Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LIBERTE POLITIQUE — Les attentats du 11 septembre ont-ils modifié les grands équilibres planétaires ?
Georges-Henri Soutou — Les attentats en eux-mêmes n'ont pas modifié une situation déjà instable, mais leur impact psychologique a très brusquement fait comprendre au monde entier que l'optimisme pacifique et libéral de l'après-guerre froide n'était plus de mise.
En fait, on pouvait observer un désordre croissant depuis un ou deux ans : voyez par exemple les échecs des États-Unis au Proche-Orient ou la résistance de la Russie et de la Chine à leur politique d'hégémonie bienveillante. La nouvelle équipe présidentielle américaine, d'ailleurs, était travaillée par des divisions profondes sur tous ces dossiers : aux partisans d'une confrontation avec la Chine et la Russie s'opposaient les tenants du dialogue ; dans la question du Proche-Orient, certains prônaient un interventionnisme accru, d'autre le désengagement... Bref, les États-Unis n'étaient pas au clair avec eux-mêmes sur la possibilité de faire triompher les idées-forces des années 1990, c'est-à-dire le " nouvel ordre mondial " de George Bush père.
Dans ce contexte, les attentats du 11 septembre soulignent le changement des grands équilibres plus qu'ils ne le provoquent. On va voir s'accélérer des réalignements qui auraient eu lieu de toutes façons et qui vont surtout affecter la politique américaine, Russie et Chine se trouvant confortées dans leur scepticisme vis-à-vis du monde pacifié dont rêvait Washington. Les Américains ont désormais besoin de Moscou : cela va les obliger à faire des concessions sur le dossier tchétchène, mais aussi sur la question de l'élargissement de l'OTAN et de l'Union Européenne à l'Ukraine et aux pays baltes. Cet élargissement, encore souhaité par George W. Bush en juin dernier, est maintenant impossible -ou alors l'OTAN devra être profondément modifiée et faire une place à la Russie. De même, la thèse selon laquelle le XXIe siècle serait dominé par une confrontation entre les États-Unis et la Chine, très en vogue chez certains analystes américains durant l'hiver et le printemps 2001, n'est plus soutenable aujourd'hui. Les Américains n'arrivaient pas à régler tous les problèmes de la planète avant le 11 septembre : aujourd'hui, ils le peuvent moins que jamais et vont devoir accepter des coopérations régionales aux conditions de la Russie et de la Chine.
Ne craignez-vous pas que la carte blanche donnée à la Russie dans le conflit tchétchène suggère une coalition du " Nord " chrétien contre le " Sud " musulman, et ne conforte par là-même les tenants du " Choc des civilisations " ?
Ce risque existe incontestablement. Mais il faut regarder en face la situation dans laquelle se trouvent les Américains : ils ne combattent pas un ennemi bien identifié, mais une nébuleuse dont Ben Laden n'est qu'une figure de proue, et qui implique vraisemblablement les services secrets d'autres pays. Par conséquent, même une victoire complète en Afghanistan ne réglerait pas le problème. Lancés dans une opération sans limites, et pour tout dire très peu engageante, les États-Unis sont obligés de faire feu de tout bois, donc de s'appuyer sur la Russie. Celle-ci contrôle en effet les républiques ex-soviétiques d'Asie centrale qui servent de base à l'intervention américaine. Par la force des choses, les Tchétchènes feront les frais de cette alliance. C'est peut-être une erreur, mais je vois mal comment les États-Unis pourraient éviter de la commettre.
Il semble que l'administration américaine s'oriente vers des alliances à la carte dans la perspective d'une guerre longue et protéiforme contre le terrorisme.
C'est une question qui appelle une réponse prudente. D'une part des alliances à la carte s'imposent compte tenu des divergences de vues entre les États-Unis et leurs alliés : il est clair en particulier que les Russes et les Chinois n'accepteront pas n'importe quelle extension du conflit. Ils soutiennent les opérations contre les Talibans, mais seraient vraisemblablement beaucoup plus circonspects en cas d'opérations contre l'Irak. D'un autre côté, un éventuel système d'alliances à la carte n'affectera pas le rôle de l'OTAN, qui constitue toujours aux yeux des États-Unis un dispositif essentiel pour le contrôle de l'Eurasie. J'incline même à penser que les Américains voudront renforcer leur tutelle sur le monde atlantique à proportion des concessions qu'ils seront obligés de faire à la Russie et à la Chine, et qu'ils n'avaient nullement en tête à la veille du 11 septembre.
LES RACINES DE LA CRISE ACTUELLE
Il est stupéfiant que les États-Unis n'aient pas vu venir les attentats du 11 septembre. De nombreux témoignages évoquent les carences de leurs renseignements humains (infiltration des pays et groupuscules terroristes), sacrifiés au renseignement technologique (satellites, etc.). D'autres mettent en avant la bonne conscience, le manichéisme et le messianisme puritain des Américains, incapables de comprendre que leur système de valeur n'est pas partagé par toute la planète. Que pensez-vous de ces assertions et voyez-vous d'autres éléments d'explication ?
Les États-Unis croient très sincèrement que leur démocratie libérale est le meilleur système au monde et cela brouille leur perception des réticences culturelles, religieuses ou historiques que soulève l'Americain Way of Life. Pour le reste, je me demande si l'on n'a pas surestimé les défections des services de renseignements américains : l'an dernier, la CIA avait publié — je dis bien publié — un texte soulignant respectueusement mais clairement que les nouvelles menaces terroristes étaient plus redoutables que les menaces militaires ayant motivé le projet de bouclier antimissiles. Sur le plan stratégique, le danger avait donc été anticipé. Reste à expliquer qu'il n'ait pu être contré au plan tactique. Ici, il faut être prudent. D'une part il est incontestable que le renseignement électronique pèche par excès d'informations à traiter, alors que le renseignement humain permet un ciblage beaucoup plus précis. Mais d'autre part, l'ampleur des arrestations opérées par le FBI au lendemain des attentats incite à relativiser la thèse d'une vigilance insuffisante. Je me demande donc si les dysfonctionnements ne viennent pas du système juridique — avec la nécessité de réunir des éléments de preuve avant toute action coercitive — plus que du système de renseignements : ce n'est pas l'information qui a fait défaut mais les moyens de la traiter. Il y a eu trop de permissivité en ce qui concerne la circulation des personnes et celle, absolument essentielle, des capitaux.
En d'autres termes, les attentats du 11 septembre pourraient être liés à la prégnance du libertarisme et du libéralisme dans la société américaine.
Disons qu'il y a eu un relâchement de tous les systèmes immunitaires des sociétés occidentales depuis les années 1960, et que de ce fait les kamikazes du 11 septembre étaient en Occident comme chez eux. Le FLN était mieux contrôlé par les services de renseignements français en 1962 que les réseaux terroristes ne l'ont été ces dernières années, alors qu'à l'évidence ils représentent un danger bien supérieur. Je note pourtant que la France a remporté ces dernières années des succès non-négligeables dans la lutte antiterroriste : nos méthodes —en particulier l'action de juges d'instruction spécialisés — intéressent désormais les Américains.
On entend beaucoup dire depuis le 11 septembre que les États-Unis récoltent ce qu'ils ont semé : les attentats seraient la conséquence directe de leur passivité face à la question israélo-palestinienne et de leur attitude vis-à-vis de l'Irak. Quel est votre avis à ce sujet ?
Je ne partage pas ces points de vue. Pour satisfaire les fondamentalistes musulmans, il eût fallu que les États-Unis suppriment purement et simplement Israël, ce qui est impossible. En outre, je défends la thèse selon laquelle les Américains ne payent pas leur désengagement dans la question du Proche-Orient, mais bien au contraire leur contribution au processus de paix israélo-palestinien. Les éléments de compromis que la diplomatie américaine avait commencé à mettre au point cahin-caha à Camp David constituent la seule issue possible au conflit israélo-palestinien, si tant est qu'il en ait une. Or les islamistes ne veulent pas de compromis. En ce qui concerne le problème de l'Irak, il est trop tôt pour affirmer qu'il a un lien direct avec les attentats du 11 septembre. Mais je crois indispensable de rappeler que la politique américaine vis-à-vis de l'Irak est contradictoire depuis le début, et que cette contradiction renvoie aux contradictions du monde arabo-musulman lui-même. D'une part la coalition régionale formée autour des États-Unis voulait en finir avec Saddam Hussein, d'autre part elle ne s'en est pas donné les moyens, parce qu'elle ne pouvait supprimer Saddam sans risquer de supprimer l'Irak lui-même, ce qui aurait posé d'énormes problèmes d'équilibre dans la région (quid des Kurdes, quid des Chiites, etc.). En 1991, les États-Unis ont libéré le Koweït, ce qui est déjà beaucoup ; mais ils n'ont pas su définir une politique adéquate pour la suite de ce conflit.
Comment expliquer la permanence du blocus de l'Irak, qui semble avoir fait plus d'un million de victimes, alors que ce pays ne représente plus une menace militaire pour ses voisins ?
Pour avoir beaucoup étudié le rôle des blocus dans l'histoire , je crois pouvoir affirmer que ce type d'action ne remplit jamais les objectifs qu'on lui assigne. Bien au contraire, lorsque l'on veut frapper l'ensemble de l'économie d'un pays et non certains secteurs stratégiques, on soude les populations derrière leurs gouvernements, sans même parler des effets négatifs sur l'opinion internationale. De plus, les gouvernants et leur clique ayant seuls les moyens de contrôler le marché noir engendré par le blocus, ils s'arrangent pour le transformer en source de financement illégal de leur action et renforcent ainsi leur hégémonie politique. C'est ce qui s'est produit avec Milosevic et c'est ce qui continue de se passer avec Saddam Hussein. Alors, pourquoi les États-Unis s'entêtent-ils dans cette voie sans issue ? Tout simplement parce qu'ils croient par principe à l'importance décisive de l'arme économique. Je vous rappelle d'ailleurs que les deux tiers des États de la planète sont à un titre ou à un autre frappés par des sanctions économiques américaines, soit qu'ils aient soutenu des organisations terroristes, soient qu'ils aient commercé avec des pays soutenant des organisations terroristes. Certaines entreprises françaises sont toujours sous le coup de sanctions américaines en raison de leurs échanges avec l'Iran... Les deux tiers des États de la planète sous sanctions, cela montre bien que l'emploi immodéré de l'arme économique conduit à une impasse !
Mais ne peut-on penser que le blocus de l'Irak répond aux intérêts des firmes pétrolières américaines implantées dans les autres pays du Golfe ?
Je ne le crois pas. Il est exact que les compagnies pétrolières américaines sont très présentes dans cette partie du monde, mais les États-Unis ont fait en sorte que leur propre approvisionnement ne dépende plus du Moyen-Orient afin de se soustraire à d'éventuelles représailles. L'impact de la production irakienne sur le marché mondial resterait d'ailleurs à définir précisément : je ne suis pas spécialiste de ces questions. Mais en règle générale, je ne crois pas aux explications trop matérialistes et terre-à-terre de la politique américaine ; les États-Unis raisonnent en termes de sécurité globale et non d'avantages ponctuels dans tel ou tel secteur économique.
Certains analystes, comme Alexandre del Valle ou le général Gallois, n'hésitent pas à affirmer que les États-Unis ont continué à jouer la carte islamiste après la fin de la guerre froide dans le double but de s'assurer le contrôle des richesses pétrolières mondiales et de vassaliser l'Europe : ainsi s'expliquerait par exemple la guerre du Kosovo. Partagez-vous ce point de vue ?
Ces théories me semblent trop fantasmatiques. Le soutien des États-Unis à l'islamisme durant les années 1990 est indéniable, mais il résulte de plusieurs logiques distinctes et non d'une volonté unique d'instrumentalisation. Tout d'abord, la diplomatie américaine a privilégié un réalisme à courte vue : constatant la puissance des fondamentalistes, qu'elle avait soutenus en Afghanistan et dont elle avait songé à se servir à l'intérieur même de l'URSS, elle a voulu les ménager afin de ne pas se couper de l'Algérie ou de l'Égypte le jour où ces pays seraient tombés entre leurs mains. Le précédent de l'Iran n'était pas oublié ! Dans le cas des Balkans, il y a eu le fait que beaucoup de dirigeants bosniaques étaient très liés aux États-Unis, où ils avaient fait leurs études ; c'était beaucoup moins fréquent chez leurs adversaires serbes. Il y a aussi eu la volonté de plaire à la Turquie, pièce maîtresse de l'influence américaine vers l'Asie centrale et alliée d'Israël. Il y a enfin eu le souci de soutenir des musulmans quelque part dans le monde afin de se dédouaner du soutien à Israël. Mais il n'y a pas eu de complot anti-européen. D'ailleurs, même si les résultats de la politique balkanique des Américains sont très problématiques pour les Européens, cette politique a fluctué : en 1995, Washington s'est appuyée sur Milosevic pour conclure les accords de Dayton.
Comment expliquer que l'opinion musulmane mondiale ait si rapidement oublié le rôle pro-musulman des États-Unis en Bosnie et au Kosovo ?
Je ne suis pas un expert du monde musulman, mais tous les spécialistes que je connais, sans exception, soulignent l'hostilité unanime des musulmans vis-à-vis de la présence militaire américaine sur les lieux saints de l'Islam. En 1990, les autorités religieuses compétentes avaient admis cette présence comme un cas d'exception lié au péril irakien ; mais les troupes américaines devaient ensuite repartir. Les États-Unis ont commis un grave erreur en restant en Arabie saoudite. Cette erreur est liée à leur manque de bases dans la région. On le voit bien en ce moment : les appareils des porte-avions américains ont un rayon d'action insuffisant pour opérer efficacement contre l'Afghanistan. Ils doivent être ravitaillés en vol et cela limite leur emport militaire. L'utilisation de bombardiers à long rayon d'action opérant depuis le territoire américain est un autre symptôme de ce manque de bases. Le résultat est qu'on en est à compter en nombre de bombes lancées chaque jour et non en tonnes, comme cela se passait au Vietnam. Mais les forces basées sur le sol saoudien ne peuvent intervenir directement, car la monarchie saoudienne, sans exiger formellement leur départ, refuse de les laisser opérer contre les Talibans.
En ce cas, pourquoi rester en Arabie saoudite dès lors qu'il n'y a plus de péril irakien ? Ne s'agirait-il pas de pouvoir intervenir dans une éventuelle crise interne à ce pays ?
Il est peut-être trop optimiste d'affirmer qu'il n'y a plus de péril irakien. Ce péril pourrait resurgir si les Américains se retiraient. Et dans ce cas, il leur faudrait six mois pour revenir ! Quant à l'idée que les troupes américaines pourraient servir de force de police intérieure, j'espère qu'elle est infondée, sans quoi on irait au-devant de difficultés redoutables. Cependant, la situation interne de l'Arabie saoudite est très fragile.
OU VA LE MONDE ?
Donald Rumsfeld, dans un récent article du Monde, parle d'une nouvelle guerre froide : il insiste en particulier sur la composante idéologique du conflit en cours et sur sa possible inscription dans le long terme. En tant que spécialiste de la précédente guerre froide, cette comparaison vous semble-t-elle fondée ? Si oui, jusqu'où la période 1943-1990 peut-elle servir de paradigme ?
La comparaison avec la guerre froide me semble d'un extraordinaire optimisme ! Il ne faut pas oublier en effet que les Américains et les Soviétiques, par-delà les clivages idéologiques, appartenaient plus ou moins à la même aire de civilisation et partageaient donc la même logique. En outre, leur confrontation avait un cadre juridique défini par les accords de 1945. Ceux-ci ont certes été mis en sommeil durant plusieurs décennies, mais ils ont servi de base commune pour régler le litige à partir de 1990. Il y avait par conséquent une grammaire de la guerre froide, qui n'excluait pas les explosions à la périphérie — Dieu sait si les Coréens et les Vietnamiens l'ont payé cher — mais dans laquelle des offensives terroristes de l'ampleur de celle du 11 septembre étaient impossibles. La situation actuelle est beaucoup moins prévisible : alors que la guerre froide relevait de structures étatiques, le monde arabo-musulman ne connaît pas d'États-nations, les États y sont récents et ductiles, les solidarités transnationales — familiales, religieuses — beaucoup plus complexes. Songez que le wahhabisme a tissé des liens entre l'Arabie, le Pakistan et l'Afghanistan dès le début du XIXe siècle... Les services de renseignement d'un État musulman peuvent subir l'influence de ces solidarités avec l'aval des autorités politiques, c'est-à-dire servir la communauté des croyants, la Umma Islamiya, aussi bien que leurs intérêts strictement nationaux. C'est pourquoi la crise actuelle n'a pas encore trouvé son Raymond Aron ou son Kissinger — ou du moins ils ne se sont pas encore exprimés.
Quelles stratégies de stabilisation peut-on imaginer ?
Il s'agit d'abord de définir la nature du terrorisme fondamentaliste. C'est une réalité fort complexe, très différente des extrémismes religieux d'antan (par exemple ceux de nos guerres de religions). Il y a à la base des doctrines sorties du fond des âges, mais ces doctrines se sont trouvées amalgamées au XXe siècle avec des idéologies révolutionnaires et anti-occidentales de provenances très diverses : je citerai en particulier l'influence du national-socialisme et du communisme sur le nationalisme arabe. Un nationalisme arabe qui, tout laïc qu'il fût, s'est trouvé obligé de composer sur le terrain avec l'intégrisme ; voyez par exemple, durant les guerres du Liban, le mouvement fondé par Georges Habache. Troisième élément : l'assimilation par les groupes terroristes des technologies et des règles du monde moderne. Les kamikazes du 11 septembre s'étaient littéralement fondus dans les sociétés occidentales, d'où leur redoutable efficacité. Pour combattre ce triangle intégrisme/révolutionnarisme/modernisme, qu'on n'éradiquera pas du jour au lendemain, il faudrait assécher son recrutement, c'est-à-dire traiter les problèmes qu'il dénonce. À plus court terme, il faut utiliser les divisions du monde arabo-musulman. Ce n'est plus la guerre froide qui peut ici servir de modèle, mais la politique impériale conduite par l'Angleterre au XIXe siècle, avec cette différence qu'il ne s'agit plus de diviser pour régner, mais de diviser pour survivre. À l'intérieur même du monde occidental enfin, il faudra renégocier l'arbitrage entre sécurité et liberté au bénéfice de la première. Les Américains l'ont compris avant nous, le temps du laxisme est passé.
Nous avons déjà évoqué les rapports des États-Unis avec la Russie et la Chine : parlons à présent des autres acteurs. Ne risque-t-on pas de voir les États-Unis appuyer l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne pour prix de son soutien à la lutte contre le terrorisme ?
C'est l'évidence même. Les pressions des États-Unis en ce sens sont bien antérieures au 11 septembre et elles vont se durcir dans les mois et années qui viennent. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus l'action pro-turque de l'Angleterre et de la Hollande. Pour les États-Unis, l'enjeu est de réaliser la coextension de l'Union Européenne et de l'OTAN, dont la Turquie est un partenaire capital. Pour l'Angleterre et la Hollande, l'enjeu est de transformer l'Union Européenne en une vaste zone de libre-échange et d'avoir accès à l'immense marché turc. Beaucoup de responsables européens pensaient d'ailleurs ces dernières années que la Turquie était plus européenne, plus " moderne " que la Grèce. Reste à savoir si la nouvelle donne va les faire évoluer : peut-être vont-ils commencer à réfléchir à la signification d'une énorme présence musulmane en Europe. L'Allemagne sera à cet égard le pays où tout se jouera.
Mais on pourrait imaginer une coopération économique renforcée entre la Turquie et l'Union Européenne sans qu'il y ait pour autant intégration.
Certes. Mais il ne faut pas se faire d'illusions : la Turquie veut entrer dans l'Union Européenne. En acceptant d'examiner sa candidature, les Européens lui ont donné des gages. Sans doute ont-ils été inhibés par la crainte qu'un refus ne précipite le fameux " choc des civilisations ". Auront-ils le courage de lui opposer maintenant un veto clair ? Dans le cas contraire, le projet européen n'aurait plus aucun sens, parce qu'il n'aurait plus rien d'européen.
En quoi les tensions indo-pakistanaises pèsent-elles sur les événements actuels ?
Elles sont déterminantes. Les États-Unis doivent constamment choisir entre l'Inde et le Pakistan, choix qui ne présente que des inconvénients, d'autant que ces deux pays possèdent l'arme nucléaire et sont à couteaux tirés pour le contrôle du Cachemire. La diplomatie américaine est obligée de pratiquer une politique de sous-équilibres régionaux à la Kissinger et non à une politique d'homogénéisation impériale du monde, comme dans les années 1990. En ce qui concerne plus particulièrement le Pakistan, la difficulté tient au fait qu'il est un élément du problème afghan et non un élément de solution au problème afghan. Peut-être les Américains devront-ils cesser de le soutenir et jouer clairement la carte indienne? Mais cette politique comporterait bien des inconvénients. Une fois de plus, Washington a besoin de la Chine, qui a de l'autorité auprès du Pakistan, et de la Russie, qui est depuis les années 1950 proche de l'Inde.
Quelle est la marge de manœuvre des États-Unis vis-à-vis de l'ONU ?
L'ONU a fourni une couverture juridique à l'intervention américaine en Afghanistan au nom de la nécessité de combattre le terrorisme. À plus long terme, seule l'ONU pourrait proposer une issue légitime à la crise afghane, sous la forme d'un mandat international accordé à un éventuel gouvernement de coalition. Les États-Unis en sont bien conscients, ce qui explique qu'ils viennent de payer leurs arriérés de cotisation à l'ONU. À l'heure actuelle, la donne est relativement simple puisque les Russes et les Chinois appuient les Américains. Mais Moscou et Pékin pourraient utiliser leur droit de veto contre une éventuelle extension du conflit à d'autres pays, notamment l'Irak.
Existe-t-il un risque que les États-Unis instrumentalisent la crise actuelle pour étendre leur présence impériale à l'Asie centrale ?
Une telle volonté impériale était manifeste au cours des dernières années : en 1999, le Congrès avait adopté une " Loi sur la stratégie des routes de la soie " qui concernait directement cette région. Mais aujourd'hui, la marge de manœuvre américaine en Asie centrale s'est considérablement amenuisée puisque Washington doit multiplier les concessions à Moscou et à Pékin. La Russie n'a pu être entièrement évincée d'Asie centrale à la pire époque de son abaissement ; on voit donc mal comment les États-Unis pourraient l'en écarter à présent. Je ne dis pas que certains analystes américains ne rêvent pas d'exploiter la situation pour réaliser des ambitions impériales, je dis que ces ambitions, sauf cas bien improbable d'un succès total en Afghanistan, ne sont pas réalistes actuellement.
Les récentes prises de position de Georges W. Bush en faveur d'un État palestinien vous semblent-elles sincères ? Si oui, les États-Unis auront-ils les moyens d'imposer leur volonté à Israël ?
George W. Bush a d'abord semblé en retrait sur la question du Proche-Orient, mais il a vite compris qu'il ne pouvait s'en désintéresser. Beaucoup de pays arabes modérés inclinent à un partage raisonnable du territoire entre Israël et la Palestine : il ne faut pas les disqualifier. Les conditions de ce partage avaient été esquissées à Camp David, mais les Israéliens sont restés très évasifs durant cette rencontre. Les États-Unis doivent maintenant les ramener à la table des négociations. Ils en ont les moyens, car la survie d'Israël dépend plus des États-Unis que l'issue des élections américaines ne dépend du vote juif. Les attentats du 11 septembre plaident pour cette solution dans la mesure où la création d'un État palestinien couperait l'herbe sous le pied des islamistes. Reste à savoir si Yasser Arafat aurait assez d'autorité pour faire accepter un plan de paix à ses lieutenants...
Ne peut-on supposer que la question israélo-palestinienne n'est qu'un prétexte au terrorisme et que le fondamentalisme islamiste procède d'abord d'un refus indépassable de la modernité, donc des États-Unis ?
Il n'est pas exclu en effet que la Palestine ne soit qu'un slogan. Mais gardons-nous des explications trop abstraites !
QUE PEUVENT FAIRE L'EUROPE ET LA FRANCE ?
Au lendemain des attentats, des hommes politiques aussi dissemblables que Robert Hue et Édouard Balladur ont condamné toute approche " souverainiste " de la situation actuelle, arguant qu'elle exige un renforcement des liens transnationaux et notamment européens. À l'inverse, on a pu lire dans le Financial Times que la Politique étrangère et de sécurité commune de l'Union Européenne était morte le 11 septembre. Quelle est votre approche de cette question ?
L'opposition entre la souveraineté nationale et la coopération européenne est infondée, ne serait-ce qu'en raison de la nature de l'Union Européenne. Cette construction extrêmement originale, sans équivalent dans l'histoire, est plus qu'une confédération, puisqu'il y a des domaines de souveraineté partagée, mais moins qu'une fédération, puisque les États-membres conservent leur souveraineté sur nombre de secteurs. C'est en particulier le cas en matière policière et judiciaire. Or, le terrorisme se déployant lui-même à tous les échelons, il doit être combattu aussi bien au plan national qu'au plan international. On peut d'ailleurs penser que des contrôles nationaux moins laxistes auraient permis de pister les terroristes ayant transité par la France et l'Allemagne. À l'échelon supérieur d'autre part, un renforcement de la Politique étrangère et de sécurité commune est évidemment nécessaire, mais problématique : entre les pro-américains inconditionnels (la Grande-Bretagne), les pro-américains modérés (France, Allemagne) et les autres partenaires, qui se montrent beaucoup plus prudents, on sent des tiraillements. La réunion anglo-franco-allemande de Gand, en particulier, a suscité la colère des autres partenaires européens qui ne veulent pas être à la merci d'un triumvirat. Bref, les événements du 11 septembre ont surtout souligné l'absence de volonté commune, peut-être parce qu'il n'y a pas de moyens militaires — sauf quelques ressources du côté britannique. On se console en pensant que l'OTAN supplée à tout, ce qui devrait au passage faciliter la tâche de la diplomatie américaine. C'est pourquoi le lien atlantique prime pour l'heure l'affirmation d'une personnalité européenne de défense, bien qu'on puisse légitimement souhaiter l'évolution contraire.
La mise en place de dispositifs sécuritaires contraignants — y compris en Angleterre — vous semble-t-elle traduire la fin du " tout-économique " au profit d'un retour en force du politique ?
Certainement. Les compagnies aériennes, en particulier, vont avoir de plus en plus besoin des États, car les attentats du 11 septembre plaident pour une coopération accrue entre aviation civile, aviation militaire, services de renseignements et d'action. Peut-être y a-t-il là de quoi faire ajourner la privatisation d'Air France. On observait d'ailleurs des signes avant-coureurs d'un renforcement du rôle de l'État depuis quelques temps déjà pour des raisons entre autres économiques, les compagnies aériennes ayant de plus en plus de mal à supporter les conséquences de la course à la baisse des tarifs. À présent, la question de savoir si l'on va avoir un petit four ou une coupe de champagne en moins devient secondaire par rapport au souci d'arriver sain et sauf à bon port. Plus généralement, le besoin de sécurité, désormais inéluctable, sonne la fin d'une certaine conception de la mondialisation. La notion de monde occidental, avec ses spécificités et ses intérêts propres, reprend consistance.
La France a-t-elle une politique étrangère claire et autonome, ou louvoie-t-elle au jour le jour entre ses liens atlantiques et sa crainte de heurter l'opinion arabo-musulmane, y compris les millions de musulmans présents sur le sol français ?
À en juger par la presse anglo-saxonne en tout cas, l'attitude de la France vis-à-vis de l'alliance atlantique n'intéresse plus personne. Nos moyens militaires sont trop réduits et les problèmes d'intégration auxquels vous faites allusion trop énormes pour que nous pesions encore sur la crise actuelle. Il y a de ce point de vue un contraste frappant avec la guerre du Golfe, durant laquelle Washington et Londres suivaient très attentivement les démêlés entre le président Mitterrand et son ministre de la Défense, M. Chevènement. Du côté français en outre, l'incertitude prédomine. D'une part, pour des raisons qui me semblent parfaitement fondées, on ne veut pas se couper des États-Unis, de l'autre on se défie de leur politique vis-à-vis du monde arabe, qui n'a été ni judicieuse ni conforme aux positions françaises en la matière. Encore que l'on puisse se demander quelles sont ces positions françaises! Il ne faut pas oublier que la France est en campagne électorale permanente depuis 1981, ou même depuis l'arrivée au pouvoir de Georges Pompidou en 1969 ; cela obère tout, et le quinquennat ne va pas arranger les choses ! D'où le chassé-croisé auquel nous assistons ces dernières années : Lionel Jospin, qui avait condamné le terrorisme palestinien dans les conditions que l'on sait, semble maintenant en retrait par rapport aux États-Unis ; inversement, Jacques Chirac, qui avait joué la carte palestinienne lors de son voyage à Jérusalem, est en pointe dans la solidarité atlantique. Résultat : la politique étrangère française est brouillée. Je n'observe chez nous rien de comparable à l'attitude du chancelier Schröder, qui a parlé de " combat pour la civilisation ", ou à celle de Tony Blair. Qu'on soit d'accord ou non avec leurs déclarations, elles traduisent au moins une position claire. Les déclarations des dirigeants français, elles, ne dépassent pas le stade réactif. Elles n'expriment aucune doctrine cohérente.
Il est de bon ton d'affirmer que la France possède un savoir-faire particulier vis-à-vis de l'islamisme et plus généralement du monde arabo-musulman. Partagez-vous ce point de vue, et si oui pensez-vous que notre pays puisse tirer avantage de ces compétences pour se faire entendre des États-Unis ?
Le niveau de l'expertise française a baissé par rapport à sa grande époque, notamment en raison des aberrations de notre politique scientifique (voyez la fermeture du Centre des hautes-études sur l'Afrique et l'Asie modernes, ou la suppression de la revue Maghreb-Machrek de la Documentation française). Les États-Unis estiment de ce fait — à tort peut-être — qu'ils ont chez eux toute l'expertise souhaitée, ou qu'à défaut ils peuvent la demander aux Anglais, voire maintenant aux Allemands. Plus généralement, il ne faut pas s'illusionner, la politique arabe de la France est démonétisée depuis un certain temps. Ceci dit, je le répète, nos méthodes dans le domaine du renseignement sur les réseaux islamistes intéressent les Américains. Tout n'est pas négatif, mais nous devons nous ressaisir.
DEMAIN, LE POIDS DES CIVILISATIONS ET DES RELIGIONS
Quel regard portez-vous sur la thèse du " choc des civilisations " développée par Samuel Huntington et sur l'idée, réaffirmée par Francis Fukuyama, que les convulsions actuelles ne remettront pas en cause le triomphe de la démocratie libérale?
Il faut prendre la thèse de Samuel Huntington avec précaution, mais on ne peut l'écarter d'un revers de main. Elle ne se réduit d'ailleurs pas à l'article volontairement provocant auquel tout le monde pense : je vous renvoie au livre qui le prolonge, beaucoup plus nuancé, et je vous rappelle que Huntington ne plaide pas pour le choc des civilisations mais dénonce les comportements irresponsables qui pourraient y conduire. Huntington part d'un constat qu'une certaine conception de la mondialisation a trop fait oublier : les civilisations existent ; l'humanité ne sera sans doute jamais pleinement homogène. Cette assertion me semble infiniment moins fausse que la vision purement libérale de Fukuyama, celle d'un monde homogénéisé par le marché et la démocratie. Dans la situation actuelle en particulier, il y a des éléments de continuité avec les épisodes antérieurs de la confrontation entre le monde musulman et le monde chrétien, qui dure depuis le VIIe siècle. Mais il faut nuancer le propos de Huntington en se rappelant que les civilisations ne sont pas des blocs monolithiques. Il y a une nature humaine, qui jette des ponts d'une civilisation à l'autre. Toutes les recherches conduites en sciences sociales depuis une soixantaine d'années confirment l'importance des échanges, des contacts, des influences réciproques. Ces échanges peuvent jouer en mal (nous avons évoqué tout à l'heure le mélange détonant entre un fondamentalisme islamique sui generis et certaines idéologies d'origine occidentale), mais ils peuvent aussi favoriser la recherche d'un minimum de valeurs morales et juridiques communes permettant la coexistence des civilisations. C'est la tâche propre du politique : le parti des " Politiques ", dans le contexte des guerres de religions des XVIe et XVIIe siècles, se définissait précisément par une telle ambition. En brandissant le " choc des civilisations " comme un mot d'ordre, ce qui n'est pas l'intention de Huntington, on risque de compromettre tout effort de paix.
Quel peut être le rôle du Saint-Siège dans la crise actuelle ?
Il y a 10 % de chrétiens dans les sociétés du Moyen-Orient. Certes, ils ne sont pas tous catholiques, mais tous suivent avec attention l'attitude du Saint-Siège, notamment son dialogue avec Israël. Dialogue extraordinairement complexe au demeurant, parce qu'asymétrique : la Papauté a l'éternité pour elle alors qu'Israël combat dos au mur pour sauver sa peau. N'oubliez pas qu'Israël n'est pas le judaïsme, mais en dernière instance le produit d'une idéologie, le sionisme, et en tant que tel une réalité beaucoup plus fragile et menacée qu'une religion. Le Vatican a peut-être perdu de vue cette asymétrie, si bien que son discours sur la paix semble souvent imprécis face aux défis actuels. En l'absence d'une position plus politique et plus claire, on a parfois l'impression que le Saint-Siège fait trop de concessions à Israël, au grand mécontentement des chrétiens arabes. Inversement, ceux-ci sont allés trop loin dans leur hostilité à Israël, qui a pu les rapprocher dangereusement des fondamentalistes musulmans. La situation n'est donc pas simple. Sur le fond, le Vatican a longtemps souhaité une cogestion sans division de Jérusalem. Ce projet pouvait sembler utopique, mais il est finalement assez proche de celui que défendait l'ONU en 1948... Vis-à-vis du monde musulman d'autre part, la Papauté a vocation de rappeler à temps et à contre-temps le droit des chrétiens à pratiquer librement leur religion où qu'ils se trouvent. Les événements actuels ne doivent pas faire oublier la véritable guerre de religion que subissent les chrétiens du Soudan ou d'Indonésie. De même, si le principe d'une mosquée à Rome a finalement été admis, quid d'une église en Arabie saoudite ? Le dialogue avec l'islam est indispensable, mais il faut éviter qu'il ne sombre dans le confusionnisme religieux. Un louable souci de ne pas jeter de l'huile sur le feu ne doit pas conduire à éluder certaines divergences rugueuses. Dans le même ordre d'idées, on peut se demander si le discours de l'Église, ces dernières années, n'a pas encouragé un certain sentiment de culpabilité universelle chez les catholiques. Or, ce sentiment ne facilite nullement le dialogue avec les autres religions... Il y a un équilibre à trouver entre l'humilité nécessaire et la non moins nécessaire affirmation de la Foi. Cet équilibre me paraît devoir être recherché du côté d'une étude rationnelle du passé plutôt que du côté d'un prétendu et très ambigu " devoir de mémoire " qui ne peut que perpétuer les oppositions.
26 octobre 2001.