Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
A
oût 1980. Pologne. Gdansk, ville millénaire, une des plus belles et des plus anciennes d'Europe. Port sur la Baltique, à l'embouchure de la Vistule, avec ses immenses chantiers navals.
Un des points les plus névralgiques du continent — n'est-ce pas ici qu'a commencé la Deuxième Guerre mondiale avec l'affrontement entre l'aigle blanc polonais et l'aigle noir nazi ? Mais cette fois-ci, c'est une guerre toute différente qui éclate. Ici, on va " combattre par l'amour " comme le postulait l'ange de la poésie polonaise Krzysztof Kamil Baczynski, mort à vingt-trois ans sur les barricades de l'insurrection de Varsovie, en août 1944...
Dans cette guerre tout un peuple affrontera à mains nues l'empire du mal, le communisme, qui depuis 63 ans ronge le monde et distille son poison. Et cette guerre sera gagnée sur intervention divine, nous n'en doutons pas.
L'avant-mur de la chrétienté
Pour comprendre ce qui s'est passé, il faut revenir en arrière. " La chose se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part " écrivait Alfred Jarry dans son Ubu Roi. C'était vrai au xixe siècle. Jadis une puissance, pays multinational, tolérant et riche, qui jamais ne connut l'absolutisme, surnommé non sans raison " l'avant-mur de la chrétienté " (n'a-t-il pas d'innombrables fois repoussé les invasions tatares et turques ?), la Pologne est en déclin à la fin du xviiie siècle. Après trois partages (1772,1793,1795), elle disparaît, divisée entre trois puissances : la Russie, la Prusse et l'Autriche. Elle devient presque un no-man's land, un pays effacé de la mémoire du monde, écrasé par la tyrannie et pourtant luttant désespérément pour garder son âme assoiffée de liberté. Ce qui la sauve, c'est sa foi catholique (l'Église polonaise est toujours restée fidèle à son peuple, partageant avec lui les souffrances infligées à la Patrie) ; sa haute culture et l'attachement à la tradition, sa langue enfin, d'une extraordinaire richesse, ses bardes-prophètes romantiques : Mickiewicz, Slowacki, Krasinski, Norwid, le symboliste Wyspianski, et Chopin, qui incarna divinement l'âme de ce pays dans sa musique... Ces grands esprits inspirés de Dieu, véritables guides de la nation polonaise vont la soutenir dans les pires épreuves, vont lui donner la force de survivre et vont lui apprendre l'art du sacrifice. Juliusz Slowacki par exemple, écrivait dans son Testament :
Je vous crie, ô Vivants, de garder l'espérance !
Porter devant le peuple un lumineux flambeau.
Puis marcher à la mort, tour à tour, s'il le faut,
Comme, pour un rempart, des pierres que Dieu lance !
Dans un autre poème écrit en 1848, il annonçait la venue d'un pape slave — vision étonnante du personnage de Jean-Paul II ! Mickiewicz prédisait de son côté, dans la troisième partie de ses Aïeux (1831) la venue d'un mystérieux héros qu'il surnommait " 44 " : celui-ci devait délivrer le pays — annonce évidente de Joseph Pilsudski, créateur de l'État indépendant polonais en 1918 et vainqueur des bolcheviques en 1920 lors du célèbre " miracle de la Vistule " où les forces polonaises, pourtant exténuées et à bout de souffle mirent en déroute une armée soviétique deux fois plus nombreuse ! Pie XI a dit de cette bataille que c'était " la victoire de l'ange de la lumière sur l'ange des ténèbres " ; dix-huitième bataille décisive dans l'histoire du monde, elle a décidé du sort de l'Europe.
De nouveau, les forces des ténèbres
Mais après vingt et un ans d'indépendance où la Pologne ressuscitée connut un essor étonnant dans tous les domaines, de nouveau les forces des ténèbres s'abattent sur elle. Le 1er septembre 1939 fût la pire nuit de son histoire. Partagée entre Staline et Hitler, " entre la peste rouge et la mort noire " selon les mots d'un de ses poètes, condamnée à disparaître de la surface de la terre, elle subit l'holocauste non seulement pour les nombreux juifs qui l'habitaient, mais aussi pour les Polonais eux-mêmes. Pourtant, malgré sa lutte héroïque, " pour notre liberté et la vôtre ", (les Polonais constituèrent la plus grande armée clandestine en Europe, la célèbre AK, 385000 membres, et la quatrième armée alliée luttant à l'Est comme à l'Ouest) et ses pertes indescriptibles (entre 6 et 7 millions de morts, 45 % du domaine national anéanti, bouleversement de ses frontières, abandon de 2 millions de Polonais en Urss), la Pologne ne savoura pas le triomphe et la joie de la victoire. Elle fut trahie par ceux qu'elle avait soutenus et qu'elle considérait comme ses amis ; à cause du traité de Yalta, elle se retrouva tout entière sous le joug de Staline et du communisme.
Et ce fut de nouveau la nuit, une nuit étrange, différente de la précédente. Elle avait l'apparence du jour, " entre chien et loup ". Car le loup était là déguisé en agneau, guetteur omniprésent, sournois et malin, dévorant sa proie morceau par morceau. " Les Allemands nous détruiront physiquement, mais les Soviétiques nous voleront notre âme " dira en 1939 le célèbre ministre des Affaires étrangères polonais, Joseph Beck. Paroles prophétiques. Car en effet, c'est ce à quoi prétendait le nouvel occupant de la Pologne, se faisant passer pour son meilleur ami. Pour y parvenir, tous les moyens étaient bons : terreur, élimination physique des opposants (les meilleurs fils de ce pays souvent y laisseront leur la vie), lourdes peines de prison, tortures, calomnies et dénigrement public, fausses accusations, censure sévère et absurde et puis des mensonges, des mensonges, toujours des mensonges qui littéralement envahissaient la vie quotidienne, allant jusqu'à réinventer toute l'histoire du pays. Satrape rusé, le nouveau maître de la Pologne s'employait à dresser les citoyens les uns contre les autres, selon la fameuse devise divide et impera, avec les moyens les plus ignobles.
Premières émeutes
Les cibles prioritaires furent l'Église catholique, mais aussi l'intelligentsia, les étudiants, la noblesse, l'émigration polonaise à l'Ouest, les démocraties occidentales... Peu à peu, après la mort de Staline en 1953, et surtout après le xxe congrès du PC soviétique en 1956, le carcan de fer du pouvoir commence à céder, le régime se libéralise. Dangereuse illusion ! Car le but du pouvoir reste toujours le même : embrigader la population.
Mais la conscience du peuple polonais se réveille, le sinistre sortilège communiste s'estompe : des révoltes éclatent. D'abord celle de juin 1956 à Poznan, écrasée par les chars et la milice. En octobre, les Polonais inaugurent pour la première fois de leur histoire une révolution sans effusion de sang. Le régime se libéralise, mais un an plus tard, en octobre 1957, face au nouveau durcissement politique, les émeutes reprennent. Cette fois-ci seuls les étudiants et les intellectuels réagissent. Au début de 1968 (année terrible où l'on voit s'installer en Pologne une sorte de " fascisme rouge ") de violentes émeutes secouent tout le pays — il s'agit encore une fois d'un soulèvement d'étudiants et d'intellectuels. En 1970 c'est la mutinerie des ouvriers dans les grands ports de la Baltique — elle sera cruellement réprimée. Et puis, en 1976, se révoltent les ouvriers de Radom et d'Ursus. Le pouvoir communiste tient sa revanche : les procès contre les opposants se multiplient. Mais se produit un phénomène tout à fait nouveau : les intellectuels et les juristes polonais lancent le fameux Kor (Comité de Défense des Ouvriers) qui plaidera en faveur des travailleurs, malgré toutes les tracasseries du pouvoir. C'est la naissance de la solidarité des intellectuels avec le peuple, de la tête avec le corps de la nation polonaise. La gauche libérale, démocratique, et l'Église catholique commencent à se rapprocher. Leurs analyses convergent : toutes deux exigent de l'État le respect des droits de tous les hommes, surtout de leur droit à la dignité et à la liberté. Dans tout le pays apparaissent des dizaines d'éditions et de revues clandestines : leur but est de " dé-mentir " la réalité, de briser la croûte du mensonge qui depuis plus de trente ans paralyse la société polonaise. Comme disait Adam Mickiewicz dans ses Aïeux :
Notre peuple est ainsi que la lave : coriace,
Froid, sordide au-dehors, mais un siècle en son cœur
N'éteindrait pas son feu ; sur cette carapace
Crachons et descendons jusqu'en ses profondeurs .
Et puis le 16 octobre 1978 un miracle se produit : le cardinal Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie, est élu pape. Le monde entier est stupéfait, mais en Pologne on l'a bien compris : c'est une intervention du Saint-Esprit. L'impact de cet événement sur toute la société polonaise est immense : les communistes accusent le coup. Il a été dit dans la Bible : " Les derniers seront les premiers. " Car ce pays presque oublié du monde, mille fois abusé et bafoué par le pouvoir en place, qui végétait et se morfondait dans une morosité sans espoir, soudain récupère toute son énergie et sa ferveur légendaires. Après la visite du Saint-Père en Pologne en juin 1979, le pays est comme transformé, purifié, embrasé par la même flamme. Les gens redeviennent frères, oublient la haine et ce qui les divise, s'entraident et prient — la prière devient le pain quotidien de ce peuple.
Il est vrai que la Pologne disposait d'un atout extraordinaire : oui, depuis 1939 elle a été exposée à des souffrances infinies, mais il est vrai aussi que le Seigneur lui a donné un formidable bouclier : son Église — forte, unie, intègre, intrépide — dirigée par le " primat du millénaire ", le cardinal Stefan Wyszynski, homme d'une grande sagesse et de sainteté d'esprit. Le contraste entre cette Église et le PC polonais était flagrant : on voyait très bien où se situait la vérité, même si le pouvoir faisait tout pour l'occulter. Provoquée par le Saint-Père, éclatait la révolution de l'amour et de la joie. La jeunesse polonaise était à l'avant-garde du mouvement, entraînait tout le pays. Le grand compositeur Wojciech Kilar a traduit cet élan dans une œuvre grandiose où le chœur répète sans cesse cette phrase magique : Ecce venit populus tuus, Domine!
Le pouvoir est désemparé, désarmé devant cette lame de fond humaine, incapable d'intervenir et d'endiguer cette marée. Mais ce qui est peut-être le plus miraculeux, c'est que les Polonais cessent d'avoir peur, comme si les fameuses paroles de Jean-Paul II prononcées après son élection : " N'ayez pas peur ! " avaient fonctionné comme un enchantement... Sur place, on avait l'impression que l'Esprit-Saint s'était installé, ne serait-ce que pour quelque temps, sous les blouses des ouvriers polonais... Peu à peu, les grèves s'étendent dans tout le pays (célèbre août 1980). Aucune violence, aucun heurt avec la milice ou l'année. Les ouvriers sont calmes, sereins, remplis d'une force paisible et mystérieuse. Ils s'organisent à la perfection, assistent à la messe, ne boivent plus de vodka ! Les grévistes s'installent dans leurs usines et exigent des responsables du gouvernement et du Pc qu'ils viennent s'entretenir avec eux. Révolution ! ce ne sont plus les ouvriers qui mendient sans succès devant les portes des aparatchiks, s'exposant à toutes sortes de persécutions... Et puis apparaît ce tribun populaire extraordinaire, Lech Walesa, intrépide et incorruptible, (" j'étais déjà cent fois arrêté par la milice " dit-il), à la fois ferme et souple, lucide et honnête, fin et plein d'humilité, prudent et bardé de bon sens. Les ouvriers ont une confiance absolue eu lui comme lui a confiance absolue en Dieu et la Sainte Vierge — il porte toujours l'effigie de la Madonne noire de Czestochowa au revers de sa veste... c'est Elle, la Reine de Pologne, qui a déjà plusieurs fois sauvé son pays . L'été 1980 verra plusieurs miracles s'accomplir : la création du comité de grèves ouvrier indépendant, la naissance du premier syndicat libre dans un État communiste et enfin la signature des accords de Gdansk (le 31 août 1980) dont les vint-et-un points iront bien au-delà de simples revendications sociales et économiques : les ouvriers demanderent le droit de grève, la libération des prisonniers et le rétablissement de la liberté politique, l'abolition de la censure, le libre accès de l'Église aux médias, la construction d'un monument à la mémoire des victimes de la révolte ouvrière de 1970 et surtout le rétablissement de la dignité humaine du travailleur, si terriblement bafouée par le pouvoir communiste... Tout cela sera signé par un pouvoir totalitaire en place !
Les prédictions de Mickiewicz annonçant le rôle capital que devait jouer la Pologne pour l'avenir de l'humanité venaient de s'accomplir. En seize mois d'existence, le grand mouvement populaire polonais aura bouleversé le pays et le monde entier...
Le 13 décembre 1981, le pouvoir communiste affolé et exaspéré par la tempête de liberté qui soufflait sur la Pologne et surtout par son ampleur (Solidarnosc compte alors 9 millions de membres !) déclare l'état de guerre et tente de faire marche arrière. Les persécutions vont reprendre, les dirigeants de Solidarnosc sont internés ; leurs bureaux, éditions, archives saccagés... Le gouvernement du général Jaruzelski tentera même d'étrangler la population en la privant de tout, en premier lieu d'alimentation. L'aide internationale affluera du monde enfler. Il y aura aussi des victimes du zèle des sbires du pouvoir : l'ardent et courageux père Jerzy Popieluszko, admirable prédicateur, sera sauvagement assassiné. Le même sort sera réservé au très jeune et talentueux poète Grzegorz Przemyk... D'autres seront férocement battus et torturés... Pourtant rien ne pourra plus enrayer l'agonie de ce système pourri, stupide, monstrueux et inhumain. Peut-on arrêter la roue de l'Histoire et emprisonna l'esprit ? La bonne graine a été semée, elle poussera et l'ivraie va mourir...
Huit ans plus tard, en août 1989, un autre miracle se produira : le premier gouvernement démocratiquement élu s'installe en Pologne. À leur ltour, les régimes communistes de l'Est s'écrouleront l'un après l'autre, sans coup férir, comme des châteaux de cartes... La prophétie de la Vierge à Fatima va s'accomplir.
Ch. J.
Encadré :
En 1848, " un pape slave "...
La prophétie de Slowacki (18...........-1849)
Dans les temps troublés,
Dieu fait sonner l'immense cloche.
Et voici que pour un pape slave
Il prépare le trône.
Devant les glaives,
Il ne fuira pas comme l'Italien,
Hardi, comme Dieu, il les affrontera ;
Le monde pour lui est poussière.
Son visage irradiant le soleil
Est lampe pour ses serviteurs.
Les tribus s'accroissant le suivront
Dans la lumière où est Dieu.
Sur sa prière et son commandement,
Pas seulement les peuples — mais s'il l'ordonne —
Le soleil cessera son cours,
Car la force, c'est toujours le miracle.
*
Il approche déjà — nouveau dispensateur
De pouvoirs terrestres.
Sur ses paroles, refoulera dans nos veines
Le sang de nos artères ;
Dans nos coeurs poindra de lumière divine
Le mouvement torrentiel,
Ce que, par lui, la pensée pensera, elle le créera
Car la force, c'est toujours l'esprit.
*
Il nous faut de la force pour soulever
Ce monde du Seigneur...
Et voici qu'il arrive — le pape slave,
Des peuples le frère...
Il répand déjà les baumes de ce monde
Sur nos poitrines,
Une légion d'anges balaie avec des fleurs
Le trône consacré.
Il dispensera l'amour comme aujourd'hui
Les puissants donnent des armes.
Il dévoilera la force sacramentelle
En prenant le monde entre ses mains.
*
La colombe de son verbe — en verbe s'envolera,
Et portera le message,
La nouvelle douce, que l'esprit brille déjà
Et qu'il possède sa grandeur.
Au-dessus de lui, le ciel s'ouvrira, beau
Des deux côtés,
Car il se dresse sur son trône et il crée
Et ce monde — et son trône.
Par les peuples frères il fera,
En donnant de la voix,
Que les esprits aillent vers leur but ultime
Par des bûchers d'offrandes.
La force sacramentelle le soutiendra
Des cent nations.
Ainsi, le travail des esprits sera visible
Ici, devant nos cercueils.
*
Il chassera toute la pourriture de ce monde,
Vermine et reptiles,
Apportera santé — fera s'embraser l'amour
Et sauvera cette planète.
Il balaiera l'intérieur des églises
Dégagera l'entrée du chœur.
Montrera Dieu dans l'œuvre de ce monde,
Clair, comme le jour.
Juliusz Slowacki (1848)
Traduit du polonais par Claude-Henry du Bord
et Christophe Jezewski