La France, encore et pour toujours
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

Une première œuvre, un nouvel écrivain. Une presse " de droite " élogieuse, une presse " de gauche " silencieuse... Classique : la meilleure façon d'enterrer un livre est de ne pas en parler.

Le livre ? une biographie de Maurice Barrès. L'auteur ? Sarah Vajda.

Sarah Vajda a eu les honneurs de deux émissions de radio : le Libre journal de Philippe de Saint-Robert, et Répliques d'Alain Finkielkraut. Autant dire que son cas est désespéré.

Nous avons lu son livre, et nous avons aimé. Barrès ou une certaine idée de la France. Spontanément, un parallèle s'est imposé à nous, entre l'essai de Sarah Vajda, qui a bien des égards sonne comme le cri d'une âme française, oppressée par les barreaux de la barbarie, et le témoignage d'Antoine-Joseph Assaf, Terre Blanche, journal d'un otage au Liban.

Sarah Vajda a lu pour nous les lettres de l'otage, et elle a aimé. Assaf, ou une certaine idée du Liban, très barrésienne, très française. Rencontre avec deux drôles d'oiseau qui n'en resteront pas là.

 

l. l.

 

 

 

Le Christ et le temps se sont arrêtés à Bhamdoum. De cet Orient si proche et pourtant si lointain, un jeune homme nous écrit une lettre qui dissone étrangement dans le concert de ce qu'il est convenu d'appeler la rentrée littéraire.

De l'amour pour sa ville natale, Antoine-Joseph Assaf, docteur en philosophie, dont le maître a été Pierre Boutang a extrait la substance d'un livre rare. Rare en son ambition et sa construction, Terre blanche semble tout d'abord n'être qu'un supplément à Une Enquête au Pays du Levant . Vu du camp libanais, la ferveur se transmue en pure célébration de la littérature, pour devenir au fil des pages le récit circonstancié de l'expérience intérieure qui authentifie la leçon des livres. Par l'intercession conjointe de la guerre et de la geôle, la poésie, qui l'a fait ce qu'il est, métamorphose, par un jeu littéraire autant que spirituel, celui qui tient la plume et qui, en l'occurrence, du 11 septembre 1983 au 4 octobre 1984 a été otage, en un auteur qui, au lecteur, tient le langage même de Saint-Exupéry . Chez Saint-Exupéry, l'otage juif avait été le dédicataire du Petit Prince. Depuis quelques années, nous le connaissons mieux, il s'appelle Léon Werth .

 

Au pays du Levant

 

Élias le philosophe devient otage parce qu'un matin de septembre, les chars israéliens — la sorte de juifs la plus étrangère à Werth pacifiste et humaniste — quittent la montagne du Chouf et laissent face à face chrétiens et Druzes dans le vacarme de la guerre civile. Sans citer jamais Saint-Exupéry, Terre blanche illustre littéralement le mot qui termine Lettre à un otage : " Il n'y a pas de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d'otage. Vous êtes les saints " (p. 42).

Littéralement encore, Assaf rejoint sa famille le 10 août 1982, après sept années passées à Paris. Il revient à l'annonce d'une guerre annoncée, trouvant " insupportable d'être si loin au moment où une chose importante se passe ici ". Il rallie les phalanges chrétiennes de la montagne, rejoint les siens terrés dans le clocher de la paroisse paternelle jusqu'à la date fatidique de sa capture. Là, littéralement toujours, l'otage s'essaie à l'ascèse jusqu'au surgissement de la présence réelle. Torturé pour n'avoir haï ni les juifs ni les jésuites et s'être refusé à voir en eux les ennemis du Liban, il triomphe de la peur et de la honte en cette nuit de Deera où un Lawrence même perdit courage. Assaf est de ceux qui veulent se souvenir que Tsahal a perdu sept cents soldats pour libérer Beyrouth, qu'il partage avec eux Élie et son épée flamboyante. Il est de ceux encore qui croient, parce qu'il sait l'Ève de Péguy par cœur, que le salut du Moyen-Orient viendra des juifs. En cela, Élias, le fils du prêtre est seul, comme il est seul dans la nuit de saint Jean et de sainte Thérèse, seul et faible comme le roi Dagobert de Péguy, lui qui use de la littérature comme d'une prière et qui de ce voyage au bout de la nuit est ressorti vainqueur, sans haine ni violence, purifié.

Barrès aurait aimé ce livre où un Libanais se pare du son passé grandiose de la France et du testament d'Abraham " comme un guerrier africain de couleurs pour intimider l'ennemi ". Il aurait aimé ce garçon — Élias a alors vingt-six ans — qui, à l'aide de Husserl veut mettre le monde entre parenthèse et substitue à l'opposition entre monde réel et conscience, la vie ordinaire et la prison, à l'instar du Philippe du Culte du Moi, convoquant Loyola et les Deux étendards pour combattre la fièvre baudelairienne et le tumulte des petits-enfants de la Grande-Armée.

Le temps s'est arrêté à Bhamdoum où, pour la dernière fois, un jeune homme, ivre de Péguy, Lamartine et Hugo, choisit de mesurer à l'aune de l'éternité la realpolitik moyen-orientale et ne recourt qu'à Dürer, à Boèce, à la poésie et à l'évangile pour déchiffrer l'horreur du monde. De la sauvagerie de la guerre, de la langueur de l'enfermement, de l'expérience de la torture, il ne veut retenir que les visages du Christ des douleurs et celui de Jeanne intercédant en faveur de l'homme dégradé ; foin de l'enfer des modernes et de leurs assertions, qu'il est certaines peines qui ne sauraient se traduire que par l'argot, la distorsion de la langue et les couleurs hurlantes ! Le témoin réclame aux maîtres leur art de la litote, aspire à l'équilibre et sur son nuancier, pour peindre les flots de sang répandu et les corps livrés aux flammes, ne servent que l'azur et le blanc. Par un acte de libre volonté, qu'à l'instar du grand Boèce, il oppose à la servitude de ses geôliers, Assaf refuse de laisser la haine ou la colère déformer l'idée qu'il se fait de l'homme.

Rien dans ce livre que Lettre à un otage n'ait déjà évoqué. Aussi ce livre dédié à Marie la fiancée du Nord se veut-il un livre de rupture ou plus exactement le long commentaire de Saint-Ex : " La présence de l'aimée qui en apparence s'est éloignée, peut se faire plus dense qu'une présence réelle, c'est celle de la prière. " Le fiancé devra accomplir " le véritable voyage qui est hors de soi-même " et à l'instar de l'aviateur dans le désert ou le navigateur breton, convaincre sa fiancée de l'excentricité de cet amour qui, fort de cette présence, n'en peut tolérer d'autre. À Marie, il confie deux exigences, l'une de vérité l'autre de grandeur qui tiennent à la foi et à la littérature. À l'heure de prendre congé de celle qui sans doute eût été sa femme, si la prison n'avait marqué son âme du signe de l'absolu, à celle qui " fut l'unique soleil de sa prison, il confie le rôle de l'absente ". À Marie, il offre sa joie de la savoir " heureuse et mariée dans le Sud, devant la mer, à l'ombre d'une cathédrale ".

 

Célébration de la littérature

 

Comme devant l'ouvrage testament de Barrès, le lecteur est convoqué à réfléchir sur le sens profond de la culture et à redéfinir le mot si galvaudé de littérature.

Le Liban d'Assaf ressemble à s'y méprendre au Tolède dont Barrès a fixé le portrait : terre blanche où des petites filles blondes qui se prénomment Leïla, et des soldats blonds témoignent pour Godefroy de Bouillon, comme les petites sémites, agenouillées dans l'Église de Santa-Maria de la Blanca, chantaient la geste marrane. Là-bas, la boue est faite de nos rêves de France à nous qui lisons cet ultime chapitre du grand rêve barrésien et qui, impuissants, avons vu nos dirigeants abandonner ceux qui furent plus que nos alliés, les dépositaires du trésor que, dans le vertige de la modernité, nous avons laissé choir. Barrès encore : " Il s'agit de susciter dans ces peuples étrangers le goût de maintenir, quoi qu'il advienne un jour de leurs destinées nationales, le contact avec notre intelligence . " Assaf l'a maintenu qui lui doit sa libération spirituelle et n'écrit que pour le restituer, intact.

Contre ceux qui estiment la culture à l'aune de la muséographie contemporaine et à la lecture des médias, l'otage libéré assène une leçon de francité : " Je rentre dans le pays du refus et de la Révolution, mère des tristes libertés, des outrages du sang impur et des rois décapités. Je rentre surtout dans le pays de Baudelaire, Hugo, Rimbaud et Montaigne. Je rentre dans le pays des artistes barbares et le pays de l'ironie nécessaire ; je rentre dans le pays des deux tours et le pays de Notre-Dame. Je rentre dans le pays de Jeanne, dans ton pays, ma chère Marie. " Aux reines de pierre du Luxembourg enfin, il offre un hommage déchirant et le salut de l'Orient désert.

Au-delà du temporel, la guerre au Liban, et du spirituel, l'advenue de l'âme au cœur de la geôle, ce livre vaut qui assène à chaque page : " Seule la voix du poète est juste. " Lors, s'effacent tous les livres de rhétorique — il y en eut de si beaux —, mais aussi — à quelle vitesse tourbillonnent les mots inutiles — s'envolent tous ces ouvrages qui distinguent littérature engagée et dégagée et s'interrogent pesamment : " Qu'est-ce que la littérature ? " La réponse, l'otage, le prisonnier, l'agonisant, l'homme rivé à un lit de souffrance, l'âme que la vie a blessée, seuls, la détiennent : elle est consolation. Ce sont ces mots qu'un habile artisan, pour les siècles des siècles, a tissés ensemble et dont la mémoire a conservé, intacts, la mélodie. C'est ce chant oublié, qui, revenu, justifie toute souffrance dans l'approfondissement accepté de la solitude. Tout est là. Devant le tombeau de Chateaubriand, le Libanais récite un Ave Maria et jette une rose où Sartre, prix Nobel, posa un étron. Aussi, le bachelier et le docteur avec ou sans poste choisissent — tout est question d'amour — le camp de l'Insurgé, celui de la Nausée ou celui de Barrès, Saint-Exupéry ou Lévi. Comme au chant VI de Si c'est un homme, Lévi se souvenait de l'Inferno et les barbelés du camp disparaissaient, le non-sens de son aventure confondu avec celle d'Ulysse, l'efficace des textes sacrés et profanes abolit les murs de la prison d'Assaf.

L'otage sait l'art sans pareil de conjuguer au présent le mystère chrétien. Réfugié avec son père sous la charpente de l'église, il est le fils de Joseph et si le patriarche en deuil se met à pleurer, voilà le fils revenu à la dernière nuit de Gethsémani. Pour dire le massacre de septembre, il le transfigure, et à l'âge de Guernica convoque le Martyre des dix mille de Dürer. Les victimes ont été mutilées affreusement et le corps humain y est transformé en une machine organique. La main du diable désassemble ce que la main de Dieu avait assemblé. Pour parfaire son œuvre, les bourreaux désacralisent le nécessaire liturgique et se parent, carnaval horrible, des chasubles et des aubes ; aussi, afin de supporter l'insupportable, Assaf inscrit-il le sac de sa ville natale et de l'église paternelle dans la longue cohorte des martyrs. L'homme à qui manquent Isaïe, Jérémie, Osée, Malachie, Hugo ou Dürer, ne peut que geindre sur le sol, prostré sur le sable du temps et attendre l'équipe de psychologues déléguée par son gouvernement pour lui prescrire les fleurs de lotus de notre temps.

Assaf est de ceux qui nient le déterminisme historique et réclament à toute force un sens. Quand les derniers Libanais des écoles françaises auront oublié la leçon barrésienne, quand les juifs qui ont appris à aimer la France, sa langue et ses maîtres à l'Alliance israélite universelle auront embrassé un autre chemin, quand les petits-fils des Sud-Américains qui ont suivi la tournée de Jouvet et regardé des Français libres qui parlaient la langue de Molière et de Giraudoux se seront évanouis dans la prison du temps, la France aura disparu. Quand il n'y aura plus en doulce France que des traqueurs d'idéogènes pour lire Péguy, quand plus personne ne posera sur son œuvre l'herméneutique de la grâce, que tous ignorerons, qu'à l'instar de Léon Bloy, de Barbey d'Aurevilly, il n'avait eu comme unique ambition que d'inscrire ses lecteurs dans le calendrier liturgique et ne leur avait commandé, audace suprême, de n'être que des saints, la France aura sombré. Assaf est de ceux qui savent que les Français ont été des saints dans les tranchées de 1914, avant que sous le masque du réalisme, le pacifisme ne s'empare de leurs âmes, comme ils l'ont été dans la nuit de la Résistance, avec ou sans missel : martyrs du groupe Manoukian ou capitaines de corvette comme d'Estienne d'Orves. Assaf se veut de leur suite.

L'éclat singulier de ce livre tient aussi à la situation carcérale. Là, l'enfant que nous fûmes réécrit, le lisant, l'île de Robinson, le navire fou du capitaine Nemo et l'amère solitude de Monte-Christo. Le livre vaut encore pour son mouvement secret, pour la contemplation éperdue de la beauté d'une âme, pour cette certitude que la mémoire est garante de la résurrection. Rien n'existe qu'un verbe n'ait précédé. Les figures qui fascinaient Barrès sont demeurées là, en dépit du train du monde, ces figures où notre raison française retrouve, inchangée, la vieille problématique des Bacchantes et s'effraie de la violence des dieux d'Asie et de leurs cortèges. Le philosophe, rentré au pays, par fidélité envers les siens, pour se tenir à leurs côtés le temps de l'épreuve, a pour ses bourreaux haschischins les yeux de Barrès. Humilié, torturé, en proie à la soif et à la faim, il ne cesse de faire dialoguer raison et poésie avec violence et barbarie. Il parvient même à convertir la défaite en victoire quand il jette la nourriture des bourreaux pour fortifier son corps par le jeûne et la gymnastique : l'intellectuel enrobé, l'enfant gâté qui aimait tant le chocolat et la crème anglaise, est sorti de prison, allégé de vingt kilos et capable de faire des séries de 97 pompes et autant d'abdominaux.

Jour après jour, il a écrit, consolé par la douceur des mots. Pas un jour sans une ligne. Jour après jour, il fait fructifier le trésor amassé : les pirates qui, pour lui, l'avaient déposé au fond du gouffre ont nom : Mallarmé, Rimbaud, Hugo, Lamartine, Péguy, Charles d'Orléans, Isaïe, Jérémie. L'otage couvre les murs de sa geôle des versets d'Isaïe ou de Jérémie, où le nom de la terre natale surgit, talisman très précieux. Il use de citations comme les hommes du temps jadis usaient des versets bibliques, chaque jour est l'occasion d'un commentaire, profane ou sacré, qu'importe. Au niveau où il est parvenu, la Jeanne de Péguy n'a pas moins d'efficace que la Sainte Bible.

Le temps et le Christ se sont arrêté à Bhamdoum où les chrétiens maronites parlent encore une langue où Dieu le veult et regardent les sabrés, comme les soldats de l'armée de Josué. Par un étrange chassé croisé, à présent, c'est en cet intellectuel Libanais, ce fils de Joseph, ce candidat à la sainteté, ce fils de prêtre maronite, que résonnent encore les voix et les dyts de Renan, Lamartine et Barrès. Cette voix libanaise en langue française fait entendre leur dernier écho : authentifie leurs songes et leurs vœux.

Quel soldat de France sait aujourd'hui que c'est le 5 septembre 1914, à Villeroy, que Péguy reçut une balle en plein front ? Quel soldat de France lirait Ève et déclamerait Hugo sous les bombardements ? Quel soldat évoque encore le septembre noir de 1792 et le massacre des prêtres réfractaires ? Quel fils de France trentenaire a encore en mémoire assez de poésie française pour saluer chaque événement , chaque journée d'un poème ? À nous qui croyons parfois la France morte sous les débris de la sous-culture journalistique ou de ce vernis par lequel la modernité a su faire croire aux masses qu'elles avaient atteint le Saint des Saints, le point où le monde se déchire et livre son secret, Assaf confie qu'elle vit encore, quelques instants de bonheur dans un monde à la tragédie voué.

Barrès et Goethe s'enivraient des poètes persans et trouvaient en l'Asie le chant profond qui réchauffe leurs cœurs lassés, Assaf réclame de nos chants de France de quoi pacifier son âme. Ainsi, l'Orient compliqué requiert-il les purs contours des jardins de France qui, à leur tour, languissent du mystère et des voiles. Pas de conquête, pas d'influence, un art de l'hybridation. Où la poésie règne, prospère l'harmonie.

 

Guerre et paix

Sous les pierres et les rires démocrates des médias occidentaux, les chars israéliens ont abandonné les chrétiens aux mains des Druzes. Ici, loin de l'Onu et des catalogues de scuds ou d'avions furtifs, de jeunes garçons échappés d'un roman de Kipling ou de leur traduction hollywoodienne, résistent en attendant l'armée. Deux mille miliciens de seize à vingt-sept ans face à vingt mille soldats syriens " entourés de horde sauvage de toute espèce " attendent l'armée régulière, ses blindés, ses avions et ses chars qui ne viendront pas. Le massacre de Fort Alamo revient, éternelle antienne du service inutile. Assaf dresse des hommes dans la guerre qui ont peur et qui ont froid, un portrait dont la tendresse déroute les fils de résistants et de collaborateurs que nous sommes. D'un camp l'autre, la même ferveur unit au tribunal de l'Histoire vainqueurs et vaincus. Il peint d'une plume souveraine la joie sans partage du triomphateur et alors même qu'il rappelle sa cruelle et jeune brutalité, le peintre sait s'identifier à son frère de l'autre camp, ce garçon qui, sur les tuiles de l'église Saint-Élie, chante Oum Kalsoum, la Callas d'Orient, à tue-tête, tandis que dans ses mains ruissellent du sang Assaf. Dans un geste admirable, tissant d'intelligence le vieux motif de sympathie, le petit-fils et le neveu s'unissent en esprit à l'assassin de sa grand-mère et de sa tante.

En ces jours de paix et de guerre larvées, à la consommation et à la futilité voués, soyons, lecteurs d'Occident, attentifs à ce chant profond venu d'une prison, métaphore même de notre résidence terrestre. Ecoutons, par dessus les toits, s'élever, en volutes lumineuses, ce poème oriental qui s'essaie à transmuer Bible en Coran, pour le plaisir d'un Dieu unique dont la présence, parfois, se révèle dans la littérature dite profane et qu'Assaf, ultime humaniste, tient pour une terre sacrée.

Que la lumière venue de cette terre blanche éclaire l'hiver de notre déplaisir !

s. v.

 

 

 

 

 

 

En encadré :

 

 

 

Le Barrès de Sarah Vajda

Une amitié française

 

Ce Barrès-là n'est pas une biographie ordinaire. C'est d'abord un texte littéraire avec sa langue propre, son rythme, son style, son humeur et sa musique. Mais plus encore. C'est d'abord une œuvre littéraire. C'est à ce niveau, et seulement à ce niveau qu'il faut prendre et entreprendre cette étrange chose, cette chose non identifiée dans le paysage gris ou volatile de la " production littéraire " contemporaine, si tristement contemporaine.

En réalité, ce livre est un livret d'une pièce de théâtre qui ne peut se jouer que dans l'esprit du lecteur. Sous la conduite et la direction inspirée et parfois hallucinée de son auteur, c'est un Maurice Barrès transfiguré qui se donne à lire et à voir. Avec cette biographie, c'est la République des Lettres françaises qui est mise en scène sur le théâtre imaginaire des goûts et des humeurs partagés. Cette représentation, six actes, 21 scènes, un prélude et un épilogue, mêle à la fois l'impératif chronologique, les échappées thématiques et surtout la voix du chœur " vajdien ", véritable fil conducteur et dans le fond, véritable sujet de cette autobiographie.

Évidemment, il y a des figures imposées : l'enfance, Boulanger, Dreyfus, Déroulède, l'Echo de Paris, Anna de Noailles, la Grande Guerre... et à chaque fois l'auteur propose une lecture nouvelle des ces incontournables. En ce sens, sans aucun doute, le travail de Sarah Vajda s'inscrit dans l'effort consenti par l'intelligence pour essayer de comprendre la chose passée... On peut dès lors s'appuyer sur son travail pour arracher Maurice Barrès du camp des pré-fascistes où l'ont enfermé la cléricature des littérateurs hexagonaux, mais aussi plus habilement l'historien Zeev Sternell, et avant lui, Ernst Nolte. On pourra également utiliser ce travail pour en finir avec la vision maurrassienne de l'œuvre barrésienne. Maurras et Barrès ne nous parlent pas du même côté du fleuve. Les disciples du premier ne se sont pas battus dans le même camp que le fils unique du second. Philippe Barrès rejoint De Gaulle.

Tout à la fois héritage et traduction, le geste de Philippe le jeune en 1940, illustre le propos du père en 1917:

 

Nous sommes unis, en France, parce que, depuis l'intellectuel jusqu'au petit paysan, nous avons la claire vision de quelque chose de supérieur à nos petits intérêts personnels et une sorte d'instinct qui nous fait accepter joyeusement le sacrifice actif de nous-mêmes au triomphe de cet idéal. Un croisé trouve tout naturel d'acheter par sa mort la liberté du Tombeau du Christ ; le vieux Corneille ravit tout le public par ses tirades sur l'honneur ; Vincent de Paul est sûr de trouver toujours qui le suive dans sa mission de charité. Quant aux contemporains, nous venons de les entendre. C'est cette claire vue et cet instinct qui ont dessiné la France. Tous les gestes de notre passé, tous les beaux témoignages d'aujourd'hui que je viens de rassembler, ne sont que les produits d'une même conception très simplifiée de la France, champion du bien sur la terre. Chacun de nous sait que les Français sont là pour qu'il y ait moins de misère entre les hommes. En ce sens, la France est pacifiste ; en ce sens, la France est guerrière. L'idée que cette guerre doit être la dernière des guerres, c'est une vieille idée populaire. " A nous de souffrir, nos enfants seront plus heureux ! " formule simpliste de cette générosité, de cet oubli de soi où communient tous nos siècles et toutes nos classes.

 

L'écho a répondu :

 

Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a, en moi, d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai, d'instinct, l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non aux génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui même ; que notre pays, tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur.

 

Cependant ce livre nous livre plus. Toutes ces pages sont soutenues et transfigurées par le parcours d'un " je me souviens ", parcours qui s'achève dans un vibrant " souvenons-nous ". Ainsi, le rideau de ce théâtre intérieur se lève sous les coups de cette dédicace : " À mes parents qui ne me liront pas, à ma mère qui m'a découvert le continent noir, à mon père qui m'a fait lire, en dépit de tout, Brasillach, et m'a tendu ses amitiés françaises, souvenir heureux du temps où ils marchaient à l'étoile " et s'abat, au final, au pied d'un berceau : " Souvenons-nous enfin que "les Barbares veulent nous fondre en série" à l'heure où, penchés sur un enfant, nous croisons Émilienne et que, pour elle, nous poursuivons les Amitiés françaises. "

Longue vie, donc, à cet enfant qui porte la promesse de cette amitié.

 

Laurent Larcher