Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
" Tout est prodigieux et providentiel dans cette vie, cette conversion et cette mort d'Ernest Psichari. Il symbolise l'œuvre que Dieu accomplit en ce moment. Comme lui et par lui, Dieu transforme la France renanienne en France de saint Louis ; c'est là le sens profond du drame qui se déroule.
"
Le Père Pègue à Jacques Maritain, 24 février 1916.
PSICHARI NE M'ETAIT PAS INCONNU, avant que j'ouvre le livre que Frédérique Neau-Dufour vient de lui consacrer : Ernest Psichari, L'ordre et l'errance, aux éditions du Cerf. Il y a une quarantaine d'années, mon père (ou ma mère) me donna le Voyage du centurion. Je me rappelle que le titre m'avait plu. Le centurion, c'était Rome et ses conquêtes ; le centurion encore de l'Évangile. J'en conservais une image assez floue : pureté du désert, l'homme face à Dieu grâce à un " tête-à-tête " sans pareil avec lui-même, et illumination de la conversion, après la retraite érémitique — hèrémos, grec : désert. J'ai toujours cru aux vertus de l'ascèse. Je rapprochais, sinon identifiais, Ernest Psichari et Charles de Foucauld : mystique de la pureté, gloire des armes et souvenirs aristocratiques. Logé à la même enseigne de l'histoire que Péguy, plus âgé, ou Alain-Fournier, plus jeune, il avait été un de ces officiers fauchés dès 1914, dont les œuvres prometteuses et la vie trop brève ont fait méditer sa génération et la suivante — au moins.
Le petit-fils de Renan
Ernest était né en 1883, d'un fort savant immigré grec d'Odessa, Jean Psichari, et de son épouse Noémi, née Renan. Le " Centurion " portait le prénom de son grand-père maternel, dont la statue face à l'église de Tréguier paraît devoir s'ennuyer pour l'éternité ! Milieu bourgeois, nanti, très cultivé et en relation avec tout ce qui pense, écrit, milite, et qui, faute de croire en la Sainte Trinité, compte en Ernest Renan un dieu domestique de première grandeur. Renan aimait beaucoup le petit Ernest, qui, à dix-sept ans, soutient encore que son grand-père demeure " son seul modèle ". Le jeune homme a-t-il succombé à la dialectique de celui qui nie si savamment la divinité du Christ, que la République a donné son nom à quantité de rues ? Jacques Maritain, " le meilleur ami " de Psichari qu'il connaît depuis le lycée, ne le pense pas : " Je ne crois pas qu'il ait jamais été très fortement impressionné par son appareil de science et de critique. " De fait, Ernest n'a eu longtemps qu'un seul guide : sa mère, brillante et dangereusement possessive. Passion partagée. Il a vingt-six ans, quand elle lui écrit : " Que ne donnerais-je pas pour revenir au temps où mon premier enfant ne quittait pas mes bras ! " Quand, vers la trentaine, il évoque le mariage, c'est pour dire à sa mère : " Je souhaite trouver une femme qui approche un peu de toi, car tout à fait, c'est impossible. " Psichari n'aura qu'un seul amour, hors sa mère, Jeanne Maritain qui a sept ans de plus que lui et en épousera un autre.
Ernest, jusqu'à l'âge d'homme, sinon jusqu'à sa mort, à trente et un ans, connaîtra les accès aigus d'une longue crise, intellectuelle et morale. Sa scolarité, menée avec des hauts et des bas, révèle un enfant parfois difficile : en dépit de problèmes de discipline, son professeur de lettres, en troisième, le qualifie de " bon élève, ne manquant pas de distinction et d'esprit littéraire ". En classe de rhétorique, on lui voit " l'esprit vif, mais tumultueux et étourdi ". Maritain lui reproche " de ne pas haïr une certaine confusion ". Il a quinze ans, quand il écrit : " C'est pendant ma troisième qu'a commencé à se développer chez moi la plus belle faculté de l'homme, la pensée. J'ai commencé à réfléchir sur les graves problèmes de religion, de croyance, de justice idéale ; sur l'idée de patrie que je trouve au fond assez étroite et assez mesquine ; sur le socialisme. "
" Ernest, dit son biographe, est disposé à adhérer aux idées socialistes, résumées ici par un idéal de justice et un athéisme encore sous-entendu. " Il a seize ans lors du procès en révision de Dreyfus, et manifeste un dreyfusisme passionnel et, de façon concomitante, d'ardentes convictions socialistes — comme Maritain. " Pour ériger la cité nouvelle dont ils espèrent la réalisation, ils revendiquent l'abolition d'un certain nombre d'éléments. La critique la plus nourrie concerne le modèle bourgeois — le leur. [...] Conformisme social et culturel véhiculé par la bourgeoisie " sont pourfendus. Toute forme de religion est " soupçonnée de maintenir les esprits crédules dans l'obscurantisme ". Le peuple seul est " dépositaire des bons sentiments " !
Une très longue crise existentielle
C'est à sa famille qu'Ernest doit ces dispositions intellectuelles. L'enfant grandit " dans un milieu où l'intelligence est une valeur supérieure " — la tête prime le cœur ; ce qui finit par donner au garçon brillant " une assez haute estime de lui-même " et des idées assez insanes. L'autosatisfaction ne lui apporte pas la paix. Maritain se souvient de leur commune année, " assez troublée ", de philosophie, à Condorcet : " Il se heurtait violemment à tous ces systèmes qu'un enseignement fort décevant faisait défiler devant lui, il s'enflammait pour mille thèses hétéroclites, composait de vastes dissertations et des poèmes symbolistes. " Il refuse catégoriquement sciences, histoire et enseignement doctrinal, leur préférant de beaucoup les lectures que lui conseille son camarade Maritain. Il est reçu au baccalauréat (juin 1901) et s'inscrit en Sorbonne en licence de lettres, option philosophie. L'examen l'ennuie, il échoue, s'étant avéré incapable de se défaire de son côté " brouillon ". Mais cette dispersion intellectuelle ne suffit pas à expliquer son échec. Il traverse en 1901-1902 une très grave crise psychologique... L'été 1902, il doit travailler la session d'octobre, or il " connaît une fatigue générale pour tout effort ". Que lui est-il arrivé ? À compter de la rentrée 1901, ses cahiers et autres notes laissent apercevoir un trouble grandissant ; tout devient irrégulier, incomplet, voire illisible. Ernest est infiniment las, l'enseignement l'ennuie. Il connaît une profonde crise de doute ; il a cru à la science, à la philosophie kantienne qui accorde le primat à la science sur le religieux (oh ! Renan !), et ne sait plus où donner de la tête. On lit ces vers en marge de ses notes de cours :
Sans doute il vaudrait mieux aller filer la laine
Que de sur Kant briser son encensoir...
" Ces vers, observe son biographe, au-delà de leur maladresse, suggèrent la lassitude vis-à-vis d'un enseignement dont il ne perçoit plus l'utilité ni le sens. Ce détachement correspond à l'émergence d'un trouble profond. Son entrée dans le monde adulte s'effectue par une transition douloureuse. " La mutation n'est pas subite. Sa sœur Henriette écrira qu'à compter de seize ans, il se complaisait à " porter les cheveux longs, se repaître de tristesse, négliger le vocabulaire classique pour les mots rares récoltés dans Verlaine ou Mallarmé. " Toute adolescence est crise, contestation et d'abord de sa famille. Cette contestation, pour Psichari, ne peut être qu'infiniment douloureuse en raison de l'amour qu'il voue à sa mère. La crise est aiguisée par une influence de prime abord ravageuse, celle de Jacques Maritain, rencontré en 1899. Les garçons connaissent une passion réciproque. Psichari : " Je ne saurai plus concevoir la vie sans l'amitié de Jacques ; ce serait me concevoir sans moi-même. " Maritain : " Ernest tu es mon AMI. Toi seul. " Ils connaissent en même temps " un lancinant dégoût de la vie ", dont Maritain sortira vite, grâce à la rencontre, en 1901, d'une jeune fille russe, Raïssa Oumançoff, avec laquelle il marchera vers la foi et l'Église. Il n'en ira pas de même pour Psichari qui va tenter par deux fois de se donner la mort.
Tous deux sont en révolte contre tout ce qui ressemble à une institution — à commencer par la famille qui, sur l'un et sur l'autre, a pesé très lourd. Psichari est le petit-fils de Renan ; Maritain, celui de Jules Favre. " Craquant dans les limites d'un univers devenu trop étroit pour eux, les jeunes hommes cherchent à s'échapper, à se fondre dans les tumultes du monde. Jacques, en 1899 ou 1900, essaie par exemple de s'enfuir de la maison familiale par la fenêtre de l'étage au moyen de draps noués, ce qui lui vaut une chute douloureuse. " Ernest vit la même expérience, quelques semaines plus tard. Ils entendent rompre encore avec l'esthétique de leur milieu : " À bas le gendelettrisme, la beauté de la forme, le mot pour le mot, l'harmonie du verbe, la tour d'ivoire et tout le bataclan ! Vivent les idées ! " Ils aiment Baudelaire, la poésie symboliste comme autant de repoussoirs de la " culture bourgeoise ". L'apparition de Raïssa va mettre un terme provisoire à cette amitié mystique : Ernest est meurtri. En outre, la marche rapide de Jacques vers le christianisme le déçoit. Raïssa incarne une double trahison ; avec elle, Jacques trahit Ernest pour la femme et pour Dieu. En 1906, encore, quand les Maritain qui se sont mariés en 1904 reçoivent le baptême, Ernest écrira : " Je trouvais bon un mysticisme philosophique et même chrétien. Mais le catholicisme, c'est vraiment trop ! " Cette constatation, Psichari l'adresse à Geneviève Favre, la mère (divorcée) de Jacques Maritain, auprès de laquelle il a trouvé une seconde mère.
C'est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre
Ernest essaie de se suicider — d'une façon certaine en août 1903, vraisemblablement déjà un an plus tôt. Plusieurs signes avant-coureurs permettent de deviner l'attirance de Psichari pour la mort. En 1902, Jacques rappelle à son ami : " Tu me disais que tu avais peur de toi, que tu voyais noir en toi. Et dernièrement ne me parlais-tu pas encore d'un sentiment navrant, impossible, fou, irréalisable ? " La même année Ernest rassemble ses poèmes préférés en une petite anthologie. Elle comprend le poème La Mort des pauvres, de Baudelaire :
C'est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir...
Ce même été 1902, sa mère lui écrit : " Nous sentons que tu traverses une crise de découragement qui altère ta santé et nous afflige. " Pour brocher sur le tout, Ernest est amoureux de Jeanne Maritain, qui, si elle l'aime bien, ne lui voue aucun sentiment amoureux. Jacques le met en garde : " Il faut t'attendre à ce que Jeanne ne réponde pas à ton sentiment ; il est sûr que tu resteras toujours pour elle un ami. " Ernest ne veut rien entendre et écrit à Geneviève Favre, la mère donc de Jeanne : " Tourbillonnement. J'en reviens toujours à ce triste mot vertigineux ! Tourbillons internes de l'âme dans l'immobilité ou tourbillons de l'agitation extérieure, voilà ce qu'est ma vie " ; et à sa mère : " Ma vie est faite de mort. C'est tant mieux pour moi. Je suis lunaire, tu le sais bien. "
En décembre, ses parents l'envoient se reposer à Montpellier, ils y ont des relations. En vain. De retour à Paris, Ernest erre, au propre et au figuré. La nuit le voit traîner rue de Grenelle jusque sous les fenêtres de Jeanne désormais mariée. Les témoignages sur ces mois difficiles suggèrent qu'il fréquente des prostituées, voire des prostitués. Henriette affirme que son frère est " devenu une loque qui veut trouver l'oubli dans des liaisons passagères, qui s'écoule dans les milieux vulgaires où sa finesse native semble se complaire dans l'écœurement ". Ses parents ne sont pas loin de penser qu'il est devenu fou ; envisagent une solution médicale, s'y résolvent. Ernest est enfermé pendant trois mois dans une maison de santé, au Vésinet. Était-il vraiment dans un état qui justifiât cette mesure ? Sa mère écrit : " C'était certainement notre devoir pour le protéger de lui-même d'abord, pour le guérir, pour éviter enfin à nos enfants un contact malsain et à notre nom un scandale. "
Un des effets de la crise de 1902-1903 sera pour Ernest une misogynie dont il n'exclut que ses " appuis " maternels : sa mère et Geneviève Favre, et une propension à l'homosexualité. Image de sa misogynie, la fureur qui le prend, quand Marie Curie est élue à l'académie des Sciences : il parle de " déchéance inouïe " ! Son homosexualité, c'est en Afrique qu'il va lui donner le cours le plus libre : ses carnets multiplient les descriptions de jeunes garçons, quand ils ignorent les femmes. Dans Maxence au désert, Théodore Monod, grand admirateur de Psichari, s'assimile à un nommé Maxence qui découvre la Mauritanie sur ses traces. Un soir, il discute avec des militaires : " Maxence entend pour la première fois — ce qu'il entendra confirmer par des témoins — évoquer la discutable moralité du futur mystique. Comme Oscar Wilde, c'est bien de profundis qu'il cria au Dieu de la sainte pureté. " Henri Massis, ami aussi de Psichari, note sur ce sujet scabreux : " Pense-t-on que les vrais catholiques en seront troublés ? Ils songeront à saint Augustin, et ils y verront la victoire de Dieu et sa miséricorde. " Moins pathétique, il note qu'au cours de sa longue crise existentielle, Ernest succomba " aux femmes, aux hommes, à l'alcool, au jeu. Il buvait, s'exaltait, parlait haut : on sentait en lui comme le besoin de s'avilir. " Pour Frédérique Neau-Dufour, " il suit un triple processus d'émancipation — sociale, politique et sentimentale. L'amour pour Jeanne, qui aboutit à un sans-issue dangereux, fonde le socle sur lequel sa pensée se développe bientôt. Contrairement à un Péguy pour lequel les événements extérieurs et notamment la crise marocaine de 1905 tiennent lieu de choc fondateur, c'est une crise intérieure qui conduit Ernest à porter un regard différent sur le monde. "
En Afrique
Fin 1903, Ernest Psichari qui, étudiant, ne doit qu'un an de service militaire, est incorporé comme 2e classe au 51e R.I., à Amiens. Il suit le peloton des caporaux et est promu en juin 1904. Dès lors, il a décidé de s'engager dans l'armée à l'issue de son service. Massis raconte : " Ce fut une sorte de scandale, quand on vit le petit-fils de Renan préférer la caserne aux nobles travaux de l'intelligence ! " Sa mère, consciente de la stabilité que l'armée apporte à son fils, le comprend. En 1906, elle lui écrira : " Jamais je n'ai regretté une minute ta vocation. " Après une année dans l'infanterie, il renouvelle son contrat pour deux ans et demande d'être versé dans l'artillerie coloniale. Il rejoint, début 1906, le 1er R.A.C. à Lorient, comme 2e classe, puisqu'il a changé d'arme. Triste garnison. Ernest prend les choses avec humour. Bientôt brigadier, il quitte la France pour le Tchad où il demeure de septembre 1906 à décembre 1907. Pourquoi l'armée ? Fin 1904 il a écrit à sa mère : " J'estime ce métier le plus beau du monde et celui où l'on applique les plus beaux principes. Le "sacrifice" est le fond de notre existence. " À un autre : " La vie militaire [est] une délivrance un peu de la vie civile. " Note que nuance et éclaire cet aveu : " Faut-il que le vie soit une triste chose pour qu'on en soit réduit à se réfugier dans une caserne comme dans un couvent et à considérer la vie militaire comme l'idéal de vie ! " S'il se ressent encore de la crise grave qu'il a connue, il n'est pas moins vrai que son métier lui procure bientôt de réelles satisfactions : " Le métier des armes en Afrique prend toute sa dimension héroïque et tragique. " Morne en garnison de métropole, ce métier prend tout son sens dans les colonies : l'homme, au milieu des risques et des responsabilités, se révèle à lui-même et aux autres. Psichari va faire deux séjours en Afrique : en 1906-1907, en 1909-1911. Il écrira en 1909 : " Je sens de plus en plus une chose bizarre : je ne vaux quelque chose, je ne suis moi-même qu'à la colonie. Je m'ennuie en France ". Et son biographe de commenter, à partir de notes empruntées à ses carnets : " Le voyage devient un élément irremplaçable de sa vie, " un excitant nécessaire " dont il dit ne pouvoir pas plus " se passer qu'un morphinomane de sa morphine ou un fumeur d'opium de sa drogue. C'est aussi une sorte de névrose, une griserie exquise et rare ".
La première mission coloniale à laquelle participe Ernest est géographique. Le capitaine Lenfant qui la commande cherche à gagner le lac Tchad par un cours d'eau situé au sud dans le bassin du Congo. Le 15 septembre, l'expédition débarque à Matadi et gagne Léopoldville en train, puis Brazzaville en vapeur. De là, en vapeur toujours, elle remonte le Congo, puis la rivière Sangha qui descend du nord. Psichari s'étonne, s'enthousiasme : " Nous avons traversé des terres qui passent en richesse les plus admirables vergers de France. Sur cette terre d'élection, on manque crever de faim. On s'étonne d'une nature aussi riche à côté d'une telle misère. " En février 1907, il est victime d'une forte crise de paludisme, qui ne l'arrête pas. " J'avance par bonds de 200 mètres et je tombe sur le sol. " Le 16 avril 1907 le mar'gis Psichari est chargé de mener un troupeau de 413 bœufs vers le sud, afin de vérifier que les régions du nord riches en bétail pourraient subvenir aux besoins de celle du sud... Il foule avec émotion " des régions encore inconnues des Français ". Mais là n'est pas, pour lui, l'essentiel des bénéfices qu'il tire de son aventure africaine : il y a, " avant tout la rencontre entre des hommes et une civilisation entièrement nouvelle ". Et la satisfaction bientôt du devoir accompli. Le Petit Journal écrira : " La mission a relevé et reconnu de vastes territoires... " Parmi les découvertes, celle d'une voie praticable pour mener du bétail du Logone à la Sangha... Le maréchal des logis Psichari en est récompensé par la Médaille militaire, le 7 mars 1908. En juillet suivant, Ernest et ses compagnons sont de retour à Lorient. D'octobre à août de l'année suivante, il fait ses classes d'officier à Versailles, d'où il sort sous-lieutenant. Il rejoint d'abord le 2e R.A.C. à Cherbourg, y demeure deux mois et le 29 novembre 1909, il s'embarque à Marseille à destination de la Mauritanie. " Je suis heureux, écrit-il, de retrouver cette impression si forte de la colonie, de l'exotisme. "
Les premiers temps de son second séjour africain, Ernest est affecté aux bureaux, à Saint-Louis : " Des documents palpitants me passent entre les mains. " Très vite il n'a qu'une hâte : partir vers le désert. Ce qui advient en février 1910. Il accompagne le colonel Patey, en qualité d'officier d'ordonnance. Le pays est quelque peu remuant ; Ernest espère qu'on va faire la guerre. " Hélas " ! il n'en est rien. Quelques coups de main seulement. Le 1er mai, Il quitte le service du colonel, reçoit son premier commandement et s'enfonce dans le désert à la tête de 46 partisans maures, jusqu'à un lieu dit Foum Adjar, où il demeure un mois. L'isolement, le manque d'action lui pèsent ; il lit beaucoup. Cette solitude prend fin en juin et Psichari gagne Moudjéria, où il est chef de poste. " Il doit organiser la pacification française dans la région, dont il lui faut reconnaître les tribus. Quelques brèves expéditions le mènent en dehors de la ville, mais, la plupart du temps, il demeure à l'intérieur de l'enceinte, où l'ennui "pesant" l'envahit. " Il ne quittera Moudjéria qu'en février 1911, affecté aux méharistes de l'Adrar. Il est à Atar le 7 mars et prend le commandement de son goum : deux sous-officiers, 33 tirailleurs, 26 partisans, 10 bergers et plus de cent chameaux. Avec eux il parcourt le pays, il est heureux, ses chefs contents de lui. Mais son commandement lui est retiré ! " Le général, explique Patey, n'admettrait pas de voir un artilleur hors-cadre commander une section. " En janvier 1912, il se voit confier un détachement de vingt fusils avec mission de faire la chasse aux rebelles " dans les dunes de l'Akouer, au sud de Tichitt ". Il trouve leur trace et les débusque ; des coups de feu sont échangés, le chef s'enfuit, mais Psichari fait 74 prisonniers. Dès la fin du mois, il est réaffecté aux méharistes de l'Adrar.
Le 5 avril, il est à Mabrouk. L'ordre lui parvient de rejoindre Zoug avec le premier convoi qui passera. Le convoi n'arrive pas et Psichari " prend une décision déraisonnable " — partir seul. L'Adrar Souttouf qu'il doit traverser est désertique. Peu s'en faut qu'il ne trouve la mort. Il a inutilement mis en danger sa vie, celle de ses hommes ; il va le payer cher. De chef de section qu'il était, il devient adjoint au lieutenant chef de peloton. Lassé, déçu, il cherche à regagner la métropole : " Il est contraire à ma dignité d'accepter un commandement ridicule après trois ans d'un travail acharné ", confie-t-il à Maritain. Pourtant, le 16 juillet, il reçoit l'ordre de partir pour le nord-ouest avec 40 tirailleurs. Objectif, protéger le convoi du résident de l'Adrar. Joie ! Mais sa demande de mutation le rattrape le 2 octobre : il doit être à Atar le 18. Le 24 novembre, il embarque sur le Fortmosa et arrive à Marseille le 2 décembre. Il ne reverra plus l'Afrique.
Écrire, servir et croire
L'Afrique constitue le cadre presque unique des romans de Psichari. Les paysages africains, leur démesure l'inspirent. Surtout la Mauritanie. Le désert ? " C'est le vide, c'est le silence éternel, c'est la désolation irrémédiable. C'est la solitude totale. " L'Afrique est plus qu'un décor, elle est " un personnage dont l'action transforme les autres acteurs ". Le premier livre de Psichari, Terres de soleil et de sommeil, écrit en 1908, fait suite à son voyage en Oubangui-Chari ; il repose sur la base concrète de ses carnets de route. L'ouvrage n'est pas encore libéré des accents symbolistes qui peuplaient les poèmes d'Ernest adolescent. On baigne dans une atmosphère " mi-rêvée, mi-vécue " : l'Afrique " dort, éternellement, comme une nymphe inviolée dans son fleuve de clarté " ! Le continent noir paraît une sorte de pays imaginaire, qui n'empêche pas Psichari de découvrir dans cette contrée " exubérante et sauvage ", le " mysticisme des armes " qui fera l'objet de son roman suivant. Dans l'attente, Terres de soleil et de sommeil, publié par Calmann-Lévy connaît un succès d'estime, auquel les relations de sa famille ne sont pas étrangères et qui lui vaut un prix de l'Académie française. " Nous avons agi avec une intrigue si remarquable, lui dit sa mère, que je ne sais qui tu dois remercier ! "
Le deuxième roman de Psichari est l'Appel des armes. Fini récits de voyage, descriptions interminables et épanchements symbolistes ; c'est un roman à thèse. Il y justifie la colonisation d'une étonnante manière : si le corps de l'ouvrage défend l'égalité entre les Européens et les peuples d'Afrique, le dernier chapitre, " L'adieu aux barbares " (c'est-à-dire aux Africains...), expose que, si " la supériorité d'une race sur une autre race est peut-être une illusion, [...] c'est l'illusion de se croire supérieur aux autres qui fait accomplir les belles actions. " Il ajoute : " Et si toutes les illusions disparaissent les unes après les autres, celle-là, nous devons la maintenir, l'entretenir en nous, comme une plante précieuse. " Dans l'Appel des armes, l'Afrique éveille chez les héros, Maurice Vincent et Timothée Nangès, un profond sentiment patriotique. S'ils contemplent la Mauritanie avec passion, c'est que cette terre " était française, et peut-être de toutes les terres françaises, la plus française ". Pourquoi ? L'énergie nationale se meurt en métropole, tandis que la conquête, les expéditions et la dureté de la vie en terre africaine y ont préservé la force inhérente au peuple français. Le livre est construit comme une ascension vers le combat des Français contre les Maures — apothéose du roman comme de la vie de Maurice Vincent. Point de lyrisme, et une idée centrale : la beauté de la force et de la guerre. Pour le jeune homme élevé dans ce progressisme délétère qui sera si largement le lot des intellectuels du XXe siècle, c'est un choix résolu de réaction !
Une réaction qui ne déplaît pas. L'Appel des armes, à la veille de 1914, connaît un réel succès. " Ce succès me fait plaisir, écrit-il à sa mère ; il préparera peut-être le public à accepter les pilules un peu plus fortes que je lui prépare. " Quelles pilules ? " Une sorte de récit de voyage relatant mes diverses courses africaines pendant les trois dernières années. La forme en sera plus philosophique qu'anecdotique. " Ce sera Des voix qui crient dans le désert . L'Afrique y est conçue comme un espace qui rend à l'homme occidental sa force morale : " Je demanderai à l'Afrique la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. " La voie est-elle ouverte à la conversion ? Psichari va renier ce livre. Il en reprendra toutefois divers chapitres, dans son quatrième roman : le Voyage du centurion, dont la publication posthume, en 1915, assoit la renommée de son auteur. Il revendique l'association de l'Évangile et des armes, formule une doctrine chrétienne de la conquête. Cet état mental n'est pas propre à Psichari : Péguy n'a-t-il pas parlé de " mystique militaire " ? La médiocrité et le sectarisme du régime, les doutes qui se font jour sur le triomphe de la science, l'ardeur patriotique de la " revanche " n'y sont pas étrangers.
Les premières pages, où l'auteur présente son héros, Maxence, officier de tirailleurs en Mauritanie, dénoncent-elles son milieu d'origine ? Maxence constate : " Son père — officier lettré, voltairien et pis... —, s'était trompé : Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. " Le Voyage opère un retour à la foi de nos pères, l'éveil du croyant dans le soldat pour qui la discipline ouvre sur toutes les disciplines. Maxence avance dans le désert avec sa troupe et, d'étape en étape — de chapitre en chapitre que somment des formules mystiques : l'Esprit des tempêtes... A finibus terrae ad te clamavi... — marche vers la certitude d'un règne surnaturel. Il y a dans cette œuvre deux récits parallèles ; celui de l'officier marchant en territoire ennemi, qui se bat, veille, interroge, commande, tend sa volonté, celui du négateur qui souffre dans la foi absente, se plonge dans la réflexion la plus individuelle, la plus solitaire, et finit par découvrir son Dieu. Poussant à fond l'analyse de son métier de soldat, il découvre en lui le chrétien et voit par quelle nécessité intime les deux faces de son personnage se mêlent. Artifice ? " Le voyage de Maxence, répond Frédérique Neau-Dufour, est une ascèse. Si l'Afrique est là, c'est qu'elle pousse l'homme à réfléchir, qu'elle l'oblige à se replier sur l'essentiel : "Salut, ô terre de ma maturité, terre de l'été et de la plénitude intérieure." "
De l'armée à la nation, de la nation à l'Église
Selon Henri Massis, il est courant de relever des parallèles entre vie militaire et vie monastique : " Même habitude de se donner corps et âme, pareils usages de gravité, de retenue, de silence. " Ernest a lu Vigny et y a découvert que " les régiments sont des couvents d'hommes ". " On y remplit bien les vœux de Pauvreté et d'Obéissance. " Il écrit dans l'Appel des armes : " La servitude militaire existe, comme existe la servitude du prêtre. Mais il n'y a de libre au monde que ces esclaves. " Et encore : " Nous sommes de ceux qui rêvent de se soumettre pour être libres. Et quel maître ne nous faut-il pas maintenant ? C'est le Maître du Ciel et de la Terre que nous appelons. " Cela n'explique pas toute la conversion de Psichari : outre l'ordre militaire, il y a encore le sentiment national. Dans le Voyage du centurion, Maxence fait d'abord preuve de dégoût vis-à-vis de sa patrie. Mais, peu à peu, il prend conscience de la beauté de son pays et comprend, en tant que soldat, qu'il a " la charge d'imposer la France partout où il passe ". Quelle France ? Celle de 1789 ? Non. " Où est la France, sinon dans Reims, et dans Saint-Denis, avec les tombeaux de notre gloire, et encore à Chartres et même dans ses clochers de campagne. " Aimer la France, c'est aimer son passé, ses rois et surtout sa religion, le catholicisme. Ce catholicisme, Ernest le fait remonter à Clovis, à Martin, Denis et Geneviève. Cette antériorité de la conversion française sur tant de peuples offre une évidence : " Cette terre est bénie entre toutes... C'est elle que Dieu a choisie, quand il veut que quelque chose de grand s'accomplisse ici-bas. " Psichari rejoint la conviction de Péguy dans le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. Naïveté, alors comme maintenant ? Espérance ! La conclusion s'impose : " Renier la chrétienté, c'est en quelque manière renier la France. " Ainsi l'armée conduit à la nation et la nation, par l'histoire, à l'Église. Formalisme fragile ? Maritain : " Psichari devait se rendre compte assez vite de l'absurdité qu'il y avait à chercher dans la "mystique" militaire l'équivalent d'une religion. Étant donné pourtant son histoire individuelle, on comprend pourquoi son apologie du soldat... " — " au point de vue de la conquête de l'ordre intérieur. "
Les intellectuels demandent un Dieu
L'ordre ne signifie pas la foi. De retour de Mauritanie en décembre 1912, Psichari a la foi. Son journal en témoigne : " 10 janvier 1913. Viens à moi, Seigneur mon Dieu, et me donne des pensées qui ne soient que de noblesse et m'aide à achever dans la pureté du cœur et de l'esprit, la tâche que j'ai commencée avec toi. " Le même mois, Maritain lui explique la lecture de la messe et l'emmène à l'office, à la cathédrale de Versailles. Chez Maritain, Ernest rencontre ensuite le Père Clérissac, qui le confesse et lui explique que son baptême orthodoxe est valide. Le 6 février, Ernest annonce sa conversion à Massis ; le 8, il reçoit le sacrement de confirmation des mains de Mgr Gibier, évêque de Versailles, après quoi il fait deux pèlerinages, l'un à la Chapelle expiatoire, l'autre à Chartres. Ainsi constate-t-on l'aboutissement, qui ne révèle rien du cheminement.
Dès la publication de l'Appel des armes, en 1908, l'auteur renie son ouvrage, " d'où Dieu est absent ". " Ce livre me donne des sueurs de honte ", écrira-t-il, en 1913, au Père Clérissac. Ernest a entrepris les Voix qui crient dans le désert — première version de ce qui sera le Voyage du centurion ; il le conçoit comme une " offrande à Dieu ". Dans ses deux derniers romans, le sentiment religieux devient de plus en plus fort et la quête de la foi occupe toute la place. Le nomadisme des héros y rappelle le parcours initiatique de leur âme. Le héros, dans les Voix..., " cherche à se fuir soi-même dans l'enivrement de l'espace, redoute par-dessus tout de se trouver face à face avec le bourbier de son âme ". Dès lors, le cœur se découvre à lui-même et peut trouver Dieu.
Le père dominicain H.-D. Noble explique la conversion de Psichari en trois mouvements gradués : 1/ désir de rencontrer la vérité dans son âme d'incroyant et intention de croire ; 2/ la tension se précise qui se double d'un besoin de plus en plus pressant d'obéissance ; 3/ la soumission de l'intelligence et l'acceptation de la foi. Les deux derniers romans de Psichari respectent cette logique toute thomiste, fondée sur cette triple aspiration : " On veut aimer Dieu, on veut espérer, on veut croire . " On lit dans les Voix... : " Nous savons que le Bon Dieu entrera sous notre toit, quand il lui plaira. Voilà la base : attendre, attendre, attendre patiemment, sans nervosité, sans inquiétude. " Le désert contribue à cette patience : n'est-il pas " terre mystique, terre d'ascètes : Thébaïde " ? L'ambiance de la France de la Belle Époque, n'est pas étrangère à cette fuite vers l'ascèse érémitique : il y a une quinzaine d'années déjà que Léon Bloy observait : " Un étrange courant se manifeste et se précise. Les intellectuels demandent un Dieu. " Maritain, Péguy ont précédé Psichari ; Bergson chemine en silence vers le Dieu chrétien. L'enquête d'Agathon , de 1912, sur les Jeunes Gens d'aujourd'hui, révèle que " le nombre des vocations sacerdotales n'a fait qu'augmenter sous la persécution [républicaine] ". Le Centurion lance à ses contemporains : " Ô vous tous qui souffrez d'un mal inconnu, qui êtes désemparés et dégréés, faites comme Maxence, fuyez le mensonge des cités, allez vers ces terres incultes qui semblent sorties à peine, fumantes encore, des mains du Créateur, remontez à votre source. " Leçon pour tous les temps et toutes les Babylone !
Le spirituel au désert d'Afrique, c'est aussi l'islam. Charles de Foucauld le reconnaît. Psichari aussi : " Sur beaucoup de Français qui n'ont plus la foi, mais qui en ont gardé le regret, l'islam exerce une puissante attraction. " Mais si la religion musulmane permet l'accès à la foi, elle n'est que le marchepied qui conduit au catholicisme ; arrive un moment où l'islam ne peut plus satisfaire le besoin de Dieu : " comparer nos prières à celles des Maures serait une indécence ". Maxence prend conscience que " vingt siècles de chrétienté le séparent des Maures ". Le désir de foi, au fil de ses deux romans, se fait toujours plus vif : " Rien ne prépare une âme à recevoir Dieu comme de la vider de tout plaisir sensible. " Les vertus les plus humaines sont " le renoncement, l'humilité, le détachement du monde, l'esprit de pénitence, l'ascétisme, la chasteté — non celle du corps qui est vulgaire — mais celle de l'esprit ". Au terme de cette ascèse, une voix se fait entendre, un dialogue s'établit : " Vous êtes en moi-même. Je ne Vous connaissais pas, parce que je voulais Vous prouver. "
Les Voix..., le Voyage du centurion sont-ils autobiographiques ? Psichari s'en défend : il n'a pas sombré " dans cette véritable complaisance de soi-même qui caractérise les écrivains modernes ". Où chercher la trace de son itinéraire ? Ses carnets n'abordent le fait religieux qu'après sa conversion. Il faut remonter à son éducation. Celle-ci est laïque, pas athée. Sa mère en 1897 observe : " Ernest, nature poétique et exaltée, est assez religieux. " Ses études de philosophie développent chez lui un besoin d'idéal ; c'est lui qui, passée la tendance socialiste, ouvre une brèche dans le rationalisme du garçon. Il fait à vingt ans cette remarque éloquente et transitoire : " Les mensonges de la religion sont dangereux et coupables. Mais les âmes qui les ont connus — pour s'en détacher après — auront toujours une qualité plus fine que les âmes qui ne les ont point connues. " Lors de son bref séjour à Montpellier, en 1902-1903, chez des amis réformés de ses parents, il multiplie ses visites au temple, dit sa volonté d'étudier le protestantisme. Massis affirme que Psichari est parti pour la Mauritanie " poussé par un obscur désir de pardon, pour remonter à sa source, pour retrouver la vérité non possédée, mais désirée ".
Et revoici le schéma thomiste. En 1911, Ernest lit Bossuet, Pascal, Péguy — le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, en quoi il voit la " culmination " de son talent. L'année suivante, il observe : " Depuis six ans que j'ai fait la connaissance avec les musulmans d'Afrique, je me suis rendu compte de la folie de certains modernes qui veulent séparer la race française de la religion, d'où vient toute sa grandeur. " Son autorité, aussi : " J'ignore le nombre de musulmans qu'a convertis le vénérable père de Foucauld dans le Sahara septentrional. Mais je suis assuré qu'il a plus fait pour asseoir notre domination dans ce pays que tous nos administrateurs civils et militaires. "
Quelles influences ?
Pour Henriette Psichari, la conversion de son frère est spontanée. Maritain affirme : " J'étais bien sûr qu'Ernest était prisonnier de la grâce, que DIEU seul voulait son cœur. Il n'y avait en effet qu'à attendre, à prier et à laisser faire DIEU. " Pourtant il a lui-même été pour Psichari un " éveilleur d'âme " ; depuis qu'il croit en Dieu, Maritain espère " guider Ernest vers Jésus ". En 1908, Ernest écrit à Jacques qui ne manque pas une occasion d'évoquer sa propre foi : " Tout ce que je puis te dire pour l'instant, c'est mon attirance pour cette belle maison spirituelle où tu veux me faire entrer. [...] Je suis attiré vers la maison, mais je n'y entre pas. " En 1912, vient cette affirmation : " Je suis, si je puis dire cette chose absurde : un catholique sans la foi. [...] La grâce, voilà le mystère des mystères ! [...] J'appelle à grands cris Dieu, qui ne veut pas venir. " L'eucharistie, il ne s'y résout pas ; le combat intérieur est terrible ; cette même année, il confie à Geneviève Fabre " combien il hait le catholicisme ". Encore avouera-t-il plus tard que si, alors, un prêtre était survenu, il se sentait prêt " à se jeter à ses pieds et à se confesser immédiatement ". Orgueil et humilité s'affrontent.
Frédérique Neau-Dufour note justement : " La dualité n'en finit pas de persister, brouillant les pistes de l'évolution spirituelle. " 1912, année cruciale. Le 12 décembre, Ernest écrit à Jacques : " J'ai tant hâte de voir enfin la vraie lumière. " Viendront janvier 1913, la confession, la messe, la confirmation — la Lumière. Psichari est le premier converti de Maritain ; les liens entre Psichari et lui se font de plus en plus étroits. Ernest ne cesse de demander conseil à Jacques, qui rédige à l'intention d'Ernest un Catéchisme du frère aîné, dans quoi on lit : " I- Le frère aîné a toujours raison... V- Le frère cadet ne doit pas demander au frère aîné : "Pourquoi ?" Ce pourquoi-là est le commencement du péché. " Il est doute. L'année suivante, la dernière de la vie d'Ernest, celui-ci écrit à Maritain : " Ce que tu as fait pour moi, les prières par lesquelles tu as fléchi le bon Dieu ; tes paroles persuasives, l'exemple plus persuasif encore de ta vie si noble, si épurée par la grâce, ta fraternelle affection me soutenaient constamment dans la voie royale de la Vérité. " Après la reconnaissance épistolaire, la reconnaissance littéraire. Dans le Voyage du centurion, Maxence doit pour partie sa conversion à un ami, Pierre-Marie, dont le portrait physique rappelle Maritain...
Le Père Clérissac a, lui aussi, joué un rôle, non de révélateur, mais de directeur — un directeur autrement autoritaire que Jacques : il lui désigne les suprêmes principes qui déterminent le chrétien : " 1/ L'union avec les Divines Personnes comme votre unique fin ; 2/ La perfection de la Sainteté de Notre Seigneur en son humanité, comme votre archétype ; 3/ La participation à la vie de l'Église, comme votre universel moyen. " À l'exaltation de la Lumière enfin reçue, le dominicain, met un frein : " Ne pensez pas devoir ni pouvoir maintenir toujours dans un état actuel le sentiment et le goût de Dieu. " Pierre lui-même a douté : restent pour entretenir la foi, le modèle du Christ et la vie sacramentelle !
Le doute, la tentation viennent vite. Dès l'été 1913, Ernest écrit : " Cette belle tension chrétienne, où est-elle ? Les désirs rôdent, leur cercle se rétrécit, on est pris à la gorge, on trébuche à tous les rets du monde... " En ces mois difficiles, Clérissac accentue son ascendant sur le néophyte, jusque dans le domaine de la création littéraire. Ernest reçoit tous ses conseils comme autant d'ordres ; comme autant de révélations aussi : " Vous me touchez beaucoup, mon père, en me disant votre conviction que Dieu me veut absolument à Lui. Quoique je fasse, en effet, ma vie ne peut plus être orientée que vers Sa face. " Frédérique Neau-Dufour : " L'entrée dans la foi chrétienne est considérée par Psichari comme une renaissance. N'ayant pas coutume de prendre de demi-mesures envers lui-même, il s'engage entièrement dans ce nouveau chemin. " Le 19 octobre 1913 il est reçu tertiaire dans l'ordre de saint Dominique et se choisit Paul comme nouveau prénom — Paul, l'Apôtre des Gentils. " Tu ne sais ni le jour ni l'heure " : viendront la guerre et la mort, le 22 août 1914 ; elles trouveront prêt l'officier français et chrétien.
Le Père Bro, dominicain, observe : " L'Amour n'a pas permis à Dieu de demeurer seul. Dieu ne change pas ; c'est vrai ; mais, conformément à son plan, il veut nous donner occasion dans notre prière de remplir les places qu'il a prévues. Et nous franchissons le seuil du Nouveau Testament, le jour où nous comprenons que le Christ veut être aimé comme quelqu'un qui attend de nous de coopérer à son plan, et la joie que nous avons à prier . " Ad augusta per angusta : la place, que le Seigneur entendait qu'il occupât, Ernest Psichari l'a occupée, Frédérique Neau-Dufour le montre bien.
X. W.