L'Insécurité post-démocratique
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

Éric Werner, l'Aprés-démocratie, 2001, L'Âge d'homme, 2001, 160 pages, 17,38 €; Conflits actuels, " La revendication communautariste ", n° 7 (www.conflits-actuels.com)

 

Dans la moiteur de l'été, entre deux baisses du cac et deux hausses du pic de pollution, une information sensible est passée à peu près inaperçue : en six mois, les crimes et délits constatés par la police et la gendarmerie ont augmenté globalement de 10 %.

Il faudra qu'ait lieu un terrible carnage dans une agence bancaire de la banlieue parisienne, puis le mitraillage d'un adjoint à la sécurité du maire de Béziers, pour que la classe politique s'en émeuve et revienne sur ces questions. Or le ver est depuis bien longtemps dans le fruit.

Avec la campagne présidentielle, il est clair que le thème de la sécurité intérieure deviendra obsédant, au même titre que la montée du chômage ; il y a fort à parier que cela ne donnera lieu qu'à de vigoureuses surenchères verbales. Déjà le gouvernement glose sur l'exploitation " anxiogène " de l'opposition. Pourtant, cette inquiétante progression de la délinquance et de la criminalité n'est pas conjoncturelle, elle reflète un véritable malaise civilisationnel, plus diffus certes, mais de même nature que la peur des épidémies ou des invasions à l'aube du millénaire précédent. Car cette atteinte à la sécurité des personnes et des biens est d'autant plus grave qu'elle touche aux droits humains essentiels : liberté de posséder, d'aller et venir, voire même — dans ce que l'on appelle pudiquement les " zones de non droit " — liberté d'exister. Une société qui tolère, si ce n'est encourage, au moins passivement, ce type de dérives peut-elle encore se définir comme une république démocratique ?

En 1950, Hannah Arendt définissait le totalitarisme par référence à un double phénomène : l'idéologie et la terreur. Pour aborder la question, les images qui venaient immédiatement à l'esprit étaient celles d'Auschwitz, voire du Goulag russe ou des camps d'internement vietnamiens. Oserait-on, en parallèle, évoquer l'abrutissement télévisuel, l'enfer des rave parties, les razzia banlieusardes, l'endoctrinement éducatif ou bien encore la terreur fiscale ? " Quel rapport, dirait M. Homais, nous sommes au xxie siècle, prélude d'une ère de progrès et de liberté... et puis la France est une vieille démocratie. "

 

Idéologie et terreur

Éric Werner, lui, n'a pas peur des mots et des rapprochements. Professeur de sciences politiques à l'université de Lausanne, il ose et recommande le parallèle. H. Arendt elle-même ne cachait pas pressentir dans les démocraties modernes le ferment d'un totalitarisme tout aussi redoutable quoique plus sournois. Elle n'est plus la seule. A. Zinoviev a pu ainsi écrire : " Depuis la fin de la guerre froide, on assiste à une décadence prodigieuse de la démocratie [...]. J'appelle cela totalitarisme occidental [...]. Le totalitarisme belliqueux de l'Occident s'avance sous le déguisement de l'humanisme, de la démocratie, de la justice. Mais par sa nature, ses actes et ses conséquences, ce totalitarisme est plus dangereux que ses précédents hitlériens et staliniens. En effet, il ne se dévoile pas, il est plus profond et ne rencontre aucune opposition sérieuse. "

Prenons d'abord l'idéologie, premier critère d'Hannah Arendt. Elle n'est pas morte avec la chute du mur de Berlin. Revêtue des oripeaux des droits de l'homme, elle combat aujourd'hui sur le terrain implacable de la " non discrimination ", celle là même qui consiste à penser que le seul fait d'être mâle, blanc, bourgeois et de surcroît chrétien, de préférence catholique, est en soi une discrimination insupportable qu'il convient de gommer. Comme le rappelait Arendt, une idéologie n'est pas d'abord dangereuse par son contenu, mais par sa forme, autrement dit comme logique de l'idée. D'où le succès actuel du courant dit " politiquement correct ", succès d'autant plus préjudiciable que ses pseudo détracteurs sont en réalité ses principaux vecteurs. Ils assimilent le politiquement correct à un conformisme, alors que ce sont les premiers à se complaire dans un conformisme béat, mélange de xénophilie outrancière et de relativisme sexuel et moral. Véritable police de la pensée, ses agents n'ont parfois rien à envier aux méthodes des régimes dictatoriaux, tant ils sont prompts dans l'art de la délation ou de la diffamation. En fonction d'une échelle de graduation " non discriminante ", plus dure sera la peine infligée aux malheureux déviants. Il arrive ainsi parfois que la xviie chambre correctionnelle de Paris (spécialisée dans les délits d'opinion et de presse) prenne des allures de procès de Prague ou de Moscou. Au pays de Voltaire et de la liberté d'expression, mieux vaut être voleur de voitures que militant anti-ivg.

Ceci nous mène au second critère, la terreur. La terreur joue ici, selon la formule d'Éric Werner, un rôle d'" instance médiatrice ", en ce qu'elle " médie l'idéologie pour lui permettre de s'inscrire en tant qu'idéologie de la réalité ". Pour cela, fidèle au bon vieux principe : " diviser pour régner ", les démocraties contemporaines utilisent à l'envi le sentiment d'insécurité chez les citoyens à seule fin d'asseoir leur pouvoir. C'est la nouvelle Terreur. Abusif ? " Il n'est toutefois pas vrai — écrit Werner — que l'insécurité ne soit aujourd'hui que subie. Pour une part aussi elle est voulue. En témoignent certaines consignes de non intervention données à la police, ainsi que l'attitude d'un grand nombre de juges consistant à relâcher immédiatement ceux que la police s'est échinée à arrêter. " En revanche, la légitime défense reste, elle, impitoyablement punie : l'honnête citoyen ne peut se substituer à la puissance publique, seule habilitée à juger ce qui est un dommage et ce qui n'en n'est pas un. Ceci est à la fois la porte ouverte à tous les laxismes (irresponsabilité présumée de l'agresseur) et à tous les excès (suspicion sur la bonne foi de la victime), les dispositions nouvelles sur la présomption d'innocence ne faisant d'ailleurs qu'accentuer cette dérive.

Le phénomène de l'insécurité dans notre pays est flagrant, alors même que le " droit à la sûreté " figure en bonne place à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. À l'image de Mitterrand qui déplorait la hausse continue du chômage, tout en confessant que l'on avait tout essayé, les Diafoirus du ministère de l'Intérieur ou de la Justice commentent laconiquement les courbes ascendantes de la criminalité et n'en peuvent mais...

 

Multiplier les sources de tension

Mais les faits sont têtus : pour la première fois dans l'histoire contemporaine, le taux de crimes et délits pour 100000 habitants dépasse celui des États-Unis (4260 contre 4150). Que l'on se rassure, les États-Unis restent encore en tête pour les viols et les meurtres ! Mais les chiffres ne lassent pas d'inquiéter : en dix ans, les crimes et délits contre les personnes sont passés de 141000 à 255000, et encore ce chiffre n'inclut-il pas les vols avec violence estimés à 100 000 ; de 1991 à 1998, les vols avec violence ont augmenté de 34 %, alors que les condamnations de ce chef ont elles diminué de 44 % ; fin 2001, l'ensemble des infractions constatées devrait dépasser les 4 millions, contre 3,5 millions fin 1999.

Ressentie au quotidien par des millions d'hommes et de femmes, qui eux travaillent, élèvent des enfants et payent leurs impôts, la peur devient dès lors, selon la démonstration de Werner, " le ressort fondamental du fonctionnement du système dans son ensemble ". Tout repose sur elle. Abordant en bon réaliste la question de l'immigration , Werner pense que la logique machiavélienne de l'État n'est pas tant mue par des motifs idéologiques que parce qu'elle contribue à multiplier au maximum les sources de tension au sein du corps social, tensions profitables aux dirigeants dans la mesure même où elles les font apparaître comme les ultimes garants d'un ordre qu'ils s'emploient par ailleurs à fragiliser. Le maniement managérial de la menace à la précarisation joue d'ailleurs, sur le plan économique, le même rôle que l'instrumentalisation de l'insécurité au plan politique. Ainsi, malgré la remontée du chômage et les baisses salariales provoquées par l'exacerbation de la concurrence internationale, les dirigeants ont su se prémunir adroitement de toute velléité de révolte ou d'insoumission en jouant de la peur liée à l'insécurité, là notamment où le taux d'accroissement de la délinquance est le plus fort, c'est-à-dire à la périphérie des grandes villes où, comme par hasard, l'on retrouve aussi le plus d'industries manufacturières et d'individus fragilisés par la précarité.

Cette thèse volontiers provocatrice est largement confirmée par l'étude du criminologue Xavier Rauffer dans la dernière livraison de la revue Conflits actuels consacrée à la " revendication communautariste ". Pour lui il existe un lien clair entre les récentes évolutions criminelles et une forme de " communautarisme dévoyé ", lequel relève plus " de la culture de l'excuse que d'un légitime souci de vie commune exprimé par des populations exilées ou immigrées ". Pour Rauffer, l'insécurité en France peut se comparer à un champs de bataille comportant trois fronts : les cités chaudes, les établissements d'enseignement et les réseaux de transport en commun des métropoles. Ainsi, le métier d'enseignant, considéré maintenant comme hautement à risque, ne fait plus recette : selon un sondage récent, 55 % des bacheliers entrés à l'université ne veulent pas devenir enseignant quoi qu'il en coûte, ils étaient déjà 18 % en 1998. Quant au fait que les infractions se multiplient de plus en plus en zone rurale, ne pensons pas qu'il s'agit ici d'actes de désespoir d'une population paysanne réduite à la ruine, c'est une tendance observée chez les bandes de banlieue périphérique qui visent à accroître leur territoire de manière concentrique ; dans la même revue, un auteur va d'ailleurs même jusqu'à parler d'une " culture de razzia ", héritée des tribus maghrébines du haut Moyen Âge, pour expliquer le comportement délictueux de certaines bandes de voyous.

Si la corrélation observée entre délinquance et présence étrangère n'explique pas tout, car encore faudrait-il affiner les types de délits et les types de population en cause, éluder la question relève d'une lâcheté délibérée doublée d'une irresponsabilité criminelle. On ne soigne pas une fièvre en cassant le thermomètre !

 

Résistance intérieure

Là donc où le totalitarisme idéologique se caractérisait par une idéologie de l'affirmation (raciale ou sociale) et par un État policier omniprésent, le nouveau totalitarisme post-démocratique dénoncé par Werner se caractérise lui par une idéologie de la négation (refus des identités, sauf minoritaires) et une société in-sécurisée. Bernanos, déjà, déclarait préférer l'ordre librement consenti de l'Ancien Régime à l'anarchie régulée par les gendarmes des sociétés modernes... Comparant notre société européenne contemporaine, complexe, fragmentée et conflictuelle, aux " sociétés hydrauliques " de la Chine et de l'Egypte ancienne, Werner voit se dessiner paradoxalement une simplification significative des rapports sociaux, simplification liée à l'émergence d'une élite privilégiée d'un côté et d'une masse non privilégiée de l'autre. Cette fragmentation, à la fois entre le haut et le bas de la pyramide, mais aussi entre les catégories sociales du bas, sert donc efficacement à neutraliser le ressentiment populaire (le " pays réel ") et à conjurer d'éventuels troubles liés à la bi-polarisation. Loin de voir le régime s'affaisser à court terme, Werner pense plutôt que ce néo-totalitarisme occidental va se durcir, approfondissant encore le fossé entre gouvernants et gouvernés. D'un coté l'" hyperclasse " de Davos et du Fmi, de l'autre la classe moyenne, juste bonne à payer ses charges et à raser les murs, sous l'œil goguenard des nouveaux barbares qui campent aux portes de la cité. Cette anticipation apocalyptique, mélange du Meilleur des mondes et du Camp des Saints, peut-elle connaître une alternative ? Ce pourrait-être la fuite, déjà expérimentée par deux millions de nos compatriotes. Ainsi, dans un article révélateur , l'économiste Paul Fabra a démontré à quel point les Francais qui quittent le territoire désirent rompre, non seulement avec le système francais d'État-providence et de matraquage fiscal, mais aussi avec le concept même d'exception francaise, quitte à perdre leurs droits d'électeurs et de citoyens et même de ne plus faire apprendre cette langue à leurs enfants. Tout se passe comme si les plus qualifiés ne supportaient plus de payer pour les moins qualifiés venus d'ailleurs, lesquels trouvent dans notre pays une généreuse vache à lait. Tout économiste digne de ce nom sait d'ailleurs — comme le démontre la loi de Grisham — que " la mauvaise monnaie chasse la bonne "...

Plutôt que de suggérer la fuite, Éric Werner semble nous inviter à la résistance. À l'instar d'Ernst Jünger dans les Falaises de marbre, celui-ci nous propose de " faire pâlir la puissance des tyrans ". Notant que 5 % des citoyens n'ont pas de télévision, ou que 5 % des catholiques restent pratiquants ou encore que les cantons suisses ont refusé à 5 % de se joindre à l'hystérie anti-autrichienne de l'Union européenne, Werner semble donner une dimension symbolique à ce chiffre, certes petit mais révélateur d'un noyau de résistance qui pourrait être appelé à grossir ; après tout, les véritables Résistants français ne furent aussi jamais plus de 5%. Quant à la forme de résistance proposée, Werner ne souhaite pas à ce stade en préciser les modalités. Il y a certes une action politique envisageable, officielle ou clandestine, mais il y a aussi une action plus subtile, d'essence métaphysique, fondée sur un exil intérieur et une prise de distance intellectuelle et morale à l'égard des évènements : " En certaine situation, l'esprit divorce d'avec la Cité, leurs chemins respectifs se séparent [...]. Ce n'est plus désormais la cité qui sert d'étalon de référence, mais l'esprit lui même, désormais extérieur à la Cité. " Peut-être est il encore trop tôt (ou trop tard) pour tirer l'épée, mais il est manifeste que le problème ne peut plus être posé en termes strictement politique. " Eine feste Burg ist unser Gott " dit un beau choral luthérien.

 

j.-d. m.
. Le Monde du 25 mai 1999.

. Ces chiffres provient des enquêtes de Xavier Rauffer publiées dans les dossiers de Valeurs actuelles consacrés aux questions de sécurité.

. Werner cite Aristote fort à propos : " Est aussi facteur de sédition l'absence de communauté ethnique tant que les citoyens n'en sont pas arrivés à respirer d'un même souffle [...], c'est pourquoi parmi ceux qui ont jusqu'à présent accepté des étrangers pour fonder une cité avec eux ou les agréger à la cité, la plupart ont connu des séditions. " Politique, 1303 a 25-30.

. Les Échos du 29 juin 2001.