteille en 1995. Nul ne peut plus l'y renfermer.
La guerre étant décidée, il faut la conduire. C'est à nouveau les États-Unis qui nous présentent les modèles les plus achevés. En voici les traits principaux.
Avant que les opérations militaires commencent, le pays que l'Amérique va attaquer est soumis à un isolement aussi sévère que possible. Il ne peut plus vendre ce qu'il produit, faute d'acheteur. Aucun crédit ne lui est accordé, ce qui assèche ses finances. Il est incapable de se procurer des armes pour sa défense, des pièces de rechange pour ses industries, voire des médicaments pour ses hôpitaux. Repoussé des grands centres de l'activité mondiale, il est lentement, silencieusement paralysé. Avant l'offensive militaire, les forces de la Serbie et de l'Irak ont été minées par des années d'un embargo rigoureux. Leurs populations en ont été épuisées et, plus encore, démoralisées. La monnaie locale perd sa valeur ; le marché noir s'étend comme une lèpre ; la corruption fait succomber jusqu'aux fonctionnaires les plus scrupuleux. L'attrait du dollar, devise inaccessible, symbole de richesse et de stabilité, devient si fort que l'Amérique n'a guère de mal à acheter, à des prix dérisoires, des complicités de toute sorte, y compris chez les dirigeants politiques et les chefs militaires. On ne peut pas comprendre la chute de Milosevic, la fuite du mollah Omar ou l'effondrement de l'armée de Saddam Hussein si on néglige les attaques secrètes menées par le dollar : elles ont obtenu, dans chacune de ces guerres, un effet aussi grand que les offensives menées par l'armée des États-Unis. Si, demain, Kin Il Jong doit à son tour succomber, ce sera probablement le dollar qui sera l'arme principale de la guerre en Corée du Nord.
Les opérations militaires post-modernes sont invariablement brèves : huit jours en Bosnie, soixante douze jours au Kosovo, les autres entre ces deux limites. Beaucoup de commentateurs sont surpris et admiratifs de tant d'efficacité au point d'y voir une sorte de prodige. Pour qui analyse sans passion le rapport de forces et les stratégies des adversaires en présence, la dure observée n'a rien d'étonnant.
Le premier facteur à prendre en considération est l'extrême difficulté que rencontrerait le président américain si les opérations militaires étaient longues, donc coûteuses en hommes et en matériel. Ses guerres sont soumises à la tyrannie des images de télévision en direct. En les regardant, l'opinion publique, ce maître capricieux des gouvernements occidentaux, peut se lasser des combats aussi vite qu'il les a réclamés, se dégoûter aussi fort qu'il s'est enthousiasmé. Le temps est un élément hostile. Tout commande de frapper soudain et avec toute la puissance disponible.
Justement, la puissance est entre les mains de l'Amérique. Ses adversaires en sont restés, au mieux, aux armements et aux tactiques de l'époque moderne, finie depuis plus de dix ans. Les États-Unis, eux, ont fait une marche forcée vers l'art de la guerre d'aujourd'hui et de demain. De plus, ils ont été capables de produire leurs nouvelles armes à profusion, quand les autres grands en sont réduits à quelques prototypes qu'ils gardent jalousement pour eux. A supposer que le pays attaqué ait assez d'argent pour acheter l'équipement nécessaire à sa défense, il aura du mal à trouver un vendeur. Ni la Russie, ni la France, ni l'Angleterre ni la Chine n'ont grand chose à lui proposer.
La force américaine repose sur deux piliers principaux que je vais décrire brièvement.
D'abord, l'Amérique a la maîtrise incontestée des trois espaces internationaux de notre époque : la mer, l'air et le spatial. Ces trois espaces ne relèvent de la souveraineté d'aucun État. Tout le monde peut y accéder. Mais les États-Unis sont les seuls à en faire un usage militaire systématique ; eux seuls savent s'y déployer avec assez de moyens pour y mener une guerre même imprévue, comme l'attaque de l'Afghanistan l'a montré ; eux seuls peuvent en expulser n'importe quel rival, s'ils le désirent. Leur suprématie est semblable à celle que la Royal Navy donnait à l'Angleterre il y a encore un siècle.
Leur maîtrise spatiale repose sur une centaine de satellites militaires, plus autant de satellites commerciaux. Elle offre des moyens de reconnaissance, de communication et de guidage très précieux pour les opérations militaires. La maîtrise des mers repose principalement sur douze porte-avions qui emportent dans leurs flancs des nuées d'avions et de missiles et sur un réseau de bases navales qui couvrent presque tout le globe terrestre. C'est grâce à cet ensemble que l'Amérique peut projeter ses forces pratiquement où elle veut et quand elle veut. La maîtrise de l'air enfin est assurée par les chasseurs et les bombardiers les plus performants qui soient, capables de tirer sur des cibles situées à plusieurs kilomètres avec une précision qui ne dépasse pas un mètre d'écart. Aucune nation n'approche tant de puissance : seule la France peut se vanter d'avoir en propre une poignée de satellites, un unique porte-avion nucléaire et quelques exemplaires d'un chasseur bombardier égal à ceux de l'Amérique. C'est tout.
Mais pour vaincre vite, l'accumulation des forces ne suffit pas. Les grands chefs militaires le savent : il faut aussi apprendre à combiner toutes les armes de façon à concentrer l'effort au point sur lequel ont veut percer la défense ennemie. C'est en cela que le commandement montre sa compétence. L'état-major américain a prouvé qu'il était sensible à cet exercice suprême de l'art de la guerre. Ses satellites, ses missiles, ses bombardiers, ses hélicoptères, ses fantassins sont appelés à servir de concert là où le commandement a décidé de forcer la décision. Ils donnent de terrifiants coups de boutoir qui ébranlent la défense adverse avant qu'elle s'écroule. La guerre d'Irak en a fourni l'illustration éclatante.
À vrai dire, les généraux américains, malgré des efforts méritoires, sont encore loin du compte. Ils ne cultivent pas le risque, à l'opposé des grands capitaines. Leurs attaques sont menées avec une débauche de moyens à l'image de leurs immenses ressources. Les témoins de leurs percées parlent avec effarement d'un déluge de feu qui n'épargne rien ni personne. Toutes les armes de l'espace, du ciel et de la terre sont utilisées . Et l'état-major n'hésite pas, s'il le faut, à lancer de terribles bombes, comme la mystérieuse " faucheuse de marguerites " dont l'emploi a été plusieurs fois avéré mais jamais reconnu.
Cette profusion désordonnée explique la relative maladresse du commandement dans la combinaison des forces. Elle se trahit par le taux élevé des pertes imputables au " tir ami ", c'est-à-dire à la confusion qui règne sur le champ de bataille et qui provoque des affrontements entre Américains. Elle apparaît aussi dans ce que les spécialistes appellent pudiquement les " dommages collatéraux ", autrement dit les destructions infligées inutilement aux biens et aux vies de la population civile. Si les États-Unis peuvent protester du caractère involontaire de tels tirs dans le feu de l'action, il leur est difficile de justifier les bombardements faits de sang-froid contre les centrales électriques, les usines de tracteurs, les stations d'épuration et les ministères, cibles privilégiées en Serbie et en Irak. Les généraux américains ne veulent pas qu'il leur soit reproché d'avoir négligé de frapper toutes les ressources de l'adversaire, si peu militaires qu'elles soient. L'assommer, le paralyser par tous les moyens apparaît nécessaire, fut-ce au prix de crimes.
Faiblesses de l'hyperpuissance
La puissance guerrière des Américains est impressionnante. Mais elle ne doit pas laisser croire à son invincibilité. Chacune de ses composantes, si dominante qu'elle soit, peut-être affaiblie voire annulée. De plus, le sort des armes dépend d'autres facteurs qu'il serait imprudent d'oublier. Les victoires d'Afghanistan et d'Irak par exemple, n'auraient pas été aussi faciles ni aussi promptes sans d'heureux hasards et des circonstances propices.
La pression du dollar perd beaucoup de sa force dès lors que d'autres grandes puissances ne se prêtent pas à son jeu. L'Iran y est insensible parce que la Russie et l'Allemagne continuent de commercer avec lui ; la Syrie n'a pas grand chose à redouter des imprécations de Washington tant que la France ne leur donne pas suite. Même la Corée du Nord, si isolée qu'elle soit, garde un mince fil de vie avec la Chine. Les conditions si favorables qui ont précédé l'attaque contre la Serbie, l'Afghanistan et l'Irak ne seront pas toujours réunies.
Et puis, la suprématie militaire des États-Unis n'est écrasante qu'à distance. Sitôt que le combat devient rapproché et que l'engagement n'est plus seulement matériel, la victoire devient aléatoire. La plus grande faiblesse de l'hyperpuissance, c'est sa répugnance à faire mourir ses soldats. Un adversaire prodigue en hommes prêts à sacrifier leurs vies, pourra lutter longtemps dans ses villes, ses forêts ou ses montagnes. Il finira même par l'emporter, s'il accepte de ne pas compter ses ruines et ses morts ; le géant américain ne se laisse pas humilier sans de terribles soubresauts. Le Vietnam en sait quelque chose.
Même sur le plan matériel, les avantages des États-Unis ont leurs limites. Les satellites les plus précis n'apprennent pas plus au commandant en chef américain sur la situation dans une vallée reculée d'Afghanistan, que n'en sait le berger qui y pousse son troupeau de pâture en pâture. Près des côtes ennemies, les flottes d'invasion sont très vulnérables à des armes simples. Et les avions de combat les plus perfectionnés perdent leur suprématie dès qu'ils descendent au-dessous de trois mille mètres. La guerre du Kosovo a illustré cette faille : l'armée serbe disposait d'un système antiaérien vieillot mais solidement organisé. Il a si bien gêné les avions américains que ceux-ci, forcés de lancer leurs bombes de trop haut et de trop loin, ont été incapables d'atteindre les chars, les canons et les camions de leurs adversaires. Après la guerre, les communiqués triomphants de l'OTAN se sont avérés ridicules : son armada aérienne a détruit trois chars serbes en tout et pour tout. Quant aux combats d'infanterie légère, ils ne montrent aucun avantage américain significatif. L'opération " Anaconda " en Afghanistan en a administré la preuve.
Enfin, il est impossible d'oublier que l'hyperpuissance se fait prudente et timide dès que l'État menacé dispose de l'arme nucléaire et des moyens de la lancer sur des objectifs américains. C'est ce qui explique la patience de George Bush vis-à-vis de la Corée du Nord. C'est ce qui explique aussi la hâte de l'Iran à construire sa bombe et des missiles qui l'emporteront. Par un retournement étonnant, il se pourrait qu'au XXIe siècle, l'arme nucléaire devienne l'indispensable rempart qui protègera les petits États contre les grands. L'exemple de la Corée du Nord sera probablement suivi par tous ceux qu'inquiète la puissance conquérante de l'Amérique. Une nouvelle course aux armements va commencer : aux plus faibles, l'atome ; aux plus forts, les boucliers anti-missiles : parades et contre-parades.
Si, à mesure de ses victoires successives, les ambitions américaines ne cessent de grandir, les États menacés ont, eux aussi, commencé de tirer la leçon des guerres récentes. Ils accélèrent leur programmes d'armement, resserrent leurs alliances et affinent leur stratégie. Il serait hasardeux de croire que toutes les guerres post-modernes seront, pour l'Amérique, aussi aisées que celles qui s'achèvent.
Après la guerre, la démocratie ?
D'ailleurs, peut-on dire qu'elles sont achevées ? Certes, les opérations militaires sont partout terminées, au moins pour un temps. Mais l'arrêt des violences n'est pas une fin qui puisse satisfaire les opinions publiques. Puisque la guerre a pour origine proclamée la plus noble des causes, c'est-à-dire le respect des droits de l'homme, elle doit avoir une conséquence à la hauteur de l'enjeu. Selon notre conception d'Occidentaux post-modernes, seule la démocratie telle que nous la pratiquons peut susciter et garantir les droits pour lesquels nos soldats ont combattu. Sitôt chassés les tyrans et leurs complices, la Bosnie, le Kosovo, l'Afghanistan, l'Irak ont tous reçu une administration dite provisoire, composée de fonctionnaires et experts occidentaux, et chargée de fonder un État démocratique. Nous sommes tellement convaincus de l'évidence de notre raisonnement, des bienfaits de notre façon d'agir, de l'universalité de nos principes que les administrations transitoires ont cru leur tâche facile. Elles ont, chaque fois, reçu un mandat très court. Après quoi, affirmaient nos dirigeants, elles se retireraient modestement et laisseraient des gouvernements élus par tous les citoyens, s'affairer pour développer la paix, la liberté et la prospérité sous le regard approbateur de la communauté internationale.
La démocratie a-t-elle fleuri sur les terres labourées par la guerre post-moderne ? pas jusqu'à présent. Sept ans d'efforts internationaux en Bosnie, quatre au Kosovo, deux en Afghanistan, n'ont encore donné aucun résultat. Dans l'euphorie de leur victoire, les coalisés occidentaux avaient prévu de tenir les Bosniaques en tutelle pendant une année au plus. L'absurdité d'une telle prétention fît reculer le délai de deux ans. Cinq ans après l'expiration de cette date limite, les soldats de l'OTAN ne peuvent toujours pas être retirés ; l'administration publique est encore assurée par des fonctionnaires internationaux. Quatre hauts-commissaires se sont déjà usés à la tâche. Ils gèrent les subventions internationales de plus en plus lourdes. Mais les plus généreuses irrigations et les plus grands efforts n'ont fait germer aucune fleur démocratique sur cette terre réfractaire. Ce n'est pas lancer un pari hasardeux que d'affirmer qu'il en ira de même en Irak. Les Américains vont être forcés d'y laisser plus de soldats qu'ils ne le souhaitent et plus longtemps ; les ressources du pétrole sur lesquelles ils comptent pour apporter la prospérité sur les rives du Tigre, seront incapables de suffire aux besoins de la population : l'Amérique devra mettre la main à la poche, comme l'Europe l'a fait dans les pays conquis précédemment. L'Irak lui coûtera même plus cher, parce qu'elle additionne beaucoup plus d'habitants et que leur nombre croît de façon explosive. Cet adjectif n'est pas seulement une image.
Certains propagandistes de Washington se plaisent à comparer l'Irak d'aujourd'hui à l'Allemagne et au Japon de 1945. Sa reconstruction disent-ils, aboutira à un triomphe politique et économique de même nature. Leur raisonnement est court. Les deux vaincus de la seconde guerre mondiale avaient une longue expérience démocratique qui ne demandait qu'à renaître. Aucun des peuples visés par les guerres post-modernes n'a jamais pratiqué un tel régime. Les administrations héritées de l'ancienne Prusse et du millénaire empire du Soleil Levant étaient restées intactes malgré l'ouragan de la guerre ; elles ont, presque sans secousses, remis les populations debout. Au Kosovo et en Afghanistan, il n'y a jamais eu d'État digne de ce nom ; en Bosnie et en Irak, l'État n'était fort qu'en apparence : il tenait par un chef, sa police et son armée, que l'attaque occidentale a pulvérisés sans recours. Le peuple allemand et le peuple japonais avaient acquis, au prix de longues et dures épreuves, le sentiment de leur unité nationale. Aucun des quatre pays considérés aujourd'hui ne forme une nation ; tous comptent des minorités qui n'ont qu'un désir : s'affranchir. L'anarchie, la guerre civile, l'éclatement les guettent. Sitôt rendus à un minimum d'ordre, la République de Bonn et la démocratie de Tokyo ont été capables de recouvrer des impôts, équilibrer leur budget, réguler le commerce, fonder une monnaie qui, dans chaque cas, est devenue rapidement une des plus stables du monde. Qui connaît et respecte la monnaie de Bosnie ? Quelle commerce pratique le Kosovo, hors la drogue et la prostitution ? Quels impôts le gouvernement de Kaboul est-il capable de lever ? En Irak, nulle autorité n'arrive seulement à ramasser les ordures ménagères.
En 1945, la terreur qu'inspirait le communisme avait groupé les opinions publiques allemande et japonaise derrière l'Amérique. Aujourd'hui, c'est au mieux le fatalisme et l'inertie qui accueillent les administrateurs occidentaux, à moins que les populations ne soient soumises au pouvoir occulte de maffias. Enfin, l'isolement de l'archipel nippon aussi bien que la solidarité des nations européennes avec l'Allemagne de l'Ouest avaient interdit que des influences néfastes n'attirent ailleurs les deux peuples vaincus. L'Irak, l'Afghanistan, le Kosovo, la Bosnie sont entourés de voisins méfiants ou hostiles à la présence occidentale ; pire encore, certains sont eux-mêmes en proie à l'anarchie et à l'amertume. Comme si tant de conditions défavorables ne suffisaient pas aux difficultés de l'Amérique, celle-ci s'est volontairement coupée du soutien des organes internationaux ; les grandes puissances susceptibles d'appuyer ses efforts pour relever l'Irak se tiennent à l'écart. Les chances de succès étaient minces en tout état de cause. Les voici encore réduites. Là comme ailleurs, c'est un armistice que Washington impose à des populations frémissantes. Elles sont trop faibles encore pour secouer le joug de l'étranger mais elles n'accepteront pas de vivre éternellement dans le décor pseudo-démocratique que l'Occident a planté sur leurs terres.
Les États-Unis sont grisés par leur puissance. Ils vont rencontrer, dans les plaines du Tigre et de l'Euphrate, l'obstacle humain, celui qu'aucune force militaire, aucune ressource financière, ne peuvent franchir. La sagesse éternelle de la Bible, formulée sur ces terres d'Orient il y a des milliers d'années, affirme que celui qui veut établir la justice par la violence et la paix par la contrainte est semblable à l'eunuque qui entreprend de déflorer une vierge. La vieille Mésopotamie pourrait bien enseigner à la jeune Amérique l'impuissance de la guerre post-moderne.
M. P.