Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
DANS UNE ETUDE PRECEDENTE, nous avons examiné les rapports étroits entre les droits de l'homme et la démocratie . Nous avons montré à cette occasion que le positivisme juridique, faisant procéder la loi de la volonté du prince ou du législateur, a permis, au cours du XXe siècle, la transformation du Droit en instrument redoutable au service du pouvoir totalitaire.
La charte de San Francisco (1945) et surtout la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) ont voulu couper court à cette conception perverse du droit. Ces documents solennels ont précisément voulu restaurer une conception des droits de l'homme protégée des aléas des volontés changeantes. Ils ont discerné ce fondement dans un constat : l'homme, quel qu'il soit, est la valeur par excellence. La Déclaration ne fait que constater cette valeur réelle, objective ; elle la proclame. Elle affirme qu'elle s'étend à tous les hommes ; qu'elle ne dépend pas des caprices des gouvernants. Elle trouve dans les droits universels inhérents à cette valeur le fondement solide de la paix intérieure et extérieure des nations, du développement, de la solidarité et des relations internationales.
I- PLURALITE ET PLURALISME
Protéger et promouvoir ces droits de l'homme, c'est la raison d'être de l'ONU ; c'est la mission qui lui est confiée. Parce que sa portée est universelle, la valeur de l'homme appelle la protection d'une pluralité d'institutions politiques et d'instruments juridiques. La valeur de ceux-ci s'appréciera à leur capacité d'honorer les droits de l'homme dans les contextes particuliers. La valeur relative des diverses institutions et des diverses lois apparaîtra dans la propriété qu'ont ces institutions et ces lois d'honorer l'homme, chaque homme, valeur par excellence.
La valeur : réelle ou constituée?
Il faut malheureusement constater que les valeurs qui s'expriment dans la Déclaration de 1948 sont de plus en plus battues en brèche au sein même de l'ONU. Il ne s'agit plus de la pluralité dont il vient d'être question. Cette pluralité légitime tend à être éclipsée de plus en plus par un pluralisme affectant la reconnaissance de l'universalité de la valeur de l'homme et de ses droits.
Le pluralisme dont il est ici question ne se situe pas au même niveau que celui où se trouve la pluralité que nous venons d'évoquer. Dans ce dernier cas, celui de la pluralité, il s'agissait de la qualité affectant des institutions différentes, certes, mais visant, toutes, le respect de la valeur de l'homme.
Le pluralisme auquel on fait désormais souvent référence dans les conférences de l'ONU signifie la diversité des conceptions quant à la valeur de l'homme lui-même, et non plus de la pluralité des institutions appelées à honorer celui-ci. Ce pluralisme signifie que les références axiologiques proclamées en 1948 sont désormais en sursis et en quelque sorte gelées. Elles ne valent plus que conditionnellement, c'est-à-dire pour autant que telle assemblée ou tel gouvernement consente à les valider. L'idée d'une valeur objective reconnue à l'homme, antérieurement à toute déclaration, à toute ratification, est suspendue. La préséance est donnée à des sujets individuels ou collectifs qui décident non seulement des droits de l'individu humain mais jusqu'à son existence. L'être humain n'est plus une valeur objective, une valeur réelle, c'est-à-dire existant bel et bien ; c'est une valeur constituée ou non par des sujets volontaires, qui non seulement se réservent d'octroyer de la valeur à un individu, mais qui emploient leur pouvoir de décision à accorder ou à refuser l'existence à tel individu ou à telle classe d'individus. Dès lors, puisqu'il y a un lien essentiel entre démocratie et droits de l'homme, l'avenir de la démocratie — en tant que celle-ci reconnaît l'égale dignité de tous les hommes — est lui-même en danger.
Ainsi qu'on le constate, cette évolution, que nous allons illustrer par divers exemples, ruine l'idée d'universalité que l'on croyait indissolublement attachée à la valeur essentielle de tous les êtres humains.
Nous allons montrer plus en détail comment se manifeste cette nouvelle perception de la valeur de l'homme dans les documents produits par l'ONU. Nous verrons comment cette nouvelle perception s'exprime : d'abord au plan théorique, ensuite au plan institutionnel.
Une conception " purement consensuelle " des droits de l'homme
La conception de la valeur qui prédomine aujourd'hui dans les milieux onusiens est résolument empiriste. Avec de nombreux autres auteurs, Rawls a contribué à ancrer la conviction qu'il fallait renoncer à chercher des références axiologiques admises par tous les hommes. Ce pragmatisme radical déteint sur l'ensemble de l'ONU. Pour la technocratie onusienne, les valeurs sont le résultat de calculs utilitaires résolus par consensus ou décidés à la majorité. Les valeurs sont des préférences ; elles s'expriment dans la fréquence des choix et se mesurent dans des histogrammes : un triomphe pour la courbe de Gauss. D'où la tyrannie de la majorité, déjà dénoncée par Tocqueville . Ce qui importe, c'est la satisfaction des passions de l'homme. Le droit fondamental de l'homme, c'est le droit à satisfaire ses passions individuelles fût-ce celui de (se) donner la mort. C'est cela que devrait entériner le droit positif.
Les droits de l'homme sont ainsi l'aboutissement, nécessairement provisoire, d'une procédure incessante, dont les conclusions sont à remettre constamment en question. Cependant, aussi longtemps qu'elles durent, ces conclusions successives auront une force impérative : elles déterminent les droits de l'homme. Puisque nous échouons — dit-on — à fonder objectivement la valeur intrinsèque de l'homme, nous devons nous résoudre à voir défiler, tour à tour, des décisions, des paradigmes successifs, accordés — selon certains — au Nouvel Âge. Ces décisions volontaires sont seules constitutives de valeur ; il faut donc s'y soumettre. Il faut sacrifier au mimétisme collectif, qui requiert l'unanimité . C'est ce que nous avons appelé naguère " le syndrome de Panurge " . Les décisions volontaires sont contraignantes et censées jouir de la " sainteté " civile dont Rousseau gratifiait la loi, au motif que celle-ci était l'expression infaillible de la volonté du souverain. Ceux qui brisent le consensus pratiquent donc le dissentiment ; leur dissidence est intolérable, car elle émane d'une conception de la valeur caractéristique d'un âge révolu. Désormais, les dissidents sont ceux qui persistent à déclarer que l'homme vaut par lui-même, qu'il a sa valeur intrinsèque, qu'il est une valeur objective, réelle. C'est ce que proclamait la Déclaration de 1948, qui détaillait les implications de ces prémisses.
II- L'ONU CONTRE L'ONU
L'ONU dans son ensemble a laissé filer la référence à ses propres origines ; elle lui a superposé une conception que l'on peut appeler " purement consensuelle " des droits de l'homme, conséquence incontournable de sa conception de la valeur. L'ONU a ainsi pu lancer ce qu'elle-même appelle de " nouveaux droits de l'homme ", face auxquels il est incongru et inopérant d'opposer la conception réaliste de ces droits.
Au sein de l'ONU, cette révolution, ou plutôt cette involution, dans la conception des droits de l'homme s'est faite sans bruit, par grignotement, jusqu'à ce que soit pratiquement désactivée la conception originaire et réaliste de ces droits. En arrière-fond, ce qui s'est produit, c'est une subversion dans l'ordre des valeurs. Aujourd'hui, la valeur de l'homme n'est plus à l'abri de toute contestation.
Ces " nouveaux droits " sont attachés à des " préférences ", à des " valeurs " nouvelles. Ainsi, il n'est plus question, comme il y a à peine vingt ans, d'autoriser l'avortement, c'est-à-dire de déroger au droit fondamental à l'existence . Désormais, l'avortement devrait être un nouveau droit, fondé sur l'exaltation illimitée de cette valeur " absolutisée " qu'est la liberté individuelle. De même pour les " nouveaux modèles de famille ", pour la " santé génésique ", les " droits reproductifs ", l'homosexualité, l'autonomie sexuelle des adolescents et des enfants, la stérilisation, l'euthanasie, etc.
L'abandon de l'anthropocentrisme
La conception " purement consensuelle " de la valeur et des droits de l'homme se caractérise encore par son relativisme intégral, son scepticisme et son agnosticisme. De l'homme, nous ne pouvons rien dire de vrai, mais les nécessités de la vie sont là et nous forcent à des compromis. Dès lors, il n'est pas surprenant que cette impossibilité dans laquelle se trouverait l'homme de savoir qui il est, de connaître le sens de sa vie, s'accompagne d'un abandon de l'anthropocentrisme traditionnel.
À leur manière, la philosophie médiévale et la philosophie moderne, notamment avec Descartes, avaient affirmé la centralité de l'homme dans le monde, la vocation de l'homme à connaître, organiser, transformer le monde. L'homme est sujet d'action responsable, sujet d'histoire, capable de comprendre, d'imprimer sa marque à la Nature. On insiste donc ici sur la raison et la volonté libre caractéristique de tous les hommes.
La nouvelle conception des valeurs et des droits ne peut s'accommoder de cet anthropocentrisme . C'est pourquoi elle se rattache aux courants monistes et néo-panthéistes, dont le plus connu est le New Age . La valeur de l'homme et ses droits sont non seulement relatifs au sens qui a déjà été expliqué. Ils sont relatifs à la Nature qui environne l'homme. L'homme n'est finalement qu'un fragment de cette Nature, qui, elle aussi, a des droits — des droits " naturels ". Être éphémère, parcelle du Grand Tout matériel, l'homme doit accepter de se sacrifier, s'il le faut, aux impératifs de l'environnement matériel d'où il tire en fin de compte sa seule réalité et qui seul donne sens à son existence. Par rapport au milieu ambiant, à l'" écosystème ", plus aucune transcendance n'est reconnue à l'homme. Celui-ci est confiné dans une perspective strictement holistique : il n'y a qu'une seule réalité globale de laquelle et dans laquelle l'homme n'est qu'une parcelle éphémère. D'où le regain d'intérêt des thèses évolutionnistes et le succès de l'éthologie, qui prétend éclairer le comportement des hommes à partir de celui des animaux.
III- LES ÉTATS COURT-CIRCUITES
La mise en question, au sein de l'ONU, des valeurs proclamées et protégées par la Déclaration de 1948 n'est pas seulement théorique. Elle se manifeste également dans des dispositions pratiques voire institutionnelles. Ces dispositions trouvent leur traduction dans des instruments ordonnés à la mise en œuvre des nouvelles " valeurs " et des " nouveaux droits ". Nous examinerons quelques exemples.
Les conventions
Le consensus obtenu dans les assemblées internationales est invoqué par des agences de l'ONU pour presser les nations à signer des pactes ou conventions portant sur les " nouvelles valeurs " et les " nouveaux droits de l'homme " obtenus par consensus. Dès qu'ils sont ratifiés, ces documents acquièrent force de loi dans les États signataires. Ainsi sont contournées les législations nationales qui, elles, continuent — du moins dans les pays démocratiques — à prendre au sérieux la conception réaliste de la valeur de l'homme et de ses droits. Ce recours aux conventions a pour effet de donner aux " nouveaux droits " de l'homme une force de loi que la Déclaration de 1948, avec sagesse, s'était bien gardée de s'attribuer . Désormais, les " droits de l'homme " sont définis de façon volontariste par des textes juridiques positifs. Il n'y a plus de distinction ni de tension tonique entre des droits déclarés, antérieurs à toute législation positive, et les droits énoncés dans les lois. Le droit positif coïncide avec le droit naturel ; il a la même extension que lui et, comme lui, il a sa seule source dans le Vouloir du Prince.
II est également question d'une Charte de la Terre dont on fait de temps en temps mention, et dont les grandes lignes ont été divulguées. Les brouillons de cette Charte justifient les plus vives appréhensions ; son adoption signifierait l'abandon de la conception anthropocentrique des droits de l'homme. Dorénavant, l'homme devrait être sacrifié au " développement durable ". Sans désemparer, cette Charte devrait inspirer un nouveau Code universel de conduite, qui entérinerait l'évincement de la conception moderne des droits de l'homme.
Pour verrouiller les " nouveaux droits " et intimider les contestataires éventuels, une Déclaration des défenseurs des " nouveaux droits " est annoncée sous le titre de Human Rights Defenders Déclaration . Soit encore que les propagateurs des " nouveaux droits " éprouvent curieusement le besoin de se faire protéger. Ce qui est en revanche plus préoccupant, c'est que les États, groupes et particuliers qui s'opposeraient à ces " nouveaux droits " pourraient être l'objet de poursuites pénales. Il faut en effet réprimer ceux que l'on aura préalablement démonisés.
Cette répression devrait figurer parmi des compétences de la Cour pénale internationale, par ailleurs utile. Cette même Cour serait en outre appelée à invalider les législations nationales par le biais de la jurisprudence, alors même que les juges nationaux, intimidés, inclinent déjà à renoncer à leur indépendance.
Ainsi tant par le biais de la jurisprudence que par celui des conventions, les États sont dessaisis d'une prérogative essentielle à leur souveraineté : l'autonomie, au sens strict, c'est-à-dire étymologique de ce terme : le pouvoir de se donner des lois.
La souveraineté abolie
Après cela, on ne s'étonnera pas de constater que la contestation sournoise de la valeur de l'homme aboutisse à un projet de transformation substantielle de l'ONU. Selon la Charte de San Francisco et selon la Déclaration universelle, l'ONU devait être une assemblée d'États souverains, même s'il est vrai que, dès les origines, le Conseil de sécurité a apporté un sérieux bémol à cet engagement généreux. En vertu de leur adhésion à la Déclaration, ces États sont invités à assurer " la reconnaissance et l'application universelles et effectives " de ces " droits et libertés ", grâce à des " mesures progressives d'ordre national et international " .
Cependant, ce qui est de plus en plus insolite, c'est que l'ONU se pose en arbitre des droits de l'homme et de la démocratie, alors qu'elle-même ne s'est jamais exposée à la sanction de sa base. L'ONU n'a pas de structure institutionnelle démocratique, en ce sens qu'elle n'a pas à répondre de ses actes face au corps politique virtuel constitué par tous les citoyens du monde qui y ont délégué indirectement leurs mandataires. Par là, l'ONU diffère profondément de l'Union européenne.
Or depuis 1990, initialement sous l'impulsion de Willy Brandt, puis, en 1994, avec la caution de Jan Tinbergen, prix Nobel d'économie, sous la pression encore d'une ONG, la Commission on Global Governance, la transformation de l'ONU en un système de gouvernement mondial est envisagée de plus en plus clairement. Cette tendance marquée à la centralisation désactive les États particuliers et les corps intermédiaires, affaiblissant par là la démocratie. L'ONU, déjà cerbère des " nouveaux droits " de l'homme, deviendrait tout à la fois productrice de la pensée unique, gardienne du " politiquement correct ", auto-investie de la répression de la " déviance " qu'elle se réserve de définir.
La globalisation
Cette fragilisation des États est encore potentialisée par la globalisation de l'économie, qui, de fait et souvent de droit, prive les États souverains de leur pouvoir et de leur devoir d'intervention dans le domaine économique. La concentration des grandes compagnies donne naissance à des oligarchies sans aucun précédent dans l'histoire. Ces oligarchies organisent des lobbies qui modèlent les législations nationales à leurs convenances, par exemple en matière d'horaires de travail ou de localisation. En outre, ces concentrations constituent par là un facteur de dissolution de la famille. À cette mobilité des firmes vient encore s'ajouter la rapidité fulgurante des flux financiers. De tout quoi il résulte que la globalisation peut profiter à la prospérité économique des dictatures et même inciter les pays développés à révoquer leurs lois sociales protégeant les travailleurs.
Bénies par la Banque Mondiale et par le PNUD, la concentration économique actuelle, la mondialisation, entérinent l'exaltation idolâtrique des valeurs économiques. Ces valeurs devraient rester à leur niveau propre : être des moyens utiles à l'obtention de certaines fins. On oublie que l'économie a pour but premier de permettre aux hommes de mieux vivre. Mesurée par le profit, l'expansion est érigée en fin en soi. Hommes et femmes sont inéluctablement producteurs-consommateurs. Horaires, calendrier et lieu de travail sont dictés par les impératifs du marché. Le travailleur lui-même se délocalise : il fait la navette hebdomadaire entre Paris et Londres, Rome et Bruxelles ; il ne retrouve sa famille que le temps d'un week-end pressé.
Ainsi, par un incontournable retour des choses, l'homme, que l'économie devrait servir, devient un moyen parmi d'autres au service de l'expansion et du marché global. Ainsi les concentrations actuelles sont l'expression la plus étonnante d'un libéralisme outrancier que rien ne semble pouvoir modérer. Ces nouveaux conglomérats engloutissent et les individus et les États, sous les applaudissements de la galerie. Mais comment ne pas discerner que ces conglomérats risquent d'apparaître bientôt comme l'infrastructure économique de la nouvelle Internationale déjà préparée, comme on l'a vu, par d'autres voies convergentes ?
Cette concentration de pouvoir, fantastique et abusive, suffirait à montrer que le libéralisme poussé à son paroxysme peut dériver vers un totalitarisme sans précédent. Toutefois, pour s'imposer sans conteste à l'échelle mondiale, ce libéralisme dévoyé doit emprunter au socialisme quelques-uns de ses traits les plus pervers. Lorsque l'ONU se pose en instance constituante des valeurs et en source de " nouveaux droits " correspondants, lorsqu'elle rogne la souveraineté des nations, lorsqu'elle s'assigne la mission d'imposer une pensée unique, lorsqu'elle s'équipe pour étouffer la divergence, l'ONU est en train d'instaurer une Internationale dont d'autres ont rêvé avant elle, mais qu'elle s'emploie à réaliser dans l'histoire.
La démocratie
II faut donc constater que dans la mesure où elle cesse d'être la gardienne des valeurs qui lui ont donné naissance, l'ONU perd sa légitimité. Bien plus, comme il ressort de l'analyse des " nouveaux droits " de l'homme, l'ONU est en train de se transformer en une " machine totalitaire ". Avec certaines de ses agences les plus remuantes, l'ONU se transforme en une machine à remonter le temps. Elle ré-instaure une conception perverse des droits de l'homme, tout à fait semblable à celle que l'autre ONU — celle de 1945, celle de 1948 — avait voulu désactiver définitivement.
Les valeurs fondatrices invoquées pour garantir la paix et assurer le développement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont exténuées par la fragilisation des États souverains. Ceux-ci sont en réalité les seuls cadres politiques dans lesquels la démocratie s'instaure. La débilitation de ceux-ci est donc nécessaire si l'on veut briser le principal verrou institutionnel capable d'endiguer la démesure mondialisante et globalisante. La nouvelle conception des droits de l'homme, et la procédure d'où ceux-ci découlent, constituent les prémisses d'un pouvoir mondial unique, excluant toute possibilité de contestation.
Voilà ce qui arrive lorsque les outrances du libéralisme forment un attelage disparate avec les outrances du socialisme. À vrai dire, Hobbes nous en avait déjà avertis : l'exaltation forcenée de la liberté individuelle conduit tôt ou tard à l'engendrement du Léviathan .
IV- REPERES POUR UNE STRATEGIE
La cohésion d'une société, de toute société, suppose que tous les membres de cette société reconnaissent librement certaines valeurs. Bien entendu, la solidité de cette cohésion est fonction de la reconnaissance de ces valeurs et de la volonté de susciter une société solidaire. Un société où chaque individu s'arroge le droit de définir les valeurs à son gré est vouée à devenir anarchique et finit par sombrer dans la violence. Dans une société de ce genre, le " pluralisme ", si souvent chanté, n'est jamais que passager. La pensée unique l'emporte toujours et, avec elle, c'est le plus fort qui finit par imposer sa loi aux autres.
Les grandes déclarations de droits qui ont jalonné l'histoire politique et juridique présentent toutes le même trait commun : elles ont voulu dénoncer le pouvoir arbitraire, endiguer les abus de pouvoir, faire participer tous les membres de la société civile à la bonne marche de la communauté politique. Les princes se sont élevés contre l'absolutisme royal, les bourgeois contre les privilèges de la noblesse, les prolétaires contre toutes les formes d'oppression. La Déclaration de 1948 s'inscrit évidemment dans cette dynamique. Dans son Préambule, elle constatait que la Seconde Guerre mondiale avait sa cause fondamentale dans le refus de reconnaissance de l'égale dignité de tous les hommes.
Une culture des droits de l'homme
II est urgent de donner une nouvelle impulsion à cette conception de la valeur de tout homme. Il faut en revenir au réalisme de bon aloi qui a inspiré les hommes politiques et les juristes de l'immédiat après-guerre. L'homme est, dans l'ordre des êtres finis, la valeur première. Il a droit à la vie ; il naît libre. Doué de cœur et de raison, il est capable d'organiser ses rapports aux autres et de se situer dans le monde ; doué de langage, il est capable de dialoguer, de délibérer, de se concerter avec les autres hommes. Reconnaître l'homme, le protéger, le promouvoir, c'est la tâche de toute société qui se veut démocratique. Lorsque, dans une société, le droit à la vie et à l'intégrité physique n'est plus reconnu comme un donné premier et que ce droit est suspendu au fil du consensus, la voie est ouverte pour une régression vers la barbarie. L'expérience la plus récente le confirme : là où des lois perverses accordent aux parents le " droit " de disposer de la vie de leurs enfants, apparaissent bientôt des lois non moins perverses accordant aux enfants le " droit " de commanditer la mort de leurs parents.
Ici encore, il apparaît que les droits de l'homme ne sont pas simplement confiés à la sollicitude des personnes ; ils doivent être éprouvés comme un bien culturel. Or la débilitation des États et des nations ne peut que fragiliser les cultures. Et la disparition des cultures particulières où sont honorées des valeurs réelles est désastreuse pour la sauvegarde des droits de l'homme. Car pour que les droits de l'homme, et en particulier le droit à la vie, soient honorés, il faut un arrière-fond culturel porteur. Avec la perte de la mémoire, favorisée par cet instrument — par ailleurs merveilleux — qu'est l'ordinateur, le gommage des racines culturelles, précipité par l'unidimensionalisation médiatique, la référence à une culture porteuse des droits de l'homme s'érode. Il en résulte que les valeurs, sans lesquelles il n'y a pas moyen de construire une société, sont perçues comme émanant des individus via le consensus, autrement dit qu'elles sont subjectives. De là résulte que la règle de la majorité, qui n'était qu'une règle de fonctionnement, devient source de valeurs. Ce dernier problème mérite un attention particulière, car il est le point focal des confusions actuelles concernant les droits de l'homme.
Le paradoxe de la majorité
La démocratie repose sur l'égale dignité de tous, sur la liberté de pensée, d'expression, d'association. Mais lorsque la règle de la majorité cesse d'être une règle de fonctionnement, elle s'absolutise en quelque sorte et devient la seule source du droit. C'est ce qui arrive lors des procédures consensuelles ; c'est ce qui se passe habituellement dans les comités d'éthique. Certes, au point de départ on tend vers le consensus, et il est entendu que chacun s'efforce avec fair play d'y arriver. Cependant, avant même que ne soit mise en branle la procédure consensuelle relative à tel ou tel cas appelant une décision, les parties appelées à décider ce qui est juste dans tel cas ont souscrit un accord unanime. Cet accord préalable est pris " derrière un voile d'ignorance " ; il est purement formel et porte qu'en cas d'impossibilité d'accord procédural, la règle de la majorité prévaudra et sera appliquée. Cette règle, qui est admise a priori c'est-à-dire de façon purement formelle, fait en sorte que les valeurs caractéristiques de la démocratie varient au gré des majorités et qu'elles dérivent en fin de compte de la majorité des voix, puisque le respect de celle-ci est la norme souveraine et d'ailleurs unique.
Il s'ensuit que, tant en raison des aléas inévitables de la procédure consensuelle qu'en raison de l'impératif purement formel de la règle de la majorité, aucune valeur n'a la moindre chance d'être reconnue comme universelle. D'où le paradoxe : la démocratie repose sur l'égalité de tous, sur la liberté de pensée, d'expression, d'association, etc. Mais, absolutisée, la règle de la majorité fait en sorte que les valeurs de la démocratie dérivent de la prépondérance de certaines voix. Par conséquent, les valeurs ainsi définies n'ont aucune chance d'être jamais reconnues comme universelles, alors qu'elles ont la prétention de s'imposer à tous au nom d'une fiction : la volonté générale, censée s'exprimer à la majorité des voix.
En conséquence, la règle de la majorité est non seulement insuffisante mais dangereuse, si elle n'est pas surplombée par des références méta juridiques à la vérité et à la solidarité (ou sociabilité). La règle formelle de la majorité légitime a priori la tyrannie des plus nombreux et de leurs meneurs. Cette même règle implique même une indifférence de principe face à la vérité et face au bien. En soi, rien ne garantit que la procédure consensuelle ni la règle de la majorité n'aboutiront à la vérité ou au bien. Bien plus, si, dans la procédure préalable à la décision consensuelle, il devait arriver que quelqu'un ait raison parce qu'il est dans la vérité, rien ne dit a priori qu'il serait suivi ni que la vérité en question serait reconnue. D'où le rôle essentiel abandonné à l'opinion et aux sentiments, qu'il faut travailler et manipuler . De plus, comme la majorité est censée refléter l'opinion générale, il faut qu'elle appelle à l'existence un tribunal permanent chargé de désigner la dissidence et de la condamner.
Il importe cependant de remarquer qu'il n'y a pas de liberté possible dans un milieu où chacun peut choisir " sa " vérité. En effet, dans un tel milieu, je voudrai nécessairement imposer " ma " vérité à la liberté d'autrui. L'universalité est prise en relais par l'intolérance. La voie est alors ouverte aux idéologies imposées, fournissant un ersatz de vérité, paralysant la raison, étranglant le dissentiment.
Il faut donc savoir quelle société nous voulons construire et quel héritage nous voulons léguer à nos successeurs. Nous ne pouvons nous limiter à expérimenter des valeurs au seul plan individuel. La valeur s'offre au partage et scelle la solidarité. En Europe occidentale, nous sommes héritiers d'une culture qui honore les droits de l'homme.
Au plan pratique, nous pouvons considérer que les valeurs aujourd'hui les plus contestées sont aussi celles qui, pour ce motif même, doivent être promues prioritairement. Nous allons détailler comment peut être promue la valeur intrinsèque de l'homme en considérant successivement le capital humain, la sociabilité humaine, la participation politique, la justice, l'insertion de l'homme dans la nature.
Le capital humain et le travail
Aux oreilles de certains de nos contemporains, l'expression " dignité de l'homme " a une consonance " fâcheusement chrétienne ". Il est vrai que le christianisme a puissamment contribué à développer l'anthropologie philosophique et à élaborer la réflexion sur la personne. On ne saurait cependant perdre de vue que cette réflexion a démarré avant le christianisme, en particulier dans la philosophie et la littérature grecques. Cette réflexion doit également beaucoup à l'apport des juristes de la tradition romaine. Rappelons en outre qu'une partie très originale de la production philosophique du siècle dernier (à savoir le XXe) est consacrée à la personne, y compris en dehors de la mouvance chrétienne. On peut d'ailleurs regretter que ces contributions très diversifiées aient été éclipsées par d'autres courants, souvent flattés par les médias.
Toutefois, des études récentes nous pressent de reprendre ce thème de la valeur de l'homme et de la personne à la lumière de la notion de " capital humain ". On sait que cette notion a été étudiée par des économistes nord-américains, et en particulier par Gary Becker . On sait que, schématiquement, le capital physique inclut le capital financier, c'est-à-dire une somme d'argent produisant un intérêt — et le capital technique, c'est-à-dire les moyens matériels de la production : usines, machines, équipements, etc. Quant au capital humain, il est constitué par l'instruction, le savoir-faire, la qualification, les soins de santé auxquels une population a accès ; c'est un investissement à long terme puisqu'il est appelé à " rendre " aussi longtemps que dure la vie des membres de la Cité.
Approfondir la réflexion sur le capital humain me paraît être une tâche prioritaire aujourd'hui. Cet approfondissement devrait se développer selon deux axes.
Tout d'abord, la notion même de capital humain devrait être débarrassée des harmoniques utilitaristes qui l'appauvrissent trop souvent. Il ne saurait être question de s'en tenir à une conception réductrice du capital humain. Dans une vision radicalement économiciste et libérale, l'homme devrait être bien formé afin d'être un agent de production efficace et le plus rentable possible sur le marché du travail. Le capital humain serait aujourd'hui l'agent de production le plus efficace dans la génération du profit.
Il est nécessaire de dépasser cette approche restrictive et d'inverser la perspective économiciste. Comme le soulignent bien des spécialistes contemporains, le travail est non seulement un devoir mais un droit. L'homme en a besoin et y a droit. Il y a droit pour se réaliser personnellement ; il en a besoin pour vivre et pour faire vivre sa famille. C'est pourquoi il y a un lien étroit entre démocratie politique et développement économique. Dans les deux cas, les personnes sont invitées à participer à la réalisation du bien commun. En outre, chaque homme est appelé à apporter une contribution personnelle et originale à l'édification de la société, et celle-ci doit aider les personnes à exercer ce devoir. C'est à la lumière de ce droit et de ce devoir qu'il faut comprendre la notion de capital humain et le rôle décisif de l'éducation dans la formation de celui-ci.
La promotion intégrale du capital humain implique donc que tous les hommes aient accès à deux sphères de valeurs supérieures à la sphère des valeurs utilitaires : la sphère de la vérité et la sphère du bien moral. L'impossibilité, pour le segment majoritaire de la population mondiale, d'accéder au savoir, définit aujourd'hui le nouveau visage de l'apartheid. Ainsi que l'ont montré Galbraith et Toffler , le savoir, s'il est concentré, ouvre la voie à l'abus de position dominante et à l'hégémonie. C'est ce qui ressort aussi du Rapport sur le développement humain publié par le PNUD en 1999. Mais, comme l'a par ailleurs montré Amartya Sen , le libre accès à l'information et le partage du savoir sont des conditions d'accès au développement politique et à la démocratie.
Ainsi, promouvoir le capital humain, c'est prendre les dispositions nécessaires pour que tout homme puisse développer ses potentialités et les exercer. L'épanouissement personnel implique certes que l'homme puisse reconnaître ses propres potentialités, mais aussi que celles-ci soient reconnues par la société. C'est pourquoi le chômage est à la fois cause et signe d'exclusion. La réflexion contemporaine sur la valeur morale de justice ne saurait donc se limiter à une réflexion sur le partage de l'avoir. Elle doit mettre au premier plan la question de la subsidiarité telle qu'elle se pose aujourd'hui. D'où l'importance de l'État-nation pour protéger et promouvoir la réalisation personnelle de tous ses membres. Nul homme n'est de trop sur terre ; chacun a une contribution irremplaçable à apporter au bonheur de tous. D'où la nécessité de reprendre le thème de la sociabilité.
La sociabilité et la famille
Avec le thème de la valeur de l'homme, la réflexion sur la sociabilité a également été très développée par la philosophie contemporaine. Ce qui constitue la communauté humaine, c'est que nous avons chacun l'étonnante capacité d'être auteur les uns pour les autres. Auteur, cela veut dire que nous avons quelque chose à apporter aux autres, quelque chose qui les fera grandir — et, réciproquement, que nous avons tous un supplément d'être à recevoir d'autrui.
Prenons à nouveau notre zoom et fixons notre attention sur un cas précis : celui de la famille. Celle-ci est une valeur concrète où la sociabilité humaine se réalise de façon exemplaire. C'est en effet dans la société civile, et primordialement dans la famille que se forment les qualités civiques, les " mœurs " selon Tocqueville.
Dans un ouvrage célèbre , Gary Becker a montré que la famille était le lieu primordial où se formait le capital humain, objet de ses travaux précédents. Pour l'ensemble de ses travaux, Gary Becker a reçu le prix Nobel d'économie en 1992. Il a également mis en relief le rôle fondamental de la mère dans la formation de la personnalité de l'enfant. C'est en effet dans la famille que l'enfant acquiert les connaissances et les vertus qui seront hautement appréciées dans la société : sens du service, solidarité, ponctualité, initiative, etc. Évidemment, il ne saurait être question de ne voir dans la famille qu'un moyen utile à la prospérité économique. Comme nous l'avons montré à propos du capital humain, il faut rejeter toute visée purement utilitariste ou réductrice de la famille pour dégager clairement ce qui en fait la valeur incomparable.
Les conclusions de Becker ont été confirmées de façon tout à fait inattendue par une enquête menée par un autre chercheur français. Dans une étude sur l'acquis et l'inné, Michel Duyme a montré combien l'influence de la famille d'accueil était déterminante sur le quotient intellectuel des enfants adoptés .
Paradoxalement, c'est en étudiant la crise actuelle de la famille que l'on saisit mieux la valeur de celle-ci. Un autre auteur français, Claude Martin, a récemment étudié ce qu'il appelle " l'après-divorce " et le rôle de la famille face au risque d'exclusion . Claude Martin constate que la famille est perçue comme une richesse, un " capital social ", une protection rapprochée, un lieu de solidarité, voire même un " lieu de survie " — alors que l'État-providence est défaillant. Car, par un effet de boomerang, l'État, voulant flatter les individus, échoue à maîtriser la marginalisation dont il accroît lui-même les risques en minant l'institution familiale. La famille est capable de faire face à des problèmes sociaux que l'État maîtrise de moins en moins : rejet, " désinsertion ", exclusion, etc.
À force de demander à la loi positive de célébrer de " nouveaux droits " individuels au détriment de l'institution familiale, on ne peut aboutir qu'à une société anti-solidaire, où règnent l'anarchisme, dont profiteront les plus forts, et l'exclusion, dont pâtiront les plus faibles.
D'où une conclusion incontournable : la famille est la cellule de base de toute société démocratique dans la mesure où en elle se conjuguent l'égalité et la solidarité, Il s'ensuit que les pouvoirs publics doivent promouvoir la valeur de la famille non seulement parce que celle-ci est un bien pour les membres qui la composent, mais aussi parce qu'elle est un bien pour le communauté politique et économique.
La société politique et la démocratie
La société politique est une réalité concrète dont la valeur est de l'ordre des moyens. Elle est au service des personnes et des communautés de personnes. L'utilitarisme engendre un mimétisme qui fragmente : il ne peut qu'exaspérer les divisions ; poussant à désirer le désir de l'autre, il est générateur de violence . Pour vivre ensemble, les hommes ont besoin de vérité, d'une vérité qui n'obéisse pas aux caprices, à l'opinion, à l'opportunité. Lorsqu'une société renonce à se préoccuper de cette valeur qu'est la vérité, elle est mûre pour se livrer à tous les leurres idéologiques.
Un point mérite aujourd'hui une attention spéciale. Il est souligné par Amartya Sen, déjà cité. Une société démocratique authentique suppose la liberté d'expression — l'une des concrétisations majeures de la liberté humaine. Sans liberté d'expression et de critique, les gouvernants peuvent persister à commettre toutes les erreurs et tous les abus : ils ne sont jamais sanctionnés et peuvent perpétuer indéfiniment leurs égarements . La valeur de la démocratie dépend donc de la capacité qu'ont les citoyens de juger leurs gouvernants et de la marge de liberté effective dont ils jouissent pour ce faire. La masse de population semi-analphabète qui se trouve dans le tiers-monde est une catastrophe humaine, politique et économique. Pourtant, c'est dans cette masse que se trouve un énorme gisement de valeurs humaines qui ne demandent qu'à être éveillées.
À l'heure où se multiplient les synergies internationales, préserver la souveraineté des États est aussi nécessaire que de protéger des corps intermédiaires au sein des nations elles-mêmes.
Le droit : vers la " Common Law "?
Les malentendus concernant la pluralité et le pluralisme sont alimentés par les deux grandes traditions juridiques que l'on retrouve à l'échelle mondiale. D'une part, il y a la tradition romaine qui est très attachée aux codes. Cette tradition a abouti à des monuments remarquables, comme le Code Napoléon. C'est de cette tradition que sont issues également certaines grandes déclarations, dont celle de 1948. Cette tradition considère qu'existent des valeurs premières qu'il appartient au Droit de protéger . La tradition anglo-saxonne ne s'est certes pas développée en marge de l'héritage romain, mais elle a privilégié la Common Law. Cette " loi commune " est moins attachée à la loi écrite, reconnaît un rôle nettement plus important à la coutume comme source du droit, est modulée selon les circonstances, dépend davantage de la décision des juges .
Actuellement, nous assistons à une concurrence, voire même à une confrontation de ces deux conceptions du droit. La tradition de la Common Law, solidement implantée dans tout l'ancien empire britannique, est incontestablement plus réceptive que la tradition latine à l'idée de consensus comme source privilégiée du droit. La mouvance anglo-saxonne offre par là un terreau favorable à l'acceptation d'une conception erratique des droits de l'homme. Ceux-ci ne seraient pas des valeurs objectives dont le législateur devrait prendre acte et qu'il devrait protéger ; ils seraient le résultat d'une procédure consensuelle que nous avons expliquée plus haut.
C'est ici que s'enracinent de graves confusions, car au nom du consensus, on vise à imposer des conventions qui rendraient caduques les références aux valeurs méta juridiques honorées par la tradition latine et exprimées dans les grandes déclarations de droit. On franchit alors un pas que les théoriciens et les praticiens de la Common Law se sont généralement gardés de franchir, mais que Hobbes a franchi allègrement en affirmant que le droit naturel et le droit positif avaient finalement même contenu et même extension, et qu'ils n'étaient somme toute que l'expression de la volonté souveraine du Léviathan .
Sous couvert de pluralisme, cette conception perverse du droit ne peut que conduire à la généralisation du positivisme juridique. Reste à savoir à qui profite cette généralisation ? Maintenir fermement la référence aux valeurs méta juridiques apparaît ici comme la condition de possibilité d'une pluralité de législations, convergeant, à partir de situations nationales différentes, vers le même but : le respect universel des droits de l'homme.
L'environnement et la solidarité responsable
Il faut encore reprendre la question de l'environnement. La façon dont ce thème est généralement abordé reflète une fois de plus la vision utilitariste que nous avons rencontrée tout au long de notre analyse. Il faudrait bien gérer le milieu ambiant au motif que les ressources naturelles doivent être économisées afin de permettre un développement durable. Ce type de motivation n'est cependant guère de nature à susciter l'adhésion enthousiaste de tous. En effet, au nom de quoi une éthique utilitariste réclamerait-elle de ses adeptes des sacrifices qui, selon leur logique même, ne font que brider leurs intérêts, leurs profits, leurs plaisirs ?
La précarité de cette éthique est telle que, pour lui donner un semblant de légitimation, on fait de plus en plus appel à la restauration d'un panthéisme cosmique et à la réorganisation du culte de Gaïa.
Il faut donc ici aussi en revenir à la valeur essentielle qu'est l'homme. L'homme et la nature ambiante ne sont pas réalités de même rang. L'homme émerge de la nature ; il a la capacité de la connaître, d'y inscrire des projets. Il a même le privilège de faire de cette nature un usage libre et responsable. L'homme doit respecter la nature parce qu'elle est le bien de la communauté humaine tout entière. Nos descendants seront fondés à demander des comptes sur l'usage que nous aurons fait, aujourd'hui, du milieu ambiant. Nos contemporains de ce qu'on appelle le tiers-monde sont eux aussi fondés à demander des comptes concernant l'usage que les pays riches font, aujourd'hui, du milieu ambiant. Parler de " développement durable ", c'est trop souvent utiliser la référence à l'avenir comme un leurre pour occulter nos responsabilités dans l'usage injuste que nous faisons, aujourd'hui, du milieu ambiant.
Bref, ont ne peut pas perdre de vue que les techniques ont valeur de moyens. Elles doivent rester ordonnées au service des valeurs supérieures dont le respect conditionne le bonheur de l'homme.
IV- SOUS LE SIGNE DE LA CROIX
Face aux défis que nous avons analysés, l'Église apparaît de plus en plus isolée. Elle est probablement aujourd'hui la seule institution à défendre inconditionnellement la valeur intangible de tout être humain, son droit à la vie, à la famille, à la santé, au savoir, à la propriété, à la liberté, à l'association. Elle a ses martyrs : le cardinal Posadas au Mexique, des religieuses françaises en Argentine, des laïcs et des prêtres en Afrique centrale, en Chine, en Inde, au Soudan, à Timor et ailleurs. Elle a aussi ses prophètes : Cardijn, Teresa de Calcutta, Helder Camara, et Jean-Paul II.
Docte ignorance et créativité
Si l'Église prend parti pour l'homme avec autant de fermeté, et souvent en payant le tribut du sang, c'est parce que, par l'incarnation de son fils Jésus, le Père de toute tendresse a révélé l'immensité de son amour pour chaque homme . Sa valeur, l'homme la tient non seulement de sa condition de créature raisonnable et libre, mais plus encore de son adoption en Jésus . Sa valeur d'homme se fonde donc sur cette double condition. Comme l'ont reconnu quelques grands philosophes, l'homme participe à l'existence divine en tant qu'il est créature personnelle. Mais la Révélation apporte à cette connaissance raisonnable une dimension surnaturelle, à laquelle ouvre l'acte de foi, lui-même raisonnable. L'homme est image de Dieu ; il est appelé dès à présent à vivre sur le mode de la liberté des enfants de Dieu ; enfin il est destiné à l'éternité bienheureuse.
Cette condition de l'homme implique paradoxalement ignorance et créativité. Ignorance, car l'Évangile est muet sur les programmes politiques à lancer pour promouvoir les droits de l'homme, la démocratie, des lois plus justes, etc. Ignorance encore sur les mesures économiques susceptibles de favoriser le développement et la participation économique au bénéfice de tous. Créativité, parce que ni le monde ni la société n'ont été donnés par Dieu à l'homme comme des produits achevés, dans lesquels il n'aurait qu'à se lover. L'honneur de l'homme c'est d'avoir été associé par Dieu à la genèse d'une histoire et de s'en voir confier largement la responsabilité.
C'est pourquoi la pluralité des options politiques, juridiques, économiques, etc. est essentielle au christianisme. Il ne s'agit pas seulement, ici, d'un droit à la différence, mais d'un devoir de différence. Cependant, la visée sera partout la même : il s'agira toujours, en fin de compte, de promouvoir la valeur de l'homme. Mais cet objectif commun sera honoré autrement selon les circonstances et selon les conditions de vie.
L'Église doit donc accueillir aujourd'hui une nouvelle forme de pauvreté. Elle doit pratiquer humblement la docta ignorantia. Elle doit s'interdire la prétention cléricale à dicter, soi-disant au nom de l'Évangile, des programmes d'action politique ou économique pour lesquels elle n'a ni autorité, ni compétence. Elle doit s'interdire d'utiliser l'Évangile comme une référence idéologique qui légitimerait un programme d'action quelconque. Mais dans le même temps, l'Église doit montrer que, puisque l'acte de foi est raisonnable, les conduites qui s'en inspirent et s'en réclament doivent elles aussi être raisonnables. C'est précisément pourquoi la foi dilate la liberté de discuter la nécessaire pluralité des options concrètes, et, dans le même temps, manifeste la convergence de cette pluralité d'options. Tel est un des aspects essentiels de la liberté religieuse. Il appartient donc à l'Église de dénoncer le pluralisme agnostique qui met en péril l'objectif commun, et à vrai dire unique, qu'il faut viser par des voies convergentes.
Les théocraties séculières
L'Église doit donc poursuivre un double effort. D'abord effort de purification vis-à-vis de tout ce qui flaire la théocratie. Celle-ci consiste toujours en un abus de pouvoir où les affaires temporelles sont réglées au nom de l'autorité de l'Évangile. Il y a là insulte à l'Évangile, qui ne peut être manipulé ni subordonné à une finalité séculière ; et insulte à l'homme, qui — fût-ce au nom de l'Évangile — ne peut être aliéné de sa responsabilité dans la Cité.
Mais l'Église doit aussi lutter contre les théocraties séculières, dévoreuses d'hommes et fascinées par la mort. Ces théocraties séculières ont pris plusieurs visages au cours du XXe siècle. Naguère, tout devait se plier aux impératifs du Parti, de la Race, de la Nation. Aujourd'hui, au nom de la sacralisation de l'Efficacité, de l'Utilité, du Marché, les hommes sont pressés de souscrire à la Pensée Unique, les différences doivent être gommées, les sociétés " normalisées " afin de répondre aux exigences de l'incontournable globalisation.
Le débat actuel sur les valeurs et la démocratie révèle ainsi toute sa profondeur. Il ne porte plus seulement sur des questions d'anthropologie ou de morale philosophique, de théorie générale du droit ou de philosophie politique. Ce débat est fondamentalement de nature religieuse. L'Église est confrontée à une théocratie séculière face à laquelle elle ne peut rester muette. Le monde d'aujourd'hui est en droit d'attendre de l'Église qu'elle fasse briller la splendeur de la Croix d'un éclat particulier. Comme la Croix, l'Église doit apparaître comme un signe de division . Les chrétiens ne sauraient en effet cautionner une " unité " ou une " universalité " qui seraient suspendues aux vouloirs subjectifs de certains individus ou aux ukases de quelque puissance à prétention hégémonique.
La différence chrétienne
L'empire du consensus, la tyrannie de la majorité, la hantise de la " différence " et de la dissidence se manifestent avec force à l'ONU d'aujourd'hui. Ces tendances sont particulièrement perceptibles dans les discussions sur les " nouveaux droits de l'homme ", où l'accent est mis sur l'inclusion de l'avortement parmi ces " nouveaux droits ".
Ces tendances très marquées révèlent que l'ONU exploite ce que René Girard a appelé le " mécanisme de la contagion mimétique " . Les " nouveaux droits " façonnent les " mœurs ", pour reprendre l'expression de Tocqueville — nous dirions les conduites, les " valeurs " qui inspirent les conduites. Les " nouvelles valeurs " résultant des choix consensuels et/ou majoritaires induisent les nouveaux désirs mimétiques, c'est-à-dire les désirs d'imiter. Ceux-ci, stimulés par les médias, sont appelés à se répercuter, par ondes excentriques, à l'ensemble de la société humaine. Diverses expressions peuvent être évoquées ici pour désigner le champ d'extension illimité du processus mimétique : opinion, opinion publique, pensée commune, volonté générale, etc.
Dans la question des " nouveaux droits de l'homme ", cette extension, que rien n'endigue, du désir mimétique se manifeste dans la contagion fulgurante avec laquelle se répand le non-respect de la vie humaine. La transgression provocatrice — " pionnière " — de quelques-uns provoque l'" emballement mimétique ", c'est-à-dire la contagion. Cette contagion est, à notre estime, le signe des temps majeur qui interpelle l'intellectuel et le chrétien. Le consensus limitant ou même refusant le droit à la vie ne cesse de s'élargir. Des majorités se sont maintes fois prononcées pour priver ce droit de sa portée universelle.
L'exemple dramatique de l'avortement, d'abord libéralisé et dont l'ONU voudrait qu'il soit admis comme un " nouveau droit ", est plus qu'un exemple illustratif parmi d'autres. Il est en réalité le cas majeur illustrant la dérive vers le don de la mort à autrui comme expression de ma liberté souveraine. Telle est l'hypothèque rédhibitoire qui pèse aujourd'hui sur tout projet de société qui se veut démocratique ou qui prétend l'être.
Dans le cas de l'avortement, en effet, l'innocent absolu est déclaré coupable : il est le mal de la contraception ratée ; il est l'obstacle à ma carrière et à mon confort ; il est une contrainte inadmissible pesant sur ma liberté ; il est le frein à l'enrichissement et au développement. À l'innocence absolue doit correspondre la violence absolue. Cet enfant non né mérite d'être lynché. Il faut donc le désigner comme victime, comme victime coupable et le traiter comme tel, avec la violence qui le fera taire et disparaître.
De même les pauvres femmes du tiers-monde qu'on stérilise en masse : elles sont déclarées coupables de pauvreté ; de la leur propre, certes, mais aussi de celle du monde, parce qu'elles ont des enfants. Elles sont donc victimes coupables et doivent donc être traitées comme telles, avec la violence qui les empêchera définitivement de transmettre une vie réputée inutile. De même encore pour l'immolation des mendiants ou le mitraillage des gamins de rue. De même aussi pour les " personnes à charge " qu'on euthanasie.
Le langage populaire ne s'y trompe pas : l'avortement, la stérilisation des pauvres, l'euthanasie sont entrés " dans les mœurs ".
La tâche la plus belle et la plus fondamentale qui nous attend consiste à dénoncer ces dénis de droits de l'homme qui crient vengeance au Ciel. La démocratie a commencé le jour où l'Innocent absolu, l'Agneau de Dieu, a crié son innocence et où son cri a été entendu.
Cela s'est passé le Vendredi saint et s'est répété de nombreuses fois au cours de l'histoire. Notamment le 13 mai 1981 : " Pourquoi m'ont-ils fait ça ? " demandait Jean Paul II quelques instants après son attentat. Tel est le cri de la victime innocente que la contagion mimétique voudrait faire passer pour coupable.
" Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait " (Mt 25, 40). Telle est la charte chrétienne de la démocratie. Pour nous, la démocratie passe par le rejet de la violence mimétique, de la lapidation collective, telle qu'elles se cristallisent dans le consensus onusien. Entrer en démocratie, c'est d'abord crier l'innocence des victimes, de toutes les victimes : celles de la violence physique, mais aussi de la violence politique, économique, et de la pire de toutes : la violence idéologique (Cf. Mt 10, 28). La contribution des chrétiens à la cause de la démocratie dépendra d'abord de leur capacité et de leur volonté de se mettre aujourd'hui à l'écoute des victimes innocentes, et de s'en faire le prochain (Cf. Lc 10, 25-37). Tous les instruments d'analyse théorique que l'on met en œuvre pour étudier la démocratie, toutes les techniques d'actions qui sont préconisées n'ont de sens que si elles sont ordonnées à ce but. C'est ce que de nombreux saints, célèbres ou anonymes, ont fait au cours des siècles. Ils l'ont fait tout simplement, en suivant l'exemple du Christ, qui a rendu leur dignité à toutes les victimes innocentes, mais que l'opinion expédiait " hors du camp ". Œuvrer à la démocratie, aujourd'hui, c'est réintégrer à la communauté humaine ceux que les nihilistes d'aujourd'hui voudraient faire taire. C'est avec ces exclus que nous devons participer à la construction d'une société de communion et de solidarité.
M. SCH.
BIBLIOGRAPHIE :
Nous avons tiré grand profit des travaux antérieurs que l'Académie pontificale des sciences sociales a consacrés à la démocratie. Nous renvoyons également aux ouvrages suivants :
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BECKER Gary, Human Capital, New York, Columbia University Press, 1964.
BECKER Gary, A Teatrise on the Family, Cambridge MA, Harvard University Press, 1993.
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GALBRAITH John Kenneth, Pour une société meilleure. Un programme pour l'humanité, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
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TOCQUEVILLE Alexis de, De la démocratie en Amérique, Paris, Éditions Robert Zaffont, 1999.