Article rédigé par Philippe de Saint-Germain, le 24 septembre 2008
LA BIOETHIQUE est présentée aujourd'hui comme une nouveauté. En effet, depuis trente ans, les sciences du vivant ont fait des progrès considérables. En l'an 2000, le génome humain est décodé. Enfin, depuis plusieurs mois, de nouvelles thérapies (génique et cellulaire) laissent entrevoir de nouveaux espoirs de guérison.
Simultanément, la bioéthique agit comme un révélateur de la conscience de notre société contemporaine, car elle concerne la nature même de l'être humain : matériau dans lequel on puiserait des " pièces de rechange " ou personne digne de respect et d'attention.
Ces questions touchent à la chirurgie et à la santé, mais aussi " au mieux être " ainsi qu'à l'organisation de l'autorité publique, à l'exercice des libertés individuelles et par voie de conséquence aux sanctions pénales, sans oublier l'organisation de notre société où trop souvent l'homme est considéré comme un outil de production ou un objet de consommation.
Dans sa forme la plus aiguë, le débat bioéthique porte essentiellement sur deux points :
- Qu'est-ce que l'embryon et donc qu'est-ce que l'être humain ? Peut-on accepter l'appropriation et l'utilisation du corps humain ou de l'un de ses éléments constitutifs à des fins autres que le développement de la vie animant ce corps ? Se pose alors la question de la réification de la vie.
- La sélection des êtres humains du point de vue de la santé. Peut-on accepter l'amélioration de la qualité des êtres humains par le contrôle des naissances ? Qu'en est-il de l'eugénisme ?
Ces deux questions ne sont pas nouvelles. L'eugénisme a été pratiqué de tout temps, la réification de la vie et de l'homme renvoie à l'esclavage...
Si la " bioéthique " est présentée comme une nouveauté, ce n'est pas tant parce que ces questions sont nouvelles : quelle est la nature de l'homme ? Qui est-il pour son semblable ? Jusqu'où peut-on aller dans la maîtrise de l'homme par l'homme ? Mais en raison de la reformulation des questions et de la nouveauté des réponses qu'elle prétend apporter.
La cacophonie bioéthique
Cependant, la réflexion bioéthique semble menée par un vaste orchestre cacophonique composé d'une profusion d'experts de toute discipline qui jouent tantôt leur partition, tantôt celle du voisin. Bien souvent les juristes sont appelés à se prononcer comme des biologistes, les biologistes comme des politiques ou des philosophes, les philosophes comme des législateurs découvrant les principes généraux du droit.
Enfin, la tentation est grande pour le législateur de se lancer dans les hauteurs spéculatives de l'éthique alors qu'il demeure avant tout un producteur de lois, normes générales et impersonnelles. Le terme " bioéthique " contient en lui-même ses propres mystères : est-ce de la biologie appliquée à l'éthique, de l'éthique appliquée à la biologie ou une discipline en tant que telle, créatrice de compromis entre impératifs éthiques et développements biotechnologiques ?
Mais, quelle éthique pouvons-nous construire à coup de compromis ?
En effet, l'invention du terme bioéthique par un scientifique américain en 1971, est ambigu car elle entraîne une confusion entre deux notions sémantiques distinctes : celle de la morale (éthique) et celle de la vie (bio), laissant penser que l'éthique de la vie échapperait aux règles éthiques objectives ou, plus précisément, que les biotechnologies imposeraient leur propre éthique au gré des découvertes scientifiques et des pressions sociales ou économiques. Ainsi la " bio-éthique " deviendrait instrument de la biomédecine.
S'agit-il encore d'éthique ?
De même, parler de " lois bioéthiques ", n'est-ce pas en soi porteur d'une contradiction évidente ? En effet, droit et éthique appartiennent à deux ordres différents : la norme et la morale ; à moins de vouloir élever l'éthique au rang de loi. Mais si les règles éthiques évoluent, sont sujettes à discussion et se dissolvent dans le temps et dans l'espace, elles mènent à la révision de lois déjà votées en 1994. Ainsi, si les questions posées sont déterminantes et évoluent peu : comment protéger la dignité de l'homme dans le contexte des biotechnologies, les réponses sont, hélas, controversées, imprécises, contradictoires, et donc révisables sans cesse.
En d'autres termes, il s'agit pour les élus de créer une bio-éthique, c'est à dire d'inventer une politique de la vie et de décider des normes objectives dans un règne de confusion où personne, ni les scientifiques, ni les politiques, ne veulent ou ne peuvent définir la nature humaine et sur quoi se fondent nos droits et notre dignité ; pendant que les laboratoires et les industries biotechnologiques invoquent l'urgence économique et la compétition sans merci.
Parce que les mois à venir sont d'une extrême densité en matière de réflexion bioéthique, nous avons l'intention de présenter clairement les problèmes posés dans le souci authentique du bien et de la dignité de la personne humaine. Pour cela, nous donnerons successivement la parole aux personnalités qualifiées parmi les scientifiques, juristes, représentants d'institutions internationales, autorités religieuses et politiques.
Dans cette introduction, je voudrais vous présenter de quelle manière l'émergence du " débat bioéthique " constitue un révélateur du bouleversement actuel du mode de décision politique et de la conception de l'homme.
I- LA BIOETHIQUE COMME REVELATEUR DES LIMITES ACTUELLES DU PARLEMENTARISME
Le problème de la culture contemporaine, dans toutes ses nuances, c'est qu'elle hésite à reconnaître l'existence de la vérité objective sur l'homme. Par conséquent, toutes les vérités subjectives se valent, et la vie politique et sociale n'est plus qu'une affaire de négociation permanente. Ce sont les majorités qui vont décider à chaque époque " ce qu'est l'homme ". S'il n'y a pas de vérité objective sur la nature de l'homme, on voit mal ce que l'on chercherait à atteindre à travers des instruments juridiques tels que des déclarations de droits. S'il n'y a pas de donné préexistant sur lequel discuter, tout devient matière à négociation évolutive. C'est ce à quoi nous assistons depuis dix ans de manière assez accélérée.
Le rejet de toute vérité sur l'homme
On peut fixer la rupture au XVIIIe siècle, au moment du triomphe de la raison individuelle. Celle-ci détermine la vérité. L'État-Providence consacré par la pensée scientiste ou positiviste devient l'ultime arbitre du bien et du mal et se place comme principe du jugement moral. Il écarte toute confrontation avec des positions divergentes qui risqueraient de remettre en question l'État lui-même : rien n'est au-dessus des normes décidées par l'État lui-même. La vérité " transcendante " inscrite dans le cœur de l'homme laisse place à la vérité " rationnelle " décidée par l'État.
On voit aisément les dérives possibles. Le XXe siècle a connu deux idéologies meurtrières incarnées par l'État soviétique et l'État nazi. Ces deux États ont programmé une véritable négation de l'homme, au nom de la classe (prolétaire) ou de la race (aryenne), élevée au rang de principe. D'où le besoin, au sortir de la guerre, d'encadrer la politique des États par des conventions internationales s'appliquant directement sur les décisions prises en matière de droits fondamentaux de l'homme. Ce système de protection conventionnelle des droits de l'homme visait ainsi à sortir hors de la sphère de compétence des États, ces droits définis sur le modèle du droit naturel, pour mieux les protéger et les garantir.
Le terme même de " droits de l'homme ", utilisé
sous la Révolution française pour ramener au sein de l'État la définition et la garantie des droits fondamentaux de la personne humaine, le sera, en 1948, pour sortir ces mêmes droits fondamentaux de la sphère des États contemporains considérés comme ayant un penchant naturel à l'oppression.
Cependant, les grandes déclarations universelles ou européennes de la fin des années quarante s'insèrent dans un monde où s'impose comme une évidence une image de l'homme et de la famille tirée pour l'essentiel de l'anthropologie judéo-chrétienne, c'est à dire sur le droit naturel. Cet humus culturel est en train de disparaître. Nous assistons à une véritable révolution culturelle : car quand on touche à la vie, à la famille, aux relations parentales, et que le droit légalise des pratiques non fondées sur des réalités objectives, on se trouve dans un autre monde culturel que celui qui a donné naissance à la pensée des droits de l'homme. Si plus aucune valeur ou norme objective ne résistent, l'homme n'est plus qu'une affaire de discours, de controverse ou d'avis.
Dès lors, dans notre système parlementaire, la définition du possible, du bien et du mal, est soumise non seulement à la compétence des parlementaires, à l'alternance politique et aux diverses pressions économiques, mais également à la pratique très en vogue du consensualisme, déformation actuelle du parlementarisme.
En rejetant le caractère objectif de la Vérité pour lui substituer des vérités relatives ou individuelles, le consensualisme ou " pensée unique " réduit à néant toute possibilité d'adopter une position claire et cohérente pourtant si nécessaire lorsqu'il s'agit de la nature de l'homme. Cette culture du consensus, machine à élever des " demi-vérités " au rang de normes, affaiblit la position des participants au débat en les conduisant inévitablement à se rallier à un compromis confortable et irréprochable sur lequel il devient impossible de progresser vers la vérité.
Fin de l'Autorité et pluralité des autorités
Le refus du principe de vérité entraîne naturellement la disparition d'une autorité de principe au profit d'une multitude d'autorités limitées et concurrentes. La première nécessité n'est plus la recherche de cette vérité, mais l'organisation si possible pacifique de cette multitude d'autorités.
D'où la multiplication des conseils de bioéthique, des conseils nationaux ou européens consultatifs, sensés donner un avis, avis qui est pris pour une vérité à un instant donné. Ces comités dont " le rôle, d'après Jacques Testart, serait surtout d'accoutumer l'opinion à des transgressions qu'on finit tôt ou tard par entériner ". Il est étrange, d'ailleurs de compter parmi leurs membres une écrasante majorité de scientifiques. S'ils ont une vocation à expliquer le développement scientifique, ils n'ont pas la légitimité à fournir des recommandations éthiques.
L'avis de ces conseils est souvent considéré comme équivalent à l'avis des autorités religieuses : Église catholique ou confessions juives, orthodoxes et protestantes, quand elles ne sont pas accusées d'obscurantisme ou de fondamentalisme.
Dans ce contexte, la seule méthode adaptée est celle du doute. Celui-ci conduit au débat — débat bioéthique —, sensé se fixer sur un point de compromis. Mais ce point de compromis ne peut être que momentané puisqu'il peut toujours être remis en question par un autre doute, de préférence plus transgresseur que le précédent.
Ainsi est lancée la " machine à transgression ".
Les limites de la légitimité politique en matière bioéthique
Le législateur, chargé en principe de déterminer la norme applicable, se plaît à organiser l'expression de ces diverses autorités au sein de multiples comités ou conseils, et les revêt d'un certain prestige en rehaussant leur discours et en masquant leur absence de légitimité démocratique.
Ainsi, le législateur semble maquiller son refus d'appréhender les conséquences des innovations biotechnologiques. Qui, en effet, parmi nos représentants, s'inquiète des conséquences psychiques et anthropologiques de ce point de vue strictement technique des biotechnologies, faisant de l'être humain un objet d'expérimentation et de consommation ?
Il donne mandat à ces comités d'animer le débat pluridisciplinaire et de fixer, à sa place, les doutes sur une position de compromis qu'il se propose in fine de fixer dans la loi, tel un simple notaire entérinant un acte.
Si l'approche pluridisciplinaire est évidemment nécessaire, et en dépit de la volonté de l'autorité publique d'organiser un grand débat " public et citoyen ", le législateur se place ainsi volontairement en équilibre instable en s'appuyant, d'un pied, sur les comités d'experts et de l'autre, directement sur la population, oubliant qu'il est lui-même le véritable " Comité suprême " et le représentant légitime de la population. D'où les contradictions, les abus de langage et les justifications pour autoriser ou interdire telle technique.
C'est une manière pour le législateur de reconnaître les limites de sa légitimité et les raisons du retard de la révision des lois de bioéthique, attendue depuis trois ans.
L'effacement du politique sur les questions de la dignité humaine est la conséquence de l'effacement de l'homme dans nos décisions. Ceci explique la recherche de la " norme " bioéthique, comme si ce domaine échappait ce qui fonde l'engagement politique : la responsabilité morale de ses paroles et de ses votes devant ses électeurs.
Le récent examen du Rapport sur la génétique humaine au Parlement européen (Rapport Fiori) le confirme. Nul ne conteste le " déficit démocratique " de l'Union européenne et de son Parlement. Ce dernier s'est lancé, en janvier 2001, le défi de déterminer une position sur les conséquences sociales, économiques, juridiques et éthiques de la médecine moderne. Rien que cela, et en moins d'un an. Prônant officiellement les méthodes du doute et du débat, la Commission génétique humaine, dont je suis membre, a réuni et auditionné une multitude d'experts de tous horizons académiques et géographiques, avec charge, pour son rapporteur d'en réaliser une synthèse soumise ensuite à discussion et vote.
Si la rédaction d'une synthèse compréhensible de propos spécifiques et contradictoires relevait déjà du tour de force, la réelle difficulté est apparue au moment des discussions finales du texte, car en effet, il fallait trancher. Ainsi, alors qu'avaient été invoquées les vertus du consensus, très peu de députés ont accepté de faire le moindre compromis sur leur position, qu'ils soient " scientistes " ou " humanistes ".
Pour quelle raison ? À mon avis, les députés européens, en refusant d'adopter le moindre texte qui ne soit pas totalement conforme à leur position, ont refusé de se plier au jeu parlementaire européen. Ils n'ont pas accepté que ce " Parlement non identifié ", composé de représentants de populations aux cultures si différentes, puisse imposer sa vision de l'homme et de sa dignité à leur pays respectif, et ils ont ainsi entériné son absence de légitimité, se remettant aux États membres pour légiférer – ce qui fut, d'ailleurs, maintes fois proposé en Commission.
C'est cette distance à l'égard de la légitimité européenne et nationale qui explique aussi qu'aucune discipline de vote ne s'impose ; mais celle-ci serait inopérante tant les gouvernements et les groupes politiques sont eux-mêmes divergents ou sans repère sur la question bioéthique.
Refus de la vérité sur l'homme, effacement du politique entraînant la perte de légitimité du législateur sur ces questions, voici l'impasse dans laquelle notre société s'est laissée piéger. Cette situation traduit le trouble sur le principe d'humanité et remet en cause l'égale dignité de toute personne humaine.
II- LA BIOETHIQUE, REVELATEUR DE LA REMISE EN CAUSE DE L'EGALE DIGNITE DES PERSONNES HUMAINES
Notre triple héritage grec, romain et judéo-chrétien a posé les fondements de la personne humaine : 1/ Tout être humain est une personne dès sa conception et peut exercer sa liberté et sa volonté, même si au gré des évènements ou des circonstances, celles-ci sont " abîmées " ; 2/ Toute personne participe à la même humanité et par voie de conséquence bénéficie d'une égale dignité.
C'est donc la nature unique de l'homme, ce caractère mystérieusement irréductible de la personne humaine, qui fonde sa dignité quelles que soient ses capacités ou la qualité de ses actions. Ainsi fondée, elle ne saurait être remise en question sans qu'au préalable soit remise en cause la création elle-même.
L'effacement de la personne humaine
En rejetant la nature unique de l'homme par l'exaltation de l'individu (chacun aurait son humanité) et la primauté de sa raison, l'" individu " a effacé " la personne humaine ", pour passer progressivement de la société de la personne à la société de l'individu. L'homme a bien la place centrale dans toutes nos décisions, mais l'homme en tant qu'" individu ", et non en tant que " personne ". Et cela change tout ! Les droits de la " personne ", inhérents à la nature humaine, sont remplacés par les droits de l'" individu ". Dans une société de " la personne ", on cherche à vivre ensemble en formant une communauté. Il y a un fondement : la même humanité, et un objectif distinct : la recherche du bien commun. Alors que dans une société de l'individu, le fondement et l'objectif se confondent dans la satisfaction des besoins individuels, ce qui limite l'individu à lui-même. Finalement, dans ce type de société l'objectif est terriblement limité et on mesure les effets sur le lien social !
Le fait que la dynamique de la construction européenne soit fondée sur le commerce et la monnaie avant le politique et le culturel témoigne que ce sont les impératifs économiques qui réunissent et organisent aujourd'hui les hommes en Occident.
Nos sociétés, constituées ainsi d'une association d'individus définis en grande partie comme consommateurs et producteurs, peuvent faire l'impasse sur toute réflexion sur l'homme au bénéfice du respect d'un cahier des charges budgétaire. Le respect des critères de convergence posé comme condition de l'adhésion à l'Union européenne en témoigne également, ce que n'admettent pas les pays candidats qui ont tant lutté pour leur liberté.
De fait, si l'on n'y prend pas garde, les biotechnologies seront affaire de finances et de commerce et l'homme se trouvera réduit non plus à un individu — ce qui lui confère somme toute, une certaine humanité — mais à une structure ADN, donc à un matériau. Comment passer sous silence le nombre de scientifiques subventionnés par des sociétés pharmaceutiques ?
En reniant ce qui fonde sa dignité au profit de ce qui caractérise sa capacité ou son utilité, l'homme n'est plus qu'un individu en quête de reconnaissance. Car chacun sent bien qu'il peut, à un moment donné, faire l'objet de discrimination, ce qui entraîne la revendication de particularismes individuels. Mais la première discrimination n'est-elle pas de refuser la même humanité à tout le genre humain ? D'où le développement des communautarismes que l'on voit fleurir aujourd'hui en France, comme dans toute l'Union Européenne : les femmes, les jeunes, les handicapés, les homosexuels... que sais-je ?
La dignité de l'individu devient fonction de ses capacités ou de ses particularismes. Aux différents degrés de capacité correspondent différents degrés de dignité. Nous rejoignons ici la pensée de Kant qui fondait la dignité individuelle de l'homme, par opposition au règne animal, sur la capacité de pensée, de volonté et d'action.
Que dire alors de ceux qui en sont dépourvus ?
Remise en cause des droits de l'homme
Affirmer que chacun a son humanité revient à instaurer une hiérarchie dans la dignité des êtres humains, en passant de l'universel (personne) au particulier (individu) et rend relative la notion même de dignité. Cette position n'est pas sans conséquence dans l'expression des droits de l'homme.
En effet, dans notre système légal, ce qui fonde l'universalité et l'égalité des droits, c'est précisément la participation de tous les êtres humains à une même humanité. Seules les personnes humaines ont des droits. Les animaux et objets, comme leur nom l'indique, sont soumis aux droits détenus par les personnes. Cet ordonnancement est fondé sur le caractère spécifique de l'homme.
Ces droits sont expressément destinés à protéger et à assurer le développement de ce caractère spécifique qui se confond avec sa dignité. Si l'on affirme que les individus ont des dignités variables en fonction de leurs capacités, logiquement, ils ne peuvent plus bénéficier de droits identiques. Tel est le cas des personnes dépendantes, âgées, à naître ou handicapées qui seraient titulaires de droits adaptés à leur " degré de dignité ", ou dénués de droit d'ailleurs.
Et voici le paradoxe : la théorie des " droits de l'homme ", actualisée dans l'immédiat après-guerre par des personnes nourries du " principe d'humanité ", n'a pas empêché le règne de l'individu, entraînant inévitablement la fin des droits de l'homme. Les droits reconnus comme étant à la mesure de l'homme, c'est à dire universels, sont devenus des droits individuels, particuliers et contradictoires parfois même jusqu'à l'absurde.
Ainsi, une personne n'aura pas concrètement le même droit à la vie selon qu'elle est proche de la mort, en instance de naissance ou adulte. On affirmera que tous ont un droit à la vie tout en permettant que celui de l'enfant à naître puisse être soumis au " droit au choix " de l'adulte en matière d'IVG. De la même manière, la loi affecte une protection particulière aux individus selon qu'ils présentent certaines caractéristiques physiques ou comportementales. La multiplication permanente des critères prohibés de discrimination dans la loi en est l'expression.
En protégeant les particularismes plutôt que ce qui est commun, le législateur a-t-il conscience d'affaiblir le lien social ?
Et que peut-il rester de nos relations sociales s'il devient interdit de tenir compte du sexe d'une personne, de son apparence, de sa langue ou de sa religion ?
Dans le droit fil de ces contradictions la Cour de cassation française, dans une affaire portant sur la mort d'un enfant à naître de six mois dans un accident de la route, a refusé de reconnaître l'existence même du décès d'une personne humaine mais a veillé scrupuleusement à la réparation des dégâts matériels !
III- LA DIGNITE HUMAINE ET LA MEDECINE MODERNE
Ce qu'il convient d'appeler la plus grande révolution de la médecine met en lumière tout ce que je viens de décrire. Mais personne n'a suffisamment mesuré les enjeux de cette médecine prédictive et réparatrice pour notre civilisation. La nouveauté de la médecine concerne principalement la thérapie génique et la thérapie cellulaire.
La thérapie génique : du diagnostic génétique à l'avortement thérapeutique
La découverte des gènes humains et plus récemment le décodage du génome humain a ouvert un champ d'application considérable car il est possible de repérer un gène déficient qui entraîne une maladie jusqu'ici incurable : il s'agit du diagnostic génétique. La thérapie génique consiste à introduire dans des organismes ou des cellules humaines, un gène sain pour prévenir ou traiter une pathologie. Chez l' adulte ou l'enfant, cette thérapie ne pose aucun problème éthique. Alors que le diagnostic génétique chez l'embryon ou le fœtus peut ouvrir la porte de l'eugénisme.
En effet, alors que les scientifiques ont découvert un très grand nombre de maladies génétiques, nous avons à notre disposition très peu de traitements adaptés : de l'ordre de 1 pour 100. L'essentiel des travaux des généticiens est de mettre au point des tests génétiques de plus en plus performants pour repérer les gènes déficients de manière quasi infaillible.
Peut-être croyez-vous, comme je le pensais moi-même naïvement, que l'intérêt de ces tests était de trouver un traitement ? Hélas, non !
Il s'agit bien de repérer la maladie génétique, non pour la traiter, puisque nous n'avons pas assez de thérapies à notre disposition, mais pour supprimer la vie après un diagnostic pré-implantatoire (DPI) ou prénatal. Ce que certains osent appeler pudiquement et à tort " thérapie génétique " consiste à supprimer l'embryon ou le fœtus, porteur d'un gène déficient et pour lequel les scientifiques n'auraient pas encore trouvé de traitement.
Après un diagnostic prénatal, un avortement sélectif, est appelé, par la loi, un " avortement thérapeutique ". Mais cette nuance relève d'un artifice juridique pour ramener l'avortement sélectif, de type eugénique, sous la dénomination de thérapie, moins détestable sur le plan culturel. C'est oublier que le traitement est la finalité de la médecine. C'est pourquoi parler de thérapie quand on supprime la vie est un abus de langage.
De même, dans le cadre de la fécondation in vitro, on note cette dérive eugénique
Au départ, la fécondation in vitro a été autorisée pour traiter les cas de stérilité. Avec le diagnostic pré-implantatoire on est passé progressivement du contrôle quantitatif des naissances au contrôle qualitatif. Puisqu'il s'agit de sélectionner les embryons, pour n'implanter dans l'utérus d'une femme que les embryons sains. Ce qui entraîne la destruction des autres.
Nous pouvons alors affirmer que le diagnostic pré-implantatoire, comme le diagnostic pré-natal portent en germe l'eugénisme selon le critère de la santé puisqu'il consiste à trier, sélectionner et détruire des embryons humains. En d'autres termes : on n'a pas trouvé d'autres moyens pour soigner le handicap que de supprimer la personne handicapée. On est loin de la thérapie génique qui, rappelons-le, a pour but de soigner les maladies génétiques.
De toute évidence, cela est très lourd de conséquences, sur le regard et l'attention que notre société porte sur les personnes handicapées qui sont des " rescapés " du DPI ou du DPN. Alors qu'il faudrait des structures d'accueil et de soutien pour elles-mêmes et leurs familles.
La thérapie cellulaire
La thérapie cellulaire a pour but de soigner des maladies incurables : la mucoviscidose, la maladie de Parkinson, la maladie d'Alzheimer... en régénérant un tissu malade grâce à de nouvelles cellules " neuves " : les cellules souches. Il s'agit de médecine régénératrice : à partir de ces cellules souches, on pourra obtenir des tissus sains greffés sur un tissu malade ou des organes sains pour remplacer des organes malades. Ces cellules souches sont des cellules non différenciées. Par une mise en culture appropriée, elles peuvent se spécialiser en une multitude de cellules différenciées : cellules osseuses, sanguines, épithéliales, neurologiques... On les trouve chez l'embryon (embryons surnuméraires) et chez l'adulte, plus précisément après la naissance.
Les cellules souches embryonnaires ont l'avantage d'être plus accessibles et plus souples. Mais elles ont un double inconvénient :
Sur le plan éthique, prélever des cellules souches sur l'embryon entraîne sa destruction. Il est inacceptable de considérer l'être humain, quel que soit son stade de développement, comme un matériau ou une réserve de pièces de rechange. Certains prétendent que les embryons surnuméraires voués à la destruction retrouveraient une certaine utilité.
Sur le plan technique, d'une part les cellules souches embryonnaires non différenciées peuvent entraîner des cancers ; d'autre part, le problème des cellules souches embryonnaires comme des lignées embryonnaires est celui de l'immuno-incompatibilité, rencontré dans ce cas comme dans toute greffe de tissu " hétérologue ", c'est-à-dire la possibilité de rejet par le receveur du tissu greffé. Ceci, parce que le patrimoine génétique de la cellule souche embryonnaire n'est pas le même que le patrimoine génétique du malade. Les scientifiques ont imaginé, pour éviter cet écueil, d'utiliser la technique du clonage. Elle consiste à extraire le noyau d'un ovocyte et à le remplacer par le noyau d'une cellule somatique du malade à traiter. Un clone se développe, c'est un embryon humain, dont les cellules ont le patrimoine génétique du receveur et pourront fournir les éléments d'une greffe " homologue ". Ainsi se trouve écarté le problème d'immuno-incompatibilité pouvant causer un rejet, mais se pose le problème du commerce d'ovocytes et de l'utilisation des embryons ainsi produits.
Par cette technique, on crée un embryon pour y prélever des cellules souches, ce qui entraînera sa destruction. On crée un embryon, on l' utilise et on le détruit.
Nécessairement, l'utilisation des cellules souches embryonnaires conduit à la technique du clonage thérapeutique, pour éviter tout rejet de greffe. Refuser le clonage et accepter l'utilisation des cellules souches embryonnaires, comme le souhaite la majorité des députés français lors du vote, en première lecture, du projet de loi de révision des lois de bioéthique, est une attitude irresponsable, voire hypocrite, sans doute pour rassurer ceux qui doutent encore...
Il reste à notre disposition une seule thérapie cellulaire satisfaisante sur le plan éthique et technique : celle qui porte sur les cellules souches adultes. En outre, les scientifiques ne nous promettent aucune certitude sur la fiabilité des cellules souches embryonnaires avant dix ou quinze ans. L'enthousiasme suscité par cette thérapie est tout à fait virtuel car les avantages présentés restent totalement théoriques. Notre nouveau ministre de la Santé, le professeur Mattéi disait tout récemment aux sénateurs : " parler aujourd'hui d'espoir thérapeutique immédiat est un mensonge " (Sénat, décembre 2002).
Alors nous sommes en droit de nous interroger sur l'opportunité de poursuivre la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Je ne vois pas d'autre réponse que celle de satisfaire aux laboratoires qui ont beaucoup investi dans ce type de recherche, à moins que les embryons surnuméraires ne soient ces cobayes sur lesquels essayer les nouveaux médicaments. Mais la dignité de tout être humain n'est ni affaire de commerce, ni affaire de finance.
La dignité humaine est d'un autre ordre et c'est au législateur donc au politique de le rappeler par ses décisions.
Je me souviens aussi de l'intervention d'une collègue au Parlement européen, lors du vote du rapport Fiori : " Il faut autoriser la recherche sur les embryons humains, sinon ce serait remettre en cause la loi sur l'avortement... "
Ainsi, pour justifier la recherche et l'utilisation des embryons surnuméraires, certains n'hésitent pas à considérer qu'il s'agit de leur donner une nouvelle dignité en sauvant des malades. Nous sommes dans une logique sacrificielle où une catégorie d' êtres humains – les embryons – servent à traiter une autre catégorie d'êtres humains – les malades. Une hiérarchie de la dignité humaine s'est peu à peu imposée à notre analyse et à nos décisions. Il suffit que le législateur décide quels êtres humains la loi doit protéger.
" L'enfant à naître ", une personne humaine potentielle et conditionnelle
Les lois françaises de bioéthique qualifient l'embryon ou le fœtus humain " de personne humaine potentielle ". Le terme " potentiel " renvoie dans sa racine latine à la capacité, au pouvoir d'agir. Il est un être humain en puissance, mais sans capacité, et donc bénéficie d'une dignité et d'une protection juridique, adaptées à son état.
Dans cette logique, l'enfant à naître a moins de valeur qu'un individu capable et peut être légitimement supprimé s'il en est de l'intérêt d'individus bénéficiant d'une plus grande reconnaissance. On voit bien que les conditions à cette suppression qu'a pu poser le législateur (délai, conditions de vie de la mère, détresse...) ne sont que de second ordre. Ce n'est pas leur respect qui fonde la légitimité de la suppression de l'enfant à naître, mais bien sa moindre utilité et dignité. Ainsi, ces conditions " garde-fou " ne font qu'accompagner la légalisation de l'avortement et peuvent être niées ou renforcées au gré de l'évolution culturelle sans porter atteinte fondamentalement à la légitimité de l'avortement. La récente révision de la loi Veil (octobre 2001), et la décision du Conseil constitutionnel relative à cette loi, en est l'illustration.
La seule différence entre " l'enfant à naître à protéger " et " le fœtus à supprimer " réside dans l'intention subjective des parents, le " projet parental ". Dans un cas, la société déploiera tous les moyens en sa possession pour sauver un prématuré de six mois, dans l'autre, elle acceptera qu'on le supprime en silence. Il est étonnant que le législateur n'ait jamais voulu se prononcer sur le statut juridique de l'embryon ou du fœtus, ni au moment du vote de la loi Veil (IVG en 1975), ni lors des lois de bioéthique en 1994.
Or notre droit distingue les personnes juridiques (sujets de droit) des choses (objets de droit). L'embryon ne serait-il ni sujet ni objet de droit ?
Pourtant la loi prétend protéger l'être humain dès le commencement de la vie, la création d'embryons in vitro, le DPI et DPN sont réglementés. On sait bien que l'adoption du statut juridique de l'embryon, comme l'application de l'article 1er et l'article 2 de la Charte européenne des droits fondamentaux à tous les êtres humains y compris l'embryon et le fœtus, remettraient en cause et la loi Veil et la recherche sur les embryons. Dès lors le législateur préfère rester dans les formules floues...
Les personnes handicapées : des droits limités pour une vie indigne d'être vécue
Si ce sont les progrès récents de la biologie qui nous ont fait découvrir cette catégorie nouvelle de " sous-humanité ", d'autres ont depuis toujours été menacées d'une telle qualification : les personne handicapées.
La révision de la loi Veil, adoptée par l'Assemblée nationale française, a restauré la stérilisation judiciaire des personnes handicapées, incapables majeurs. La loi française porte atteinte à leur droit à l'intégrité physique et à la procréation. Ces personnes de moindre capacité et représentant une charge pour la société se voient accorder moins de droits.
Nombreux sont ceux qui tentent d'y apporter une justification louable. Mais n'est-ce pas en vain ? Le droit de l'homme le plus fondamental est bafoué. Le juge est chargé d'ordonner cette stérilisation, mais au nom de quelle justice, en réparation de quel crime ? La société serait-elle victime de leur existence et de leur " reproduction " ? Il y a bien un choix à faire, un choix de civilisation.
Plutôt que de relever le défi de la solidarité et de l'accueil de la personne handicapée et le soutien de sa famille, le législateur est entraîné vers la dérive eugéniste. Renonçant à traiter le problème humainement, choisit-il l'atteinte à sa personne, la suppression de sa descendance – dans un souci d'efficacité, d'économie et d'éradication des maladies héréditaires ?
Oh ! naturellement, on nous opposera qu'il ne s'agit pas d'eugénisme collectif ou autoritaire (comme dans le régime nazi) mais d'un eugénisme démocratique, librement décidé par les intéressés, ou social. Mais c'est ignorer le poids de la pression sociale et de la norme en vigueur sur ces questions. De même, le fameux arrêt Perruche a considéré que la vie elle-même peut constituer un préjudice pour une personne handicapée, reconnaissant par là même qu'une telle vie puisse être indigne d'être vécue. Indigne pour qui ? La dignité dépend-elle de la qualité de vie ?
Qui subit réellement le préjudice de cette naissance ? Est-ce l'enfant au nom de qui est menée l'action en justice ou notre société qui organise et rembourse l'élimination prénatale des enfants trisomiques, pour atteindre un " taux de réussite " de 97 % ? À moins de considérer que les handicapés ne sont pas des personnes humaines, cette position affirme que certaines vies humaines ne doivent pas être vécues. Dans les deux cas, notre société établit une hiérarchie dans la dignité en organisant l'inégalité, la sélection ou l'élimination.
Les personnes mourantes : le droit à la mort anticipée comme garant de la dignité ?
La situation est la même pour les personnes mourantes, momentanément dépendantes. La question de la gestion de l'approche de la mort est posée aujourd'hui avec une particulière acuité, non pas que nous n'ayons su jusqu'à présent accompagner les personnes " en fin de vie ", mais parce que les progrès de la médecine permettent, à grand prix, de prolonger la vie.
La question de l'euthanasie, partie intégrante de l'éthique du vivant, est appelée par ses promoteurs " le droit de mourir dans la dignité ", ce qui suppose que l'on puisse mourir hors de la dignité. Une incapacité physique et intellectuelle fréquente à ce stade de la vie ferait-elle perdre à l'homme sa dignité ? De sa capacité spirituelle, il n'est jamais fait mention. N'est ce pas l'expression de l'angoisse bien compréhensible de mourir dans une apparence d'inhumanité pour qui a fondé sa propre dignité sur sa capacité ?
Sur quoi serait fondé ce droit de mourir dans la dignité ? Comme tous les droits, sur la dignité spécifique de l'Homme, mais ici plus précisément sur la nécessité de sa préservation contre l'altération du temps. Ainsi, paradoxalement, la dignité ne pourrait plus être garantie que par la mort anticipée de l'individu qu'elle prétendait honorer.
Hélas, la prise en compte d'intérêts financiers vient apporter sa caution au refus de solidarité ; en effet, les derniers jours de vie d'une personne coûtent autant à la Sécurité Sociale que toute sa vie.
IV- L'ACTUALITE BIOETHIQUE EN FRANCE ET EN EUROPE
En France, la révision des lois de 1994
L'éthique du vivant est réglementée par les lois de bioéthiques de 1994 qui prévoyaient une révision dans un délai de cinq ans. Ces lois, pour ce qui nous concerne, interdisent la recherche sur l'embryon, la brevetabilité du génome humain ainsi que tout clonage reproductif ou thérapeutique. En outre cette loi affirme le principe selon lequel " la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie ".
La révision de ces lois de bioéthique a commencé en janvier 2002, à l'Assemblée nationale. En première lecture, la majorité des députés s'est déclarée favorable à la recherche sur les embryons surnuméraires, à la création d'embryons pour évaluer de nouvelles techniques de procréation médicalement assistée et enfin à l'interdiction du clonage humain, sans que le clonage thérapeutique soit expressément cité.
En effet, que faire des embryons-orphelins ? Des embryons, qui, créés puis congelés à l'occasion d'une fécondation in vitro, ont été abandonnés par leurs parents ? N'ayant pas été implantés dans l'utérus de la mère, ils n'ont pas non plus été détruits. On ne connaît pas leur nombre exact : peut-être 100 000 ou 200 000 en France. Ils ne font l'objet d'aucun " projet parental " et sont à ce titre dépourvus, dans la pensée dominante contemporaine, de toute reconnaissance et de dignité.
C'est ainsi que le 22 janvier 2002, les députés français, dans un vote solennel, ont accepté l'autorisation de la recherche sur ces embryons dits surnuméraires, sous réserve de l'accord écrit des parents. Vous avez bien lu " parents " ! Qui dit " parents " dit " enfant " ! L'embryon surnuméraire est donc qualifié d' " enfant ". Rien d'étonnant à cela : un homme et une femme deviennent parents dès que l'enfant est conçu. Voilà une raison suffisante de protéger et respecter ce " petit d'homme " ! Et pourtant, cet argument de bon sens n'a pas été retenu. Personne ne l'a relevé ! Est-ce que la dignité de l'embryon dépend de la volonté et de la décision des parents ? L'abandon d'un de ses enfants justifie-t-il la destruction de cet enfant ? Mais alors, pour être cohérent, que faire des enfants abandonnés à l'âge de 10 ans ? Je n'ose imaginer leur réponse !
Abandonnés dans les laboratoires de " médecine reproductive ", ils ne seraient plus rien, puisque promis à rien.
Ce qui est surprenant, c'est le rejet par ces mêmes députés, du clonage thérapeutique, alors que la recherche sur l'embryon conduit au clonage.
Or depuis ce vote, nous avons changé de majorité et de ministre de la Santé. Le professeur Mattei, nouveau ministre, s'était abstenu en janvier 2002 et avait même prononcé une exception d'irrecevabilité, précisément pour exprimer son opposition à la recherche sur les embryons et son encouragement à la recherche sur les cellules-souches adultes. Et pourtant, c'est le texte voté à l'Assemblée nationale qui est désormais soumis à l'examen des sénateurs. On peut noter un fléchissement dans le discours du ministre. Bien qu'il ne souhaite pas revenir sur le principe des lois de 1994 : " Garantir le respect de l'être humain dès sa conception ", il a admis que des recherches sur les embryons pourraient être autorisées dans un cadre juridique très strict, le temps de mettre au point l'utilisation des cellules souches adultes.
Une remarque s'impose. Depuis le vote de la loi Veil, le processus de décision est toujours le même : affirmation du principe, exception dans un cadre très précis, puis autorisation. Toutes les lois qui touchent à la dignité humaine sont décidées selon ce triptyque. Nous verrons dans quelques mois cette même logique pour l'euthanasie.
Il nous faut donc rester vigilants et très attentifs sur cette révision des lois de bioéthique.
J'ajoute qu'aujourd'hui, ce sont toujours les lois de 1994 qui sont en vigueur.
En Europe
1/ La résolution sur l'interdiction du clonage humain
Votée le 7 septembre 2000, cette résolution rédigée avec trois collègues de différentes nationalités et adoptée à sept voix de majorité, avait un triple objectif : 1/ interdire tout clonage humain, reproductif, comme thérapeutique ; 2/ demander que les instances internationales affirment solennellement leur interdiction au clonage humain, décision prévue par l'ONU en novembre dernier, mais qui, faute d'accord, a été repoussée à une autre date ; 3/ enfin, prier la Grande Bretagne d'abandonner son projet de loi autorisant le clonage, comme le souhaitait le Premier ministre Tony Blair. On sait que par la suite, ce pays a autorisé le clonage thérapeutique, ainsi que le bébé-médicament.
Nos adversaires, considérant que le débat n'avait pas eu lieu, ont demandé à la présidente du Parlement européen, Nicole Fontaine, la création d'une commission parlementaire pour étudier toutes les questions de génétique humaine.
2/ Les travaux de la commission temporaire de Génétique humaine
Ainsi fut créée cette commission temporaire dont le but était d'étudier les conséquences économiques, juridiques, sociales et éthiques de la médecine moderne. Cette commission, dont je suis membre, a auditionné une multitude d'experts de tous horizons avec charge pour son rapporteur, Franscesco Fiori, d'élaborer une synthèse soumise au vote — difficile exercice quand s'expriment tant d'avis contradictoires. Pourtant, en commission, le vote fut très clair :
- affirmation du respect de tout être humain, dès sa conception ;
- interdiction de tout clonage humain ;
- interdiction pour l'Union européenne de financer la recherche sur les embryons humains et les cellules souches embryonnaires.
La difficulté réelle est apparue lors du vote en séance plénière, c'est-à-dire par tous les députés qui n'avaient pas suivi les débats. Par le jeu des amendements, en effet, le rapport Fiori est devenu complètement contradictoire et incohérent au point qu'il fut rejeté, car aucun député, qu'il soit " scientiste " ou " humaniste ", n'a accepté le moindre compromis.
Pendant ces travaux, la commission Industrie et Recherche commençait l'examen du VIe Programme-Cadre Recherche et Développement (VIe PCRD).
3/ La décision ambiguë du Conseil européen des ministres de la Recherche
Quasiment passée inaperçue, une décision du Conseil européen des ministres de la Recherche aura pourtant des conséquences considérables sur l'utilisation des êtres humains au stade embryonnaire. Rappelons les étapes.
En avril dernier, le Parlement européen adoptait le VIe Programme Cadre Recherche et Développement (VIe PCRD), pour la période 2002-2006 et pour un montant de 17,5 milliards d'euros, ce qui en fait le troisième budget de l'Union européenne. Lors des débats, en commission Industrie et Recherche, mais aussi en séance plénière, les échanges furent très animés sur la partie " biotechnologies et sciences du vivant ". Il est vrai que le Conseil de Lisbonne en juin 2000 avait affirmé la volonté de l'Union européenne d'être la plus compétitive du monde, dans ce domaine, dans les dix années à venir. Les partisans de la recherche sur l'embryon humain refusèrent de rouvrir le débat qui avait eu lieu au sein de la commission temporaire de Génétique humaine.
Le VIe PCRD fut adopté selon une procédure de codécision entre le Conseil (chefs d'États et de gouvernements) et Parlement européen, les programmes spécifiques (comme les biotechnologies et les sciences du vivant) étant décidés par le Conseil, à la majorité qualifiée (chaque État pesant en fonction de sa population).
Cependant, constatant que l'opinion de nos sociétés n'est pas encore prête à accepter, pour des raisons éthiques, la recherche sur les embryons humains (dans nos débats, l'embryon humain a toujours été considéré comme un être humain), la présidence danoise, suite à l'initiative d'un ancien député européen, Rocco Buttiglione, aujourd'hui ministre italien des Affaires européennes, a proposé le 30 juillet dernier de geler tout financement de la recherche sur les embryons humains. Elle a été soutenue par l'Autriche, le Portugal, l'Irlande et l'Italie, l'Allemagne s'abstenant.
Ainsi, le Conseil des ministres européens de la Recherche a adopté, le 30 septembre dernier, la décision finale qui stipule dans l'article 3 — application des principes éthiques :
" Le Conseil et la Commission ont convenu que les dispositions d'application précises concernant les activités de recherche comportant l'utilisation d'embryons humains et de cellules souches embryonnaires humaines qui peuvent être financées au titre du sixième programme cadre seront définies d'ici le 31 décembre 2003.
" La Commission déclare que, dans l'intervalle et en attendant la définition des dispositions d'application précises, elle ne proposera pas de financer ces activités de recherche, à l'exception de l'étude de cellules souches embryonnaires humaines mises en réserve dans des banques ou isolées en culture.
" La Commission suivra les progrès et les besoins de la science...en tenant compte des avis du Groupe européen d'éthique et du groupe européen des conseillers pour l'éthique de la biotechnologie ".
Un rapport sera présenté au Parlement européen pour avis, au premier semestre 2003.
On reste stupéfait par cette décision : ce n'est pas la recherche sur les embryons qui est mise en cause, puisqu'il est possible de financer l'étude de cellules souches embryonnaires déjà disponibles, mais la manière de la faire admettre à l'opinion de nos sociétés. Il s'agit en effet, pour la Commission européenne, d'" élaborer un encadrement éthique des recherches sur les cellules souches provenant des embryons humains ". Mais l'" encadrement éthique ", n'est-ce pas le respect de tout être humain, qu'il soit embryon ou adulte ?
On est loin de la position commune arrêtée par le Conseil le 28 janvier 2002 qui déclarait :
" Le Conseil convient que l'exigence selon laquelle toutes les activités de recherche doivent être menées dans le respect des principes éthiques fondamentaux sera précisée afin de fournir des orientations plus détaillées en matière de recherche communautaire, notamment en ce qui concerne la protection de la dignité et de la vie humaines dans le cadre de la recherche dans le domaine de la génomique et de la biotechnologie. "
Il est nécessaire d'ajouter que la France, représentée par le ministre des Affaires européennes, Noëlle Lenoir, ancienne présidente du Groupe européen d'éthique, bien connue pour son soutien à ce type de recherche, a rejeté le compromis danois au mépris de notre législation nationale. La révision des lois de bioéthique de 1994 n'étant pas achevée, c'est la loi de 1994, dont je rappelle le principe, qui s'applique : " La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. "
En outre, certains États membres (France, Portugal, Irlande, Autriche, Allemagne, Italie et Espagne) financeront l'étude sur les cellules souches embryonnaires disponibles par leur contribution au budget communautaire, alors qu'ils l'interdisent sur leur territoire.
Il est indispensable de mettre ce moratoire d'un an à profit pour accélérer la recherche sur les cellules souches adultes, dont le financement entre dans le cadre du VIe PCRD et qui ne pose aucun problème éthique, ni technique (immuno-incompatibilité), afin de montrer que le recours aux cellules souches embryonnaires est devenu scientifiquement inutile, argument souvent avancé par ses partisans.
C'est ainsi que l'éthique et la science pourront se réconcilier, pour le bien de toute l'humanité.
V- SORTIR DE L'IMPASSE POUR REAFFIRMER L'EGALE DIGNITE DE TOUS LES ETRES HUMAINS
Notre civilisation a-t-elle encore un avenir, en tant que communauté humaine fondée sur le respect de chaque être humain et sur la solidarité à l'égard des plus fragiles ?
Oui, je le crois. Mais, deux conditions sont nécessaires :
- La première condition est de sortir du " consensualisme " qui nous enferme dans une dialectique qui est magnifiquement résumée par l'ancien ministre délégué à la Santé, Bernard Kouchner : " Le respect dû à toute forme de vie dès son commencement vaut-il que l'on ne donne pas toutes leurs chances à des personnes gravement malades jusqu'à interdire le clonage thérapeutique. Ma réponse est non ! "
Ma réponse est à l'opposé : je ne choisis pas entre le respect de tout être humain dès sa conception, et le traitement de toute souffrance et de toute maladie, ou plutôt, je choisis les deux ! Car il ne peut y avoir de contradiction entre la dignité de l'embryon et celle du malade.
Aujourd'hui nous en avons les moyens, si nous orientons la recherche scientifique dans la direction qu'elle n'aurait jamais dû quitter : servir le bien de toute l'humanité et non l'hédonisme individualiste d'une minorité ou les intérêts financiers des industries biotechnologiques.
- La deuxième condition appartient à la France. La première nation à avoir inscrit sur le fronton de ses lois la dignité de tout être humain, s'honorerait non seulement à retrouver sa fidélité au premier droit de l'homme, le " droit à la vie ", mais également à prendre la tête d'un grand mouvement de vérité et de courage en Europe et dans le monde. Du serment d'Hyppocrate au Code de Nuremberg, la France doit affirmer haut et fort les fondements anthropologiques de l'unité de la vie humaine et par voie de conséquence, le refus de considérer l'être humain comme une chose.
À défaut de se faire entendre, il faut que ce domaine reste une exception culturelle.
Ainsi, nous pourrons redire avec Socrate : " Homme, deviens ce que tu es ! "
E. M.
Texte non-revu par l'auteur. Seule l'édition parue dans Liberté politique fait foi.