Mounier, optimiste tragique
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

En 1956, Paulette Mounier-Leclerc, la veuve d'Emmanuel Mounier, publiait Mounier et sa génération, à partir des lettres et carnets de son époux, disparu subitement en mars 1950 . " Extraordinaire portrait que constitue ce puzzle ", écrit Guy Coq qui préface la réédition : " Lire ces pages, c'est entrer dans la proximité avec un des plus grands éveilleurs de ce siècle.

C'est aussi découvrir l'exemple d'un chrétien fortement enraciné dans son temps et dont la vie spirituelle se nourrit, non pas dans le rêve et la fuite mais dans l'attention à la vie concrète, personnelle et collective : un style de sainteté qu'attend la modernité. " Un ami académicien qui connaît la question me dit : " Le livre rend justice à Mounier, c'est-à-dire qu'il l'accable. Bon type certainement, mais comme disait Aron,"un peu con". " Lisez pourtant ; il vous arrivera d'être bouleversé.

 

Sur les pas de Péguy

 

Par l'homme d'abord, fils de la France tel Péguy " sur les pas duquel il s'engagea " ; tel Bernanos qui finira par le vouer aux gémonies. De Mounier, Jean-Marie Domenach se demandait " combien d'hommes et de femmes il [avait] remis dans leur liberté, dans leur vérité, sans les commander, sans même les conseiller ". Il y a des gens comme ça : grâce dangereuse que leur fait le Ciel. Dans ces " confessions " non élaborées, paraît un homme fidèle : " Oui, je crois que la fidélité est une de mes dimensions intérieures ! " ; chaleureux : " J'aime l'union de l'affection vive et de la clairvoyance calme " ; courageux : " Vous aviez raison, lorsque vous me défendiez de me tourmenter de l'avenir : ce serait à la fois manquer de foi et de courage " ; sensible : " Je suis allé aux Béatitudes de César Franck... J'y suis allé comme à une prière. Comme en extase, avec l'âme à nu, j'ai senti passer tout le problème humain " ; inscrit dans la durée : " Une longue éternité spirituelle se penche sur nous du fond du passé, jaillit de nos cœurs, blessée comme nous, en nous, par-dessus nous " ; ardent : " Nous voulons faire entendre aux révolutionnaires que ni pour nos biens ni pour nous-mêmes nous ne craignons les conséquences de nos idées... Qu'ils acceptent que la vie spirituelle ne soit pour nous ni une justification, ni un brillant oriflamme, ni une chaleur, mais une dimension intérieure inaltérable qui est notre raison d'être et d'agir " ; mesurant le prix de la souffrance : " On n'est pas décidément grand, tant que la vie ne vous a pas mis à l'épreuve de vous refuser carrément, sans recours, une chose à quoi on tient de tout son désir. "

 

Nous approchons ici le plus pur Mounier — celui qui dit du mariage : " La réalité du vrai Amour, celui qui est greffé dans l'Amitié du Christ, c'est que la volonté de Dieu passe désormais par celui que l'on aime " ; qui observe : " C'est bien joli d'être chrétien pour la force et la joie que cela donne au cœur. Et puis on se met à oublier la croix et la veillée des Oliviers "; celui dont le père Bernard Bro a tenu à citer le témoignage, dans son livre sur " le pouvoir du cœur ", Aime et tu sauras tout : " "Non, je n'ai pas étudié les Écritures, mais dans son regard, j'ai tout compris." C'est la seule assurance dont il se prévalait, quand, en pleine, guerre, apprenant que leur petite fille Françoise ne se réveillerait jamais d'une encéphalite due à un vaccin, il écrivait à sa femme : "Je ne sais pour qui travaille ce pauvre visage obscurci de notre enfant, cette plaie à notre côté pour des années et des années peut-être... Quel sens aurait tout cela si notre petite n'était qu'un morceau de chair abîmée on ne sait où, un peu de vie accidentée, et non pas cette hostie qui nous dépasse tous, une infinité de mystère et d'amour qui nous éblouirait si nous le voyions face à face." " Foi surhumaine d'un père qui a la force de rendre grâce pour l'infirmité de son enfant !

Bouleversant aussi pour l'homme de foi de notre temps, le drame que traversent les chrétiens, durant la première moitié du xxe siècle, dès qu'ils refusent d'être de ces " bien-pensants " honnis de Bernanos qui, après Bloy, Drumont, Péguy, les rend responsables de " l'agonie de la Chrétienté ". Qu'ils se mettent en quête d'une voie éclairée par l'Esprit-Saint, d'une " Troisième Force " éloignée tant du " libéralisme " et de " l'individualisme " que des " autoritarismes " et autres " collectivismes ", ils reçoivent des coups de tous côtés. Comme avec Bloy, Drumont ou Péguy, avec Bernanos ou Maritain plaidant pour " des formes de démocraties organiques, pluralistes et personnalistes où l'autorité serait exercée par des élites régulièrement surgies du peuple et vivant dans sa communion ", on atteint avec Mounier au drame des hommes de bonne volonté, tels les autres, sujets à se tromper. Tous ces rebelles auraient pu signer le prospectus annonçant, en février 1932, la publication d'Esprit :

 

Comment ne pas être en révolution permanente contre les tyrannies de cette époque ? Nous y détestons : une science trop souvent détachée de la sagesse, bloquée dans des soucis utilitaires ; une philosophie honteuse, ignorante de son rôle et des problèmes qui nous importent ; des sociétés gouvernées et fonctionnant comme des maisons de commerce ; des économies qui s'épuisent pour adapter l'homme à la machine et ne tirer de l'effort humain que de l'or ; une vie privée déchirée par les appétits, désaxée, conduite à toutes les formes d'homicide et de suicide ; l'indifférence jusqu'à nos côtés de ceux qui ont charge du monde et qui l'avilissent. Il n'est pas une forme de la pensée ou de l'activité qui ne soit asservie à un matérialisme propre. Partout s'imposent à l'homme des systèmes et institutions qui le négligent : il se détruit en s'y pliant.

 

Tous n'ont pas laissé la passion se muer en aveuglement !

 

La charte d'un monde nouveau

 

Paul Ricœur, protestant, le rappelait au Colloque Mounier, tenu à l'Unesco les 6 et 7 octobre 2000 — Mounier a " diabolisé la figure par excellence de la "dégénérescence libérale", le bourgeois [...], décrit à longueur d'essais, les notables et les capitalistes comme enchaînés à leurs besoins et à leurs biens ". Ricœur parle de " leitmotiv scabreux ", mais souligne que l'antienne dissimulait un " projet philosophique ". On rattache spontanément à la pensée de Mounier la notion de " personnalisme ". Le " personnalisme " est pour Mounier " une philosophie et non pas seulement une attitude. Son affirmation centrale étant l'existence de personnes libres et créatrices, il introduit un principe d'imprévisibilité qui disloque toute volonté de systématisation ". À cette lecture, impossible de ne pas penser à l'unicité chrétienne de la personne, " appelée de toute éternité par son nom " ; impossible de n'y pas reconnaître la sincérité de celui qui a avoué : " Rencontrer des personnes, c'est cela que j'attendais dans la vie... et je sentais bien ce que cela voulait dire : rencontrer des souffrances. " Et encore " Mon Évangile est l'Évangile des pauvres. " Charité, oui. Nul ne songerait à parler d'une charité excessive, mais il est des hardiesses en matière spirituelle qui reviennent à tenter le diable.

Esprit se constitue à Font-Romeu, en août 1932 ; s'y élabore — candeur ! — " la charte d'un monde nouveau ". Le premier numéro de la revue paraît en octobre. Les choses, dès le départ, ne vont pas sans heurts : " Trois difficultés spirituelles devant nous " note Mounier, en novembre :

 

1/ Une hiérarchie des valeurs. Nous devons nettement établir ou rétablir que nous sommes des partis de l'Esprit avant d'être du parti de la révolution. 2/ Notre profondeur spirituelle. Que chacun se considère comme chargé d'âme. 3/ Le problème métaphysique et chrétien. Du point de vue métaphysique, qu'il soit entendu que notre limite est aux bords de l'athéisme. C'est là réellement la frontière au-delà de laquelle aucune collaboration n'est possible. Du point de vue confessionnel, nous nous considérons comme chrétiens en grande majorité, et nous veillerons à conserver cette dimension dans nos publications comme dans notre vie intérieure. Les difficultés sont plus sérieuses quand nous arrivons au confessionnel. Il est bien certain que moi, directeur, je refuserai non seulement une attaque contre l'Église, mais même une solution temporelle qui serait en opposition ouverte à une encyclique. C'est sur ce dernier terrain que les difficultés seront très grandes.

 

Prémonitions, mises en garde n'empêcheront pas la chute : la cuiller n'est jamais assez longue pour dîner avec le Diable ! Mounier le sait, hésite, persévère.

 

Niaiserie kerenskyste

 

Ces réflexions lui viennent, après l'intervention de Maritain, qui, naguère " épris du projet et promettant toute son aide ", prend vite ses distances : " Nous trahissons notre mission pour des flagorneries avec les révolutionnaires, note Mounier. Mon cœur lui donne entièrement raison : il faudra proclamer au plus tôt le Christ et je quitterais plutôt mes amis... mais Maritain pense en ermite. Faisons une œuvre monastique, ce sera peut-être plus fécond qu'Esprit. Mais, si nous faisons œuvre temporelle, de grâce, comprenons que nous avons à créer notre public de toutes pièces et qu'un catholicisme affiché nous déconsidérera aux yeux d'un grand nombre tant que nous n'aurons pas fait la preuve que l'on peut être à la fois catholique intégralement et sincèrement révolutionnaire. " Périlleuse primauté du politique. Maritain persiste : " L'idée de Révolution semble devenir la valeur première pour l'ensemble de la collaboration... Il craint qu'ainsi entraînés par une valeur culturelle et taisant, pour des scrupules de tactique, les valeurs spirituelles et chrétiennes qui seules nous animent, nous ne les laissions dépérir. " Mounier explique qu'il ne peut " laisser retomber cette nombreuse fidélité de non-catholiques qui vient à nous comme à l'expression de leur vœu le plus intime, et qui fuira si nous sommes strictement catholiques dès l'abord ". Maritain rétorque " qu'attendre sera précisément provoquer, quand nous parlerons en catholiques, l'accusation d'hypocrisie que nous voulons éviter ".

Un peu plus tard, nouvelle alarme. Maritain encore, après une chronique Troisième Force qui annonçait en mai 1933 : " Nous pourrons faire d'abord la révolution collectiviste avec les communistes, puis nous ferons notre révolution personnaliste. " Le plan ne plaide pas en faveur du sens politique de Mounier ! " Niaiserie kerenskyste " dit Maritain qui montre que la "Troisième Force n'est qu'une Force deux bis. " Mounier confie alors à celle qui sera son épouse : " Au fond, Maritain a raison...C'est un peu ma torture depuis que toute cette histoire a commencé. " Et de reconnaître (aveu capital) qu'il arrive à certains " d'être honteux du Christ quand on cherche à l'approcher du plus grand nombre " ! Incertain, Mounier ? La foi supplée : " En cas d'incertitude invincible, je ne crois pas que le geste du chrétien soit : je recule parce que je ne suis pas certain, mais : je me lance, et, avec l'aide de Dieu, on arrivera bien à transformer ce coup de dé en vocation. " Hasardeux pari, dont son auteur mesure le danger : " Parce que ceux qui détiennent l'éternel ont perdu le sens du temporel, ne perdons pas, dans le temporel retrouvé, le sens de l'éternel. "

En 1934, Mounier a écrit à un abonné :

 

Je ressens plus douloureusement peut-être que ceux de l'extérieur la paganisation de l'immense troupeau catholique. Je suis convaincu qu'aujourd'hui, avec lui seul, il n'y a rien à faire : il a trop perdu le sens de l'héroïsme, du sacrifice et de la jeunesse du monde (de l'Espérance, disait Péguy). Mes meilleurs amis sont incroyants — ils l'étaient d'hier et n'ont pas trahi leur condition d'hier. Je sais même que pour la théologie de ma religion, il y a, hors de l'Église non seulement de splendides vertus naturelles, mais une présence, une action réelle du Christ et de sa grâce. Ce n'est pas seulement mon désir, c'est l'axe même de ma vocation que de faire travailler ensemble les uns et les autres : communiquer aux non-chrétiens quelque image moins grimaçante de la pratique chrétienne ; obliger les catholiques ou les chrétiens à ne plus vivre en vase clos, repliés, non sur leur foi (qui ne peut pas être repliement), mais sur une "projection sociologique" de leur religion, qu'ils mêlent de toutes sortes de privautés bourgeoises, d'exclusions et d'impuretés. [...] Le problème n'est pas que ces deux groupes se mêlent dans une confusion stérile, mais qu'ils travaillent ensemble sur le canevas commun, chacun avec ses laines propres.

 

Avec risque évident que les laines déteignent, se gâtent, et que cela se voie.

À la Pentecôte 1936, Pie XI répète " sa condamnation du communisme " et fait une " allusion aux "aux prophètes qui pensent pouvoir mêler la vérité à l'erreur" ". " Qui vise-t-il ? " se demande Mounier. Avec un ami, M., il prépare un plaidoyer destiné à l'archevêque de Paris. M. lui rappelle qu'il faut convaincre l'épiscopat avec des notions qu'il peut comprendre : " Régénération chrétienne en milieu incroyant, chrétiens retenus au bord de l'apostasie, conversions. " S'ensuit un document habile et chaleureux, dont il est impossible de donner ici plus que quelques traits :

 

Pie XI a déclaré un jour que la désaffection des masses à l'égard du christianisme était le plus grand scandale du xixe siècle. Les fondateurs catholiques d'Esprit ont reçu cette parole avec la ferveur de leurs vingt ans. Quadragesimo vint confirmer leur vocation [...]. Des polémistes essayent de réduire leur œuvre à ce qu'ils appellent un "catholicisme de gauche". Cette qualification les a toujours blessés, comme méconnaissant l'essentiel de leurs raisons. [...] Le commandement de Charité leur demandait non seulement de soulager la misère, mais de la prévenir et de poursuivre le mal jusque dans les structures du régime. [...] Les problèmes qui nous tourmentaient se situaient bien au-delà du plan politique. [...] Les collaborateurs catholiques d'Esprit ont été rejoints par de nombreux isolés [...]. Les uns venus du marxisme [...] persuadés que les revendications de justice qui les avaient poussés vers les partis marxistes ne libéreraient l'homme qu'au sein d'un régime fondé sur la personne humaine. Les autres, plus isolés, avaient longtemps porté ce souci de la personne comme une revendication contre toutes les oppressions.

[...] Esprit n'est pas une revue catholique. [...] Tout ce qui est nominalement chrétien n'est pas toujours chrétien selon l'Esprit. En regard, ce qui est né en dehors du catholicisme, parfois contre lui, porte du bon et du mauvais. [...] Un patient travail de discrimination et de rassemblement est nécessaire. [...] Esprit est une revue de rassemblement, donc de confrontation entre croyants et incroyants. [...] Cette collaboration ne porte en aucune manière et en aucune circonstance sur les questions religieuses, où seul serait possible entre nos divers collaborateurs un syncrétisme pour lequel nous n'avons aucun goût. [...] Devant trouver en face du productivisme capitaliste et du collectivisme marxiste un critère simple de rassemblement, nous avons pensé que la sauvegarde de la personne humaine sur le plan temporel où nous nous placions, était susceptible de rallier nos travaux et nos énergies. Elle nous opposait au matérialisme capitaliste aussi bien qu'à l'étatisme. Chrétiens, nous lui donnons comme cadre la Personne du Christ incarné.

 

Le rapport suggère encore que l'Église de France pourrait être sensible aux arguments de ceux qui, comme l'Action française, dénoncent la collusion entre Esprit et les marxistes. Le document s'achève sur une profession de soumission à l'Église romaine des collaborateurs catholiques d'Esprit : " C'est de cette fidélité seule qu'ils attendent l'inspiration et la consécration. " Le cardinal Verdier recevra bientôt Mounier : " Il a été très simple, non pas paternel, mais fraternel. Il n'avait pas encore lu mon rapport, mais en savait suffisamment pour être convaincu de la nécessité de notre action. " L'alerte a été vive.

 

Un nouveau visage est imposé à l'histoire

 

Esprit fait son chemin. Opposition soutenue au régime : paraissent trois numéros spéciaux consacrés à la révision des institutions, Bilan critique du Front populaire, Critique radicale de la représentation parlementaire, Fin du régime des partis . Les projets se multiplient : celui d'une École, d'un Centre Esprit. Difficultés pécuniaires, événements internationaux les contrarient. À la veille de Munich, Mounier écrit : " Est-il possible que nous ayons encore un projet de Centre Esprit ? Il me semble en ces journées, dans le même plan de temporalité que les projets que je puis former pour les loisirs de ma vie éternelle. " Esprit tient son congrès du 15 au 18 juillet 1939, sur le thème : Guerre et Paix. " Bon congrès ", annonce Mounier. Mobilisé à la déclaration de guerre, il écrit à sa femme : " Il faut transformer en joie tout ce que le bonheur nous refuse... Je serai à Grenoble au début de l'après-midi. Tous les types ont un but de guerre : Hitler, pas l'Allemagne, pas de laïus ni de haine, calmes comme devant une sorte de doryphore dont il faut se débarrasser. " Commence une longue attente : drôle de guerre, dans les services auxiliaires ; de loin, il continue à s'occuper d'Esprit, qui " tient, dit-il, comme un drôle de survivant ". La débâcle surprend Mounier entre le Dauphiné et le camp de Surgères, en Charente. Bientôt démobilisé, il se rend à Lyon, en août, il observe : " Est mort ce qui était mort ; un nouveau visage est imposé à l'histoire qui nous attend, un visage autoritaire ; nous ne pouvons éluder ces oscillations à grande amplitude de l'histoire, ni travailler à contre-courant de ses données élémentaires . " Comme tant d'autres, il conçoit un espoir en la " Révolution nationale ", même s'il en mesure le caractère superficiel au regard du christianisme, et entend " profiter des similitudes de nom entre nos valeurs et les valeurs publiquement proclamées pour y introduire, à la faveur de cette coïncidence, le contenu désirable. " Il a des contacts avec le père Montuclard qui entend " restaurer le christianisme comme réalité communautaire. " En novembre 1940, Esprit reparaît en zone libre. Roger Martin du Gard écrit à Mounier : " Resurrexit. Alleluia. " La revue sera interdite en août 1941. Le 15 janvier 1942, Mounier est arrêté à Lyon. Pourtant, ses idées ont fait leur chemin, sont entrées notamment, fût-ce de façon rampante, dans les mouvements de jeunesse officiels. L'école d'Uriage, fermée en 1942, en a bientôt été envahie. Mounier est transféré à Clermont-Ferrand et reste cinq semaines en prison. Chef d'accusation : " Un important mouvement clandestin vient d'être découvert dont [il est] le chef pour la région lyonnaise ! "

Après avoir été en résidence surveillée à Clermont, puis laissé en liberté provisoire à Lyon, il fait l'objet d'un internement administratif à Vals-les-Bains. Le 19 juin, il adresse un mémoire au secrétaire général de la Police " répondant et au chef d'accusation de Clermont et aux rumeurs dont on l'a aggravé, et à toutes les légendes qui, sur le fond, courent quant à [sa] personne et à [ses] positions ". Le plaidoyer précise les positions politiques et doctrinales de son auteur.

 

Homme de gauche, me classe-t-on parfois, avec irritation car ma foi religieuse et ma fidélité à quelques traditions fondamentales ne sont pas habituellement situées dans cette direction. Je me moque des mots. Si homme de gauche désigne l'hostilité irréductible à la domination de l'argent, à l'inintelligence et à l'égoïsme sociaux, le souci de ceux qui n'ont plus d'espoir, la volonté de se placer dans la zone vivante et non dans la zone morte de son époque, alors je veux bien être homme de gauche. [...] Mais si homme de gauche évoque une volonté de retour à des formes périmées de démagogie et de parlementarisme, à des partis veules et décomposés, à des dogmatismes vides, je me compte parmi les jeunes Français qui feront en toute circonstance barrage à ces retours. [...] Je suis de ceux qui ont vu dans l'élan de rassemblement populaire préalable à son détournement par les politiciens un grand espoir français, comme dans l'élan du 6 février 1934. [...] Je ne pardonne pas aux politiciens socialistes d'avoir gâché le grand Mouvement ouvrier et syndical français, pas plus qu'à leurs adversaires de l'avoir rejeté dans la haine. Je ne pense pas que la France finisse le 4 septembre 1870 (n'est-ce pas Péguy ?), pas plus que je n'admets qu'elle commence le 14 juillet 1789. J'estime encore avec Péguy qu'il y a dans les mœurs et dans l'histoire, une grande tradition républicaine française et une petite républicaille politicienne, comme il y a une grande tradition royaliste française et une petite politicaille monarchiste. Est-ce donc là autre chose que d'aimer son pays tel qu'il est avec toutes ses grandeurs, contre toutes ses faiblesses ?

[...] Connu comme chrétien, je m'entends parfois classer démocrate chrétien. J'essaie d'être chrétien tout court, ce qui suffit à la peine. Je respecte et j'admire ces chrétiens sociaux qui, entre 1880 et 1940, n'ont pas toujours tout ni très vite compris, mais ont fait preuve d'une bonne volonté, d'un désintéressement et d'un courage social que nous mesurons mal à la vitesse actuelle de l'histoire. Mais s'il s'agit de ce " démocratisme chrétien " qu'on a trop confondu avec eux, de l'affirmation que le christianisme est solidaire des formes politiques de la démocratie parlementaire, je dis : non !

[...] J'ai contribué à lancer le mot de personnalisme, jadis. Certains aiment le charger aujourd'hui de tous les péchés d'Israël... J'entends que l'on fait du personnalisme le refuge d'un individualisme honteux. C'était bien la peine à moi de crier pendant dix ans, jusqu'à la scie, que la Personne n'est qu'anarchie sans les communautés qui l'accomplissent ; on en fait encore un libéralisme à noble prétexte, alors que je ne sais pas ce qu'est la Personne sans les structures de la vérité et de l'ordre ; ou un vague cléricalisme humanitaire, alors que j'ai mené à l'attaque, en tenaille aussi bien de l'esprit " clérical " que de ce que je dénonçais un jour sous le nom de " cléricalisme de gauche ".

[...] Si j'ai nié les charges que l'on m'imputait, je crois devoir me compter parmi ces Français innombrables qui ont pris au sérieux l'appel à l'honneur que le Maréchal a renouvelé plusieurs fois depuis l'armistice. Il fallait peut-être la défaite pour nous rendre la saveur de ce mot, abîmé par tant d'abus et si dépourvu de sens, à vrai dire, pour les perpétuels candidats à la tranquillité et à l'avancement. Or, j'ai eu depuis autour de moi trop d'intellectuels incorrigiblement frivoles, prêts, comme en 1935 avec l'Urss, à vendre leur fidélité pour se tailler le succès à tout prix ; trop de petits bourgeois disposés à céder allègrement l'âme et le corps de la France pour quelques tickets de pain. Je ne pense pas que ce soit sur ceux-là que l'on comptait pour dominer notre défaite.

 

Le 30 octobre 1942, Mounier est acquitté — au bénéfice du doute. La fin de la guerre, pour lui ? " Nous trouvons asile dans la Drôme, à Dieulefit, où il y a déjà Pierre Emmanuel et quelques autres, dans une petite pension. Là, de la méditation, il sortira un gros Traité du caractère et l'Affrontement chrétien. En janvier 1944, je refuse de suivre une messagère qui vient me demander de rejoindre la Consultative, aucune vocation de député ! Nous échappons de justesse au massacre prévu par les Allemands pour fin août. Nous étions au maquis depuis le 6 juin, les Allemands à dix kilomètres, et dans la zone Vercors... "

 

Une ombre américaine s'étend sur nous

 

Esprit après la Libération ? Les documents, dans Mounier et sa génération, sont plus rares. Le ton ne semble pas avoir changé. " Vous nous abordez comme si nous étions une revue "de gauche", écrit Mounier à un correspondant en 1945. Nous ne l'avons jamais été. Si nous sommes révolutionnaires, c'est parce qu'une analyse honnête de la situation française nous la montre révolutionnaire. " Et : " Cette inévitable révolution, on en connaît les lignes maîtresses : l'expulsion des puissances d'argent, la suppression du prolétariat, l'installation d'une république du travail, la formation et l'accession des nouvelles élites populaires ", bien. Mais se fait jour, pour Esprit, que la révolution est impossible sans le parti communiste. De Gaulle a montré l'exemple pactisant avec Staline, faisant de Thorez son ministre ! Efficacité oblige.

Après une enquête , dans laquelle Esprit se demandait si entre monde chrétien et monde moderne " le divorce était définitif et dût aboutir à la fin de l'ère chrétienne, ou seulement accidentel, [répondant] à une crise dont le christianisme dût sortir avec un visage nouveau ", Bernanos tonnait : " Mais cher Mounier, il n'y a qu'un visage du christianisme, celui du Christ, et nous retrouvons, vous et moi, ce visage, chaque fois que nous lisons l'Évangile. Je vois où vous vouliez en venir... Chacun de vos élèves viendrait déclarer en public que la loi du monde moderne est l'efficacité, que l'Église n'est pas efficace, tandis que vos amis communistes opineraient gravement du bonnet... Le Monde moderne, c'est l'État moderne, le Robot géant, planétaire. Il est clair que face à cette Providence mécanique dont vous attendez la justice — pourquoi pas l'amour aussi, imbéciles ! — le Divin mendiant pendu à ses clous fait piètre figure... Et vous voilà tous autour de l'Église comme jadis les juifs autour du Supplicié : "Allons ! Si tu es Dieu, prouve-le, sauve-toi ! Sauve-nous !" Mais l'Église, pas plus que le Christ, ne daignera répondre au défi du Mauvais Larron. " Si divorce il y a, c'est entre Esprit et l'Église.

Tombe le rideau de fer. En 1948, Mounier dit à un ami américain : " Vous lirez des choses dures sur vous dans nos pages. Ne vous choquez pas. D'abord ce n'est pas contre vous, peuple américain, mais contre vos capitalistes et impérialistes. Nous avons le sentiment très vif que nous allons être peu à peu colonisés par eux comme les nègres par nous ou les Bulgares par les Russes. [...] Les Russes, les Russes, bien sûr, mais les Russes sont encore loin et nous, ce que nous savons, ce que nous voyons, [...] c'est une ombre américaine qui s'étend sur nous... " Avec la bi-polarisation du monde, toute tentative de " Troisième Force " s'avère vaine : Sfio, Mrp, gaullistes, le petit noyau des amis du très catholique social comte de Paris tombent à l'Ouest ; avec ceux que de Gaulle appelait " les séparatistes ", Esprit choisit l'Est . En toute conscience.

Alain Besançon l'a noté : " Au fond de son cœur, Esprit sait à quoi s'en tenir. Domenach écrivait : "Être amené à n'attendre plus rien que du Parti communiste, et ne pouvoir épouser ses mensonges, approuver ses maladresses... mais cela est très dur." Autrement dit, on accepte de se placer dans une relation masochiste avec le Parti, on se prépare à souffrir sous lui. Le "long et douloureux effort" du peuple russe, qui sera aussi celui du peuple français et de toute l'Église, est préférable au monde tel qu'il va, celui des banques, des journaux populaires et du confort démocratique. [...] Au moment de l'invasion nazie, Mounier disait à Edmond Michelet : "Passons aux barbares." Il se reprit, en ce qui concerne les nazis, mais pour réitérer, et cette fois, avec obstination, en ce qui concerne les communistes . " Mounier lui-même notait en 1947 : " L'Orient n'a jamais déferlé que sur une Europe décomposée. Le grand raz-de-marée de la barbarie est dans nos cœurs vides, dans nos têtes perdues, dans nos actes stupides à force de courte vue. "

 

Mounier n'a pas résolu les contradictions au milieu desquelles il se débattait

 

En juillet 1949, Rome excommunie les communistes ; Mounier réagit — moins hérésiarque que poussé par ses troupes toujours plus loin :

 

Beaucoup de catholiques sont d'accord que, depuis Grégoire ou Constantin, la masse d'ingérence mondaine dans l'Église catholique est excessive. [...] Que des forces venant de cette tentation blasphématoire poussent dans le sens actuel de l'attitude de notre Église sur le communisme, cela ne fait aucun doute. Qu'elle soit angoissée des menaces que le communisme fait peser sur son pouvoir post-constantinien ou post-grégorien non plus. Et cela, nous devons le combattre sans réticence. Cependant notre attention de fidèles ne peut pas ne pas être attirée par l'insistance que met l'Église à cette dénonciation du communisme. Nous pouvons faire l'hypothèse d'une erreur historique massive. Nous la faisons. Mais nous devons faire aussi l'hypothèse d'une illumination prophétique, et chercher.

 

Il reste alors à Mounier six mois à vivre. Début mars 1950, évoquant l'improbable sortie d'un " régime qui pourrit de tous côtés ", il voit une alternative : " Ou un régime fasciste ou pseudo-fasciste, genre managers-généraux-belles-âmes, ou un régime communiste, et en un sens ce serait mieux, mais, hélas ! peut-on encore penser à courte échéance un communisme sans la peste totalitaire et la russification ? " Que faire ? À quelques heures d'être foudroyé par un infarctus, à 45 ans, il écrit au père Depierre, prêtre ouvrier : " J'insiste beaucoup pour qu'ensemble nous trouvions le moyen d'entrer dans les souffrances et dans les luttes des travailleurs... Nous avons beau essayer de travailler pour la justice et la vérité, nous ne sommes pas entièrement avec le Christ tant que nous ne côtoyons pas pour un ouvrage commun au moins de temps à autre ces réprouvés. " Il est vrai que Monsieur Vincent disait : " Sont-ce les hommes qui ont mis dans nos cœurs le désir de rendre aux malades une continuelle assistance ? Non, ce n'est point œuvre des hommes, il est clair que Dieu y opère puissamment. "

Mauriac écrira sous le coup encore de sa disparition :

 

Si Emmanuel Mounier n'a pas résolu les contradictions au milieu desquelles il se débattait, du moins les a-t-il assumées. Elles étaient devenues comme la trame de son espérance. Lui-même a défini cette attitude : "un optimisme tragique". Le cachot matérialiste où souffre la génération du régime concentrationnaire et de l'ère atomique n'est sans issue que pour ceux qui en ont perdu la clef. Mounier savait que "la charité est cette clef" . Son intransigeance eût été sans portée si elle n'avait été inscrite dans une vie frugale dont la volonté de puissance était toute tournée non vers les honneurs et l'argent, mais vers la possession de la vérité : voilà le secret de cette grande âme. [...] Emmanuel Mounier a pu errer sur tel ou tel point : il n'a rien avancé dans Esprit qui, après tout, ne fût discutable, mais sa vie et sa mort son indiscutables .

 

À la lumière des cinquante dernières années passées, c'est cette dernière impression que l'on retire de Mounier et sa génération. Il est significatif d'entendre Jacques Delors se réclamer de Mounier pour demander la remise de leur dette aux pays sous-développés . Mélange excessif, satané mélange des genres ? Pourquoi Mounier et les siens se sont-ils si lourdement trompés ? Pourquoi ceux d'Esprit en sont-ils arrivés si souvent à oublier de " proclamer le Christ ", contribuant à leur façon à étendre la paganisation de notre monde ? La réponse requerrait l'exégèse de tous leurs textes. Mais la candeur un peu brouillonne de leur chef de file qui transparaît dans Mounier et sa génération, lève un coin du voile.

 

x. w.

 

Pour en savoir plus

 

Jean-François Petit, Prier 15 jours avec Emmanuel Mounier. Pour découvrir l'œuvre d'un homme qui fut l'auteur d'une véritable pédagogie spirituelle, Nouvelle Cité, septembre 2000, 125 p., 75 F – J.-F. Petit, Penser avec Mounier, une éthique pour la vie. Introduction à la pensée philosophique d'un intellectuel chrétien, révélatrice des tensions entre l'Église et le siècle. Pour le meilleur et pour le pire. Chronique sociale, sept. 2000, 175 p., 94 F – Paulette Mounier-Leclerc (dir.), Mounier et sa génération Lettres, carnets et inédits. Parole et Silence, septembre 2000, 430 p., 165 F