Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
Les pays de l'Union européenne ressentent aujourd'hui le besoin de remettre à jour leurs traités pour rendre les institutions communes plus démocratiques, plus lisibles, plus proches des citoyens, et en même temps pour les adapter à l'élargissement.
Mais cette remise à jour doit-elle prendre la forme d'une " Constitution ", ou simplement d'un nouveau " Pacte fondateur " ?
Ce n'est pas une simple querelle de mots. La Constitution est habituellement définie comme la règle supérieure d'un État. Il s'agirait donc ici de mettre en place (ou d'officialiser en partie), un État européen supérieur aux nations. Le Pacte fondateur serait au contraire un nouveau traité entre nations souveraines, conclu dans des formes solennelles, et destiné à offrir un cadre durable aux relations de pays en nombre croissant. Se dessinent donc ici deux conceptions de l'Europe de demain. Faut-il un super-État européen ? Et s'il n'en faut pas, pourquoi retenir le mot de " Constitution " qui prête à confusion, plutôt que l'idée de " charte " ou de " pacte fondateur " ?
La Convention réunie actuellement à Bruxelles sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing pour réfléchir à l'avenir de l'Union (voir encadré I) a, dans un premier temps au moins, choisi franchement la voie constitutionnelle, comme en témoigne le titre de l'avant-projet récemment présenté : " Traité instituant une Constitution pour l'Europe. "
Qu'y a-t-il au fond de ces divergences ? D'abord le droit de chaque peuple de préserver sa démocratie et ses valeurs.
L'IDEE D'UNE " CONSTITUTION EUROPEENNE " est en train de prendre la place centrale dans l'ordre du jour de la Convention sur l'avenir de l'Europe actuellement réunie à Bruxelles. À l'origine, il s'agissait d'une vieille idée fédéraliste, présentée parfois de manière complexe, mais dont l'objectif était finalement assez simple : donner un statut juridique à un super-État européen, ou, pour le dire autrement, à un centre de décision supranational, situé " au-dessus " des nations et les subordonnant.
Les antécédents du super-État
Le super-État européen n'est pas un objectif auquel les fédéralistes ont donné à un moment quelconque une grande publicité. Pourtant, il est bien sous-jacent depuis les origines de la construction européenne. Officiellement, les " pères de l'Europe " affirmaient le plus souvent qu'ils n'en voulaient pas, comme Robert Schuman déclarant qu' " il ne s'agit pas de fusionner des États, de créer un super-État ". Ils préféraient parler plus allusivement de " fédération " (comme dans la déclaration de 1950), de " supranationalité ", ou encore " d'Europe politique ". Cette approche se perpétue d'ailleurs, comme on peut le constater en écoutant Mme Noëlle Lenoir, actuel ministre délégué aux Affaires européennes, selon laquelle la Constitution européenne correspondrait à une " entité politique renforcée ".
Tout cela bien entendu n'est que litote. Mon collègue député européen Mario Segni, fils de l'ancien président de la République italienne Antonio Segni qui avait signé le Traité de Rome, déclarait par exemple récemment : " Je le dis tout de suite : je suis pour le super-État européen [...] comme le furent De Gasperi, Monnet, ces grands Européens ; comme le furent Adenauer, Antonio Segni, Gaetano Martino, signataires du Traité de Rome . "
Pourtant, aujourd'hui encore, et même dans le débat dit " constitutionnel " qui vient de s'ouvrir, les fédéralistes continuent de nier que leur objectif soit le super-État. Ils reconnaissent vouloir créer en Europe un pouvoir de décision central et supranational, qui subordonnerait juridiquement les États, mais ils nient, contre toute évidence, que ce soit là un super-État.
Pour argumenter, ils affirment que leur entité centrale n'aurait que des compétences limitées, et qu'elle respecterait celles des États membres. Mais ils ne nient pas que ces compétences limitées porteraient sur des domaines essentiels, et qu'elles seraient exercées par l'autorité centrale en toute souveraineté. Ils affirment aussi que leur entité serait légère, car elle délèguerait la plupart des missions de gestion aux administrations des États membres. Mais ils ne nient pas qu'elle conserverait la conception et la décision, ce qui représente bien l'essentiel.
Quand par hasard ils finissent par admettre ce qui crève les yeux, c'est-à-dire qu'ils veulent un État européen, ils ajoutent très vite que ce serait un État fédéral, très décentralisé, et surtout pas unitaire. Malheureusement, l'expérience nous prouve tous les jours que les mécanismes qu'ils ont mis en place forment un engrenage conduisant, quoi qu'ils en disent, à un super-État européen unitaire, à compétence quasi-universelle, et même à caractère disciplinaire.
Quant à l'idée de Constitution européenne, elle était restée jusqu'à présent presque aussi discrète que celle de super-État. " L'assemblée ad hoc " qui s'était réunie en 1952 pour en rédiger une, sans le dire ouvertement d'ailleurs, n'avait connu aucun succès. Le projet Spinelli de 1984 n'osait même pas s'intituler " Constitution ", et n'avait pas dépassé le stade de l'adoption indicative par le Parlement européen. Quant au projet Herman de 1994, souvent mentionné, on oublie de préciser qu'il avait été rejeté partout, y compris par le Parlement européen lui-même.
Aujourd'hui, pourtant, le terme de Constitution émerge franchement. Il y a d'ailleurs là une sorte de mystère : le tabou sur l'idée de Constitution semble levé, alors que celui qui s'applique au super-État reste toujours en vigueur. Le second semble même se renforcer, car si dans les années cinquante le super-État aurait pu, éventuellement, bénéficier d'une certaine estime due à la prégnance du dirigisme, il n'en va plus de même aujourd'hui en raison du progrès des idées libérales. D'où cette situation, plus curieuse que jamais, d'une Constitution européenne que l'on prépare activement, tout en niant farouchement qu'elle puisse correspondre à son objectif le plus évident.
L'émergence du thème constitutionnel
L'idée de Constitution européenne ne figurait pas parmi les quatre objectifs que la déclaration n° 23 annexée au projet de Nice (décembre 2000) assignait au processus de réforme des institutions. Pourtant, elle apparaît en plein jour dans le titre de l'avant-projet présenté par Valéry Giscard d'Estaing à la Convention le 28 octobre 2002 : " Traité instituant une Constitution pour l'Europe. " Entre les deux, le renversement de perspective est total (voir encadré II).
C'est que, dans l'intervalle, une action de démarchage intense a été entreprise par les institutions communautaires et les groupes de pression fédéralistes. Le Parlement européen, dans son rapport sur le traité de Nice et l'avenir de l'Union (mai 2001), demandait la réunion d'une " Convention " chargée d'élaborer une " proposition constitutionnelle ". La Commission n'était pas en reste : elle faisait réaliser des sondages dans tous les pays d'Europe, montrant qu'une majorité écrasante des citoyens (autour de 65 %) souhaiterait une Constitution européenne.
Il faudrait d'ailleurs se demander si les personnes interrogées comprenaient la signification et les conséquences juridiques exactes de la question posée. Les résultats des sondages laissent involontairement transparaître le problème, puisqu'on lit à la fin des commentaires de l'Eurobaromètre cette phrase ahurissante : " Sans surprise, les partisans de l'UE ont plus tendance à être en faveur d'une Constitution que ses opposants (77 % contre 53 %) . " Si les sondages montrent que 53 % des opposants à l'Union sont favorables à une Constitution européenne, c'est vraiment que personne n'y comprend rien, ou bien que les gens donnent au mot Constitution un sens qui n'est pas le sens juridique habituel.
Il faut rappeler au passage que dans tous les pays d'Europe, sans exception, les citoyens, dans une majorité écrasante de l'ordre de 90 %, déclarent qu'ils se sentent " nationaux " uniquement ou principalement, et que dans le meilleur des cas, ils ne se sentent " Européens " que secondairement. Ce constat devrait tout de même refroidir les ardeurs de ceux qui veulent une Constitution européenne supérieure aux démocraties nationales, c'est-à-dire à la liberté de choix de chaque peuple dans le cadre national.
En tout cas, le travail de démarchage des groupes de pression fédéralistes, entre Nice et Laeken, a porté ses fruits. Le thème constitutionnel a été introduit dans les conclusions de Laeken, sans que préalablement les parlements nationaux n'aient été consultés à son sujet. Valéry Giscard d'Estaing, dans son discours inaugural du 28 février 2002, avait cité les conclusions de Laeken et proposé à la Convention " d'ouvrir la voie pour une Constitution pour l'Europe ". Il avait été fort impressionné, semble-t-il, par les sondages de la Commission, qu'il a mentionnés dans plusieurs conférences de presse.
Tout au long de la première partie des travaux de la Convention, dite " phase d'écoute ", les représentants de la Commission et du Parlement européen se sont faits les défenseurs acharnés d'un processus constitutionnel. Les " auditions de la société civile " ont fait entendre le même son de cloche, ce qui n'est guère surprenant puisque les associations consultées étaient souvent largement subventionnées par la Commission. " Ici, c'est Bruxelles qui parle à Bruxelles " pouvait commenter un membre de la Convention en sortant d'une de ces réunions. Il ne faut pas s'étonner dans ces conditions de voir arriver le 28 octobre 2002 l'avant-projet de traité " instituant une Constitution pour l'Europe ".
Constitution : les deux interprétations
Les discussions en cours montrent que le mot " Constitution " est compris dans deux sens très différents (et avec toutes sortes de nuances intermédiaires) :
Certains l'utilisent dans un sens très large de " règles constitutives " d'un ensemble quel qu'il soit. Par exemple on pourrait dire que les statuts d'une entreprise forment sa " Constitution ". C'est dans cet esprit que le représentant du gouvernement britannique à la Convention, Peter Hain, répondait récemment à un journaliste de la BBC qui lui demandait pourquoi il travaillait sur une " Constitution " : " Et alors ? La BBC a bien une constitution ! Le parti travailliste lui aussi à une constitution ! " On peut penser que ce sens très large est celui utilisé par la Cour de justice, lorsqu'elle a déclaré en 1986 que les traités formaient la " Charte constitutionnelle de base " de la Communauté.
Encore plus instructif, Jack Straw, ministre britannique des Affaires étrangères, s'est prononcé récemment pour une Constitution européenne destinée à clarifier les objectifs et les compétences de l'Union européenne. Mais il a ajouté aussitôt que cette Constitution devrait " rassurer le public sur le fait que les gouvernements nationaux resteront la source primaire de légitimité politique ". Il a récidivé un peu plus tard dans un grand entretien avec The Economist : " La Constitution devrait commencer par dire, en quelques lignes, ce qu'est l'Union européenne — une union d'États souverains qui ont décidé de mettre en commun une part de cette souveraineté, pour mieux garantir la paix et la prospérité en Europe comme dans le monde. Elle devrait confirmer que l'Union exerce seulement les pouvoirs qui lui ont été accordés explicitement et librement par les États membres... qui demeurent la source fondamentale de légitimité démocratique dans l'Union . "
On voit que le sens de la Constitution européenne devient ici extrêmement large. Bien entendu, si elle devait reconnaître la légitimité première des démocraties nationales, si elle devait réaffirmer la souveraineté nationale et la supériorité du droit constitutionnel national, alors l'essentiel de nos objections serait levé ! Malheureusement, les fédéralistes ne l'entendent pas de cette oreille, même s'ils n'osent pas l'exprimer trop clairement. Ils n'ont pas choisi le mot " Constitution " au hasard. Ils lui donnent son sens strict de " règle suprême d'un super-État ". En effet, la Constitution se définit habituellement, du point de vue juridique, comme la règle supérieure d'un pays, qui confère un statut à son État, à ses institutions, aux droits fondamentaux de ses citoyens, et qui est adoptée par le peuple souverain dans les formes solennelles du pouvoir constituant. Il y a donc deux critères de fond (règle supérieure, statut de l'État) et un critère de forme (adoption par le pouvoir constituant).
Or ce type de texte est bien celui recherché aujourd'hui par les fédéralistes : une règle supérieure de niveau européen qui coifferait les Constitutions nationales, et qui subordonnerait les droits nationaux (posant ainsi le principe du super-État). La question de la solennité des formes d'adoption reste encore à discuter. Une orientation dans ce sens a certes été donnée avec le choix du terme " Convention " pour désigner l'enceinte où ce texte est préparé. Mais la suite n'est pas encore écrite, car les fédéraliste voient bien qu'une adoption solennelle nécessiterait des référendums nationaux ou un référendum général européen, qui poseraient des problèmes juridiques, et surtout risqueraient fort de ne pas donner des résultats positifs.
En effet, si le vrai sens de la Constitution européenne est bien le sens juridique strict, les fédéralistes n'osent guère l'afficher sans détour. Ils refusent brutalement la version britannique, mais refusent pourtant d'assumer clairement les conséquences de leur refus, et de reconnaître qu'en évacuant la souveraineté nationale de la place centrale dans la future Constitution, ils tombent nécessairement dans la supranationalité. Comme d'habitude, ils brouillent les cartes. Ils disent qu'il s'agirait seulement de simplifier les textes, de mieux codifier les règles essentielles du fonctionnement de l'Union, de définir plus précisément " qui fait quoi ? ", c'est-à-dire d'améliorer la présentation d'un " statut européen " demeurant largement neutre à l'égard des souverainetés nationales.
Mais, peut-on répondre, si c'est seulement pour effectuer une telle simplification, il n'est nul besoin d'utiliser le grand mot de " Constitution ". Il suffit de réécrire les traités existants avec davantage de clarté, de mieux faire ressortir les principes essentiels, de souveraineté, de libre choix des démocraties nationales, et de baptiser le tout " Pacte fondateur ".
Pourtant, certains soutiennent que si l'on veut mettre de l'ordre dans l'existant, on serait nécessairement conduit à rédiger une Constitution, car celle-ci existerait déjà à l'état embryonnaire, avec notamment les deux caractères de l'autonomie relative du droit communautaire, et de l'existence de certaines compétences typiques du niveau constitutionnel, comme les références aux droits de l'homme. Sans entrer dans le détail, il faut souligner seulement que ces deux points sont contestables d'un point de vue juridique, partiels et fragiles. On ne peut pas dire qu'une Constitution européenne existe déjà dans son principe. Il n'y a d'ailleurs jamais eu d'adoption dans les formes solennelles du pouvoir constituant qui pourrait lui conférer une légitimité.
Reste cependant un argument, que nous avions nous-mêmes invoqué à l'époque : un protocole annexé au Traité d'Amsterdam reconnaît de manière alambiquée la jurisprudence de la Cour de justice, qui déclare que le droit communautaire est supérieur à toute forme de droit national, même constitutionnel. Cette jurisprudence ne signifie-t-elle pas, sans l'exprimer clairement, que le droit communautaire est " super-constitutionnel " ? La réponse ici est la même que précédemment : même si le protocole d'Amsterdam est aujourd'hui en vigueur, il a été adopté dans la quasi-clandestinité, et les peuples n'en ont jamais entendu parler. Il ne possède donc pas ce caractère essentiel d'une Constitution, la solennité d'adoption par le peuple souverain formant le pouvoir constituant.
Constitution ou traité constitutionnel ?
Dans son discours inaugural du 28 février 2002, Valéry Giscard d'Estaing avait évoqué " la voie vers une Constitution pour l'Europe ", puis, se reprenant, avait ajouté : " Afin d'éviter toute querelle sémantique, convenons aujourd'hui de l'appeler : un traité constitutionnel pour l'Europe ". Ultérieurement, après le 28 octobre 2002, il est revenu vers l'expression de " Constitution ", tout en continuant à utiliser celle de " traité constitutionnel ". Il en résulte un certain trouble dans les esprits.
Derrière le " traité constitutionnel " se trouve l'idée d'une " Constitution " appuyée sur un traité, par opposition à une Constitution qui serait appuyée sur le pouvoir constituant d'un peuple. Peut-être s'agissait-il, au début de la Convention, de rassurer l'auditoire en laissant penser que la réforme obéirait à la procédure classique des traités. Mais si l'on y réfléchit bien, cette idée de traité constitutionnel ne tient guère. En effet, la " Constitution " au sens habituel s'applique à un seul État, tandis que le traité suggère qu'il y en aurait plusieurs, qui contractent entre eux. Nous sommes devant une expression autocontradictoire, une nouvelle forme d'oxymore, comme l'était déjà la célèbre " fédération d'États-nations ".
Le " traité constitutionnel " exprime donc une contradiction, à moins de supposer que les deux termes ne soient successifs dans le temps : le traité constitutionnel serait alors un traité entre plusieurs États qui assurerait la transition vers une Constitution proclamant un seul État. Cette interprétation n'en est que plus inquiétante, car elle montre encore mieux par quel genre de manipulations on risque d'induire en erreur les Français, comme les citoyens des autres pays d'Europe.
Mais cet inconvénient paraît constituer, aux yeux de certains, plutôt un avantage propre à séduire. C'est ainsi que la Commission européenne a tout de suite fait sienne l'expression de " traité constitutionnel ", qu'elle a utilisée notamment dans sa communication de proposition à la Convention, " cadre général de référence " qui, selon l'expression de Romano Prodi, est destiné à " donner un sens unitaire à nos institutions ".
Portrait-robot du projet de Constitution
L'avant-projet de Constitution européenne rendu public le 28 octobre par Valéry Giscard d'Estaing n'est en fait qu'un " squelette " qui donne seulement le plan général et une brève description de quelques articles. Mais il en dit long, tout de même, sur les principaux choix déjà effectués, explicitement ou implicitement . Si l'on rapproche cet avant-projet des autres travaux de la Convention, il s'éclaire encore mieux. On voit émerger les caractères suivants.
Sous couvert de simplification, il chercherait à tout ramener à l'unité (traité unique, entité centrale unique, droit unique, personnalité juridique unique...), dessinant ainsi comme par coïncidence les contours d'un super-État.
Les traités (sur l'Union européenne, sur la Communauté et peut-être sur Euratom) seraient unifiés, contribuant à effacer la distinction entre procédures intergouvernementales et procédures communautaires. Cette distinction serait remplacée par une autre : la répartition des dispositions des traités en deux parties, l'une " constitutionnelle ", l'autre " opérationnelle ". Dans la partie constitutionnelle, ou dans un protocole annexe, figurerait la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui avait été adoptée par le Conseil de Nice en décembre 2000, alors sous forme de simple déclaration politique. Cette Charte, une fois inscrite dans les traités, prendrait donc un caractère contraignant. Elle deviendrait dès lors un formidable instrument d'uniformisation et de nivellement pour tous les pays de l'Union (voir encadré III).
L'unification des traités s'accompagnerait de l'extension de la personnalité juridique de la Communauté à l'Union tout entière. Cette opération permettrait notamment à l'Union de signer des traités en son nom propre, et de représenter peu à peu les pays membres dans tous les actes de la vie internationale. La Constitution affirmerait dans le même mouvement la supranationalité des institutions européennes : elle proclamerait la supériorité du droit communautaire (" le droit de l'Union prévaut sur le droit national " déclare la proposition de la Commission), elle conforterait les procédures communautaires, et notamment les privilèges de la Commission, tel que son monopole d'initiative (que la communication précitée rebaptise " unicité du droit d'initiative ") ; elle exclurait ou marginaliserait les décisions à l'unanimité ; elle accentuerait encore la tournure " unitaire " des institutions en éliminant ou en restreignant les dérogations dont bénéficient certains États (la communication de la Commission montre un acharnement particulier sur ce point) ; elle renforcerait le lien direct des institutions centrales avec les citoyens, par dessus la tête des États ; elle prévoirait enfin des possibilités de sa propre révision qui ne reposerait pas uniquement sur le consentement unanime des États.
Pour les fédéralistes, ce dernier point est crucial. Le premier " non " irlandais au Traité de Nice les a en effet traumatisés. Ils veulent à l'avenir éviter la possibilité de blocage, par un seul État, d'une révision du traité. On voit bien l'intérêt pour eux : s'ils obtenaient l'institution d'une possibilité de révision déliée de l'unanimité des États, d'une manière ou d'une autre, cette étape pourrait largement leur suffire dans un premier temps. Le reste suivrait tout seul, au fil des révisions.
Avantages et inconvénients de la Constitution
Pour résumer, une Constitution européenne au sens strict comporterait selon nous quatre inconvénients majeurs :
1/ Elle se réfèrerait nécessairement à l'idée d'un super-État européen, alors que très peu de citoyens souhaitent celui-ci ; dans ces conditions, elle ne pourrait être adoptée que par l'effet d'une tromperie sur la marchandise, perpétuant ainsi, pour un enjeu majeur, la méthode Monnet dont pourtant tout le monde s'accorde à penser aujourd'hui qu'elle est antidémocratique.
2/ Elle prévoirait nécessairement — nous parlons toujours ici de la Constitution au sens strict — des modes de décision supranationaux, à la majorité, sur les droits fondamentaux et les autres principes, alors que personne n'est prêt à assumer les conséquences de telles procédures. Par exemple, s'il fallait réviser la Charte des droits fondamentaux à la majorité, croit-on que la France, si elle se trouvait dans la minorité, pourrait accepter que les droits fondamentaux de ses citoyens soient déterminés par une majorité d'Allemands et de Britanniques ? Mais en sens inverse, si la révision était décidée à l'unanimité, la Charte deviendrait rapidement un texte très conservateur, à moins qu'elle n'évolue sous l'impulsion de la seule Cour de justice, ce qui nous paraît inacceptable d'un point de vue démocratique. Ce constat montre bien que c'est l'idée même d'une Charte unique et contraignante, comme plus largement l'idée d'une Constitution unitaire, qui serait inadaptée à la réalité de zones comprenant des peuples distincts.
3/ Elle rendrait rigide des institutions qui ont besoin de rester souples, notamment face à l'élargissement. À cet égard, la Commission européenne commet un contresens. Elle s'inquiète en effet de la tendance à la " dispersion " que l'élargissement risque d'accentuer à l'intérieur de l'Union, et elle recherche, pour la neutraliser, toutes les possibilités de verrouillage. La Constitution européenne pourrait à ses yeux en offrir une. Mais c'est une conception erronée, car répondre à l'hétérogénéité croissante par le verrouillage et la rigidité est un combat perdu d'avance, en tout cas un combat antidémocratique. Il faut au contraire introduire davantage de flexibilité dans les institutions européennes.
4/ Elle entraînerait forcément des divergences d'appréciation et des divisions entre les États membres, les uns suivant la Commission dans sa course au verrouillage, les autres préférant un texte plus souple, respectueux de la primauté des démocraties nationales. Le projet constitutionnel, dans ces conditions, ne pourrait certainement être poursuivi que dans le cercle restreint d'une " coopération renforcée ", d'une " petite Europe " aux ambitions géographiquement limitées. Ce n'est pas notre objectif, puisque nous voulons au contraire réunir le continent par un texte commun. Accessoirement, la Constitution de la " petite Europe " aurait de fortes chances de laisser la France en tête-à-tête avec l'Allemagne, ce que nous ne souhaitons pas.
Il y aurait pourtant un grand avantage à ce projet de Constitution au sens strict. S'il était poursuivi dans la clarté, en mettant sur la table l'idée de super-État européen, il aurait au moins le mérite de la franchise. Une telle démarche mettrait fin aux dérives rampantes de la méthode Monnet, qui nous amènent de toute façon au super-État, mais sans le dire, et dans le dos des gens. L'afficher franchement serait donc infiniment plus démocratique. Et nous pensons que cela permettrait sans doute de mettre fin une fois pour toutes à la dérive.
Mais hélas, ce ne sera pas la voie suivie par la Convention, qui probablement va chercher à brouiller les pistes, toujours pour la même vieille bonne raison : si on demande franchement aux peuples, ils diront " non " — alors autant ne pas leur demander franchement. C'est pourquoi les démocrates et tous ceux qui veulent la transparence doivent répéter à chaque occasion l'exigence d'un référendum.
Mais il faut aussi rappeler avant de terminer que la mauvaise idée de la Constitution européenne au sens strict s'alimente à un besoin bien réel : celui de la simplification et de la transparence. Les peuples d'Europe ont besoin d'un Pacte refondateur énonçant clairement ce qui les rassemble, et pourquoi ils veulent faire quelque chose ensemble.
C'est dans cet esprit que les députés MPF au Parlement européen ont transmis au président de la Convention, Valéry Giscard d'Estaing, le projet d'un tel pacte, rappelant leurs valeurs et leurs principes fondamentaux, au cœur desquels se trouve le respect de la personne, le respect des communautés que forment ces personnes, et donc le respect des nations et des démocraties nationales.
G. B.
ENCADRE 1
QU'EST-CE QUE LA " CONVENTION " ?
Le Conseil européen de Nice (décembre 2000), conscient qu'il n'avait pas réussi une réforme des institutions les adaptant vraiment à l'élargissement, a décidé, par la " déclaration n° 23 sur l'avenir de l'Union ", de lancer un nouveau processus de réforme des traités, à commencer par des débats nationaux et européens, et à clôturer par une Conférence intergouvernementale devant être convoquée en 2004.
Les modalités du débat au niveau européen ont été précisées par le Conseil européen de Laeken (décembre 2001). Une " Convention sur l'avenir de l'Europe " se réunit à Bruxelles depuis le 28 février 2002 et pour un an au moins. Elle est composée de 105 membres : 15 représentants des chefs d'État et de gouvernement des États membres, 30 représentants de leurs parlements nationaux (2 par État membre), 16 représentants du Parlement européen et 2 de la Commission (MM. Barnier et Vitorino). S'y ajoutent un président (Valéry Giscard d'Estaing) et deux vice-présidents (Jean-Luc Dehaene et Giuliano Amato) qui ont été nommés directement, intuitu personae, par le Conseil de Laeken.
S'y ajoutent aussi des représentants des pays candidats, dans les mêmes conditions que pour les États membres : donc 13 représentants de leurs gouvernements et 26 de leurs parlements nationaux.
La première innovation, par rapport à la " Convention " qui avait préparé la Charte des droits fondamentaux, est la participation des pays candidats, dont nous avions autrefois déploré l'absence. Leur présence doit être approuvée, avec deux réserves : 1/ la Turquie a été invitée à participer sur un pied d'égalité avec les autres candidats. Pourtant elle ne se trouve pas dans la même position qu'eux : pour les douze autres pays, les négociations d'adhésion sont engagées et, pour la plupart, proches de leur conclusion; pour la Turquie au contraire, les négociations ne sont pas commencées, volontairement de la part de l'Union, car ce pays ne remplit pas les conditions de base ; 2/ les représentants des pays candidats participent aux délibérations de la Convention " sans pouvoir empêcher le consensus qui se dégagerait entre les États membres ". Cette phrase est inutilement vexatoire (sachant que la Turquie, de toute façon, ne devrait pas être là).
La seconde innovation est la place relative plus importante qu'occupent les parlements nationaux : 56 membres sur 105 dans la nouvelle Convention, contre 30 sur 62 dans l'ancienne. Ils détiennent donc maintenant une courte majorité. Nous les avons d'ailleurs incités à s'en servir dès l'ouverture de la Convention (voir rapport de l'intergroupe SOS Démocratie, Les Parlements nationaux, piliers de la démocratie en Europe, octobre 2001).
Les objectifs de la Convention ont été définis par les Conseils de Nice et de Laeken (voir encadré n° 2). Globalement, il s'agit d'objectifs de réforme institutionnelle destinés à rendre l'Union européenne " plus démocratique, plus transparente et plus efficace ". Dans son discours inaugural du 28 février 2002, Valéry Giscard d'Estaing a souligné que si la Convention " parvenait à réaliser un large consensus sur une proposition unique que nous pourrions présenter tous ensemble, [...] nous pourrions ainsi ouvrir la voie vers une Constitution pour l'Europe ". Le lendemain, le journal Le Monde titrait en première page : " Une Convention pour donner une Constitution à l'Europe ".
ENCADRE 2
LE THEME CONSTITUTIONNEL SELON NICE, LAEKEN ET LA CONVENTION
La déclaration n° 23 annexée au traité de Nice (décembre 2000) fixait que le processus de réforme des institutions " devrait porter, entre autres, sur les questions suivantes :
- une délimitation plus précise des compétences... conforme au principe de subsidiarité ;
- le statut de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, proclamée à Nice... ;
- la simplification des traités... sans en changer le sens ;
- le rôle des parlements nationaux dans l'architecture européenne. "
Ces quatre points que nous avons repris tels quels, y compris les ruptures de style entre les différents tirets, diffèrent de ceux mentionnés un an plus tard par le Conseil de Laeken (décembre 2001) pour le même processus. À l'annexe 1 des conclusions de Laeken, on trouve en effet les quatre points suivants :
- une meilleure répartition et définition des compétences dans l'Union européenne,
- la simplification des instruments de l'Union,
- davantage de démocratie, de transparence et d'efficacité dans l'Union européenne,
- la voie vers une Constitution pour les citoyens européens.
Si l'on compare ces listes, on observe deux différences majeures (omettons ici les différences secondaires).
1/ La déclaration de Nice consacrait un point très fort au " rôle des Parlements nationaux dans l'architecture européenne ". À Laeken, ce point est dilué sous un libellé plus large : " davantage de démocratie... ", qui se réfère d'abord aux pouvoirs du Parlement européen, comme le montre le détail du texte.
2/ À Laeken, le point relatif au statut de la Charte des droits fondamentaux, est remplacé par un autre libellé : " la voie vers une Constitution pour les citoyens européens ", qui frappe très fort en introduisant le mot de " Constitution ".
Certes, il ne s'agit pas d'instituer directement une Constitution, mais d'étudier " la voie vers... ". Le texte de Laeken le précise bien : " Se pose enfin la question de savoir si cette simplification et ce réaménagement ne devraient pas conduire à terme à l'adoption d'un texte constitutionnel ". Il faut souligner les mots " à terme ". Ils signifient que ce n'est pas le travail de la Convention dans l'immédiat.
Dès son discours d'ouverture de la Convention, le 28 février 2002, Valéry Giscard d'Estaing, reprenant les termes de Laeken, avait ajouté qu'il fallait préparer un " traité constitutionnel pour l'Europe ". Cette expression, pourtant, pouvait encore paraître ambiguë : ne s'agissait-il pas d'un traité classique comprenant seulement quelques traces de nature constitutionnelle ? L'avant-projet présenté le 28 octobre lève toute ambiguïté. Il s'intitule " Traité instituant une Constitution pour l'Europe ".
Ainsi, entre Nice (où il n'avait pas été question de Constitution) et la réunion du 28 octobre 2002 à la Convention (où la Constitution apparaît à part entière), un cycle complet a été parcouru en moins de deux ans.
L'introduction de l'idée de Constitution européenne, la rétrogradation de la question du rôle des parlements nationaux, sans compter le reste qui va dans le même sens, sont des variations d'immense importance, qui montrent que, dans la période séparant Laeken de Nice, les fédéralistes ont réagi, et intrigué pour faire modifier l'orientation des travaux à venir. Visiblement, ils ont eu gain de cause à ce stade.
ENCADRE 3
FAUT-IL " CONSTITUTIONNALISER " LA CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX ?
La " Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne " a été adoptée en décembre 2000 par le Conseil de Nice, sous la forme d'une simple déclaration politique, sans force juridique contraignante. La Convention sur l'avenir de l'Europe semble actuellement pencher en faveur de son intégration dans une future Constitution européenne, qui aurait pour résultat de lui conférer cette force contraignante.
Cette opération se heurterait cependant à deux obstacles.
1/ L'incorporation de la Charte dans une Constitution européenne diminuerait gravement les pouvoirs des démocraties nationales.
En effet, la Charte recevrait alors force obligatoire, ce qui signifierait que les droits fondamentaux des citoyens seraient désormais définis de manière uniforme dans l'ensemble de l'Union. Comme nous l'avons nous-même récemment déclaré au Parlement européen, dans une opinion minoritaire annexée au rapport Duff sur la Charte des droits fondamentaux : " Cette réforme élèverait au niveau de l'Union la compétence "droits fondamentaux", inhérente jusqu'ici aux Constitutions nationales, et associée très étroitement à l'histoire et à la culture de chaque peuple. En élevant cette compétence, elle rendrait les définitions uniformes et rigides ; elles les éloignerait des peuples ; elle donnerait un pouvoir immense à la Cour de justice, au détriment des démocraties nationale . "
2/ Le contenu de la Charte, dans sa rédaction actuelle, est déficient, et n'apparaît pas à la hauteur d'un texte " constitutionnel ".
Bien entendu, il s'y trouve des choses excellentes, mais aussi d'autres qui le sont moins, notamment des déclarations trop détaillées sur des sujets évolutifs. Les appréciations sur ce qui est " trop dirigiste ", " trop autoritaire ", ou " trop détaillé " varient d'ailleurs selon les interlocuteurs et selon les pays.
En tout cas, deux aspects de la rédaction actuelle de la Charte nous paraissent profondément regrettables :
- elle ne dit pas un mot de l'identité de l'Europe. Le texte pourrait s'appliquer à n'importe quel pays développé du monde. Comment veut-on mobiliser les Européens si on ne parle pas un peu de leur histoire, de leur culture, de leur spiritualité, de leurs valeurs et principes essentiels ? À procéder ainsi, l'échec de la Charte, dans le cœur des Européens, est garanti ;
- en ce qui concerne les droits fondamentaux, la Charte ne dit rien de l'existence des nations en tant que socle de l'Union, et rien du droit fondamental des citoyens à s'exprimer démocratiquement dans le cadre national. Réussir à ne pas évoquer les nations quand on rédige une Charte européenne, c'est un exploit peu commun.
Au total, il nous semble que c'est le principe même d'une Charte uniforme et obligatoire qui est inadapté à la réalité d'une zone où coexistent des peuples distincts. Une telle Charte correspond bien aux idées de Constitution, de centralisation, d'État européens, mais pas du tout à une Europe où coopèrent librement des peuples souverains. Nous avons par conséquent demandé que ce texte reste dans l'avenir une simple référence non obligatoire.