Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
CHACUN RECONNAITRA sans doute la légitimité et l'opportunité d'un questionnement contemporain au sujet de la doctrine sociale de l'Église, dont la place et le statut dans l'enseignement du Magistère ne vont pas de soi.
L'ambiguïté de son contenu est encore plus grande, dans la conscience des chrétiens en particulier — on peut le vérifier aisément par la diversité des réactions et des satisfecit à la publication d'une encyclique centrale comme Centesimus annus.
Trois livres récents illustrent la richesse de ce débat. Mon commentaire portera principalement sur le livre de Jean-Yves Calvez, qui se présente explicitement comme une mise en question de la doctrine sociale de l'Église et un appel à débattre, l'ouvrage de François Boëdec et Henri Madelin ayant plus une vocation propédeutique et informative sur cette doctrine sociale, alors que le troisième ouvrage est un compte-rendu de colloque dont ne peuvent se détacher, par construction, que quelques flashs, à partir des citations ou des extraits d'interventions retenus dans ses actes.
Jean-Yves Calvez s'interroge sur l'actualité de la doctrine sociale catholique dont il veut entreprendre un bilan intermédiaire (voir le chapitre II " Vingt ans après ") après la forte relance de cette doctrine sous le pontificat de Jean-Paul II dans la foulée de Vatican II et après les impulsions importantes de ses prédécesseurs immédiats (voir le chapitre I " La relance par Jean-Paul II à partir de 1979 "). Ce bilan, fruit d'une décision voulue par une intelligence exigeante, constitue le principal mérite de l'ouvrage. Dans un premier temps, nous essaierons ici de faire ressortir les résultats de cette enquête placée sous le signe stimulant de son titre interpellateur, avant de nous attarder plus particulièrement, dans la démonstration de l'auteur, sur sa critique de l'analyse du capitalisme et du libéralisme faite par Jean-Paul II . Nous essaierons à notre tour de faire avancer le débat en proposant de distinguer soigneusement ces deux " ismes " généralement considérés — et ici de nouveau — comme pratiquement interchangeables.
Une doctrine faiblement diffusée
L'auteur ne revient pas, comme le font Boëdec et Madelin dans une perspective historique plus longue, sur le point de départ de ce qui sera rétrospectivement appelé la doctrine sociale de l'Église. Celle-ci est en fait le discours réfléchi de l'Église sur " la question sociale " posée au XIXe siècle par le développement de la grande industrie et la dissolution des corporations, et posée face au " nouvel évangile social " proclamé par les " utopistes " et prolongé par le socialisme scientifique, au travers de l'encyclique Rerum novarum promulguée par Léon XIII en 1891. Il ne revient pas a fortiori sur les prodromes de cette doctrine dans l'œuvre théorique et pratique de Frédéric Ozanam, qui fait elle-même suite à la condamnation par Grégoire XVI en 1832 des " pèlerins de la liberté " Lamennais, Lacordaire et Montalembert (fondateurs du journal l'Avenir en 1830) dans l'encyclique Mirari vos. Ceux-ci prônaient une Église régénérée, séparée du pouvoir et donnaient au catholicisme la mission d'affranchir les peuples. Seul Lamennais refusera de se rétracter et fixera à l'Église, dans le Livre du peuple de 1838, la mission de s'engager dans la voie de la réforme sociale.
Rapidement, il évoque la deuxième période faste de la doctrine sociale au début des années soixante. Celle-ci est marquée par les grandes encycliques de Jean XXIII Mater et magistra en 1961 et Pacem in Terris en 1963, les deux plus grand textes conciliaires de 1965 Gaudium et spes et Dignitatis humanae, puis par l'encyclique en 1971 Justitia in mundo et surtout Octogesima adveniens (en écho à Quadragesimo anno de Pie XI en 1931, quarante ans après le texte fondateur de Léon XIII) traitant de " l'ambiguïté du progrès, idéologie omniprésente " (dont un extrait est cité dans le colloque de l'UNIAPAC).
Puis il plonge directement dans la troisième grande époque de la doctrine sociale de l'Église inaugurée par Jean-Paul II dès Redemptor hominis (1979), mais surtout avec Laborem exercens en 1981 (l'homme travailleur décline Jean-Yves Calvez), Sollicitudo rei socialis en 1988 sur le développement et bien sûr Centesimus annus en 1991, un siècle après Rerum novarum. Cette troisième époque est riche d'ailleurs non seulement des encycliques importantes spécifiquement adressées à la " question sociale ", mais aussi des encycliques qui y touchent indirectement (Dives in misericordia en 1980, Splendor veritatis en 1993 et Evangelium vitae en 1995 par leur discussion de la " démocratie " contemporaine) et surtout des actes ou des prises de position pontificales ou des épiscopats, comme le discours d'ouverture à l'assemblée de Puebla en janvier 1979, la contestation de la théologie de la libération ou les pétitions visant à la réduction ou à la remise de la dette des pays pauvres.
Cette richesse, voire cette profusion, de même que la généralisation de l'emploi du terme " doctrine sociale de l'Église ", n'empêchent cependant pas, indique Jean-Yves Calvez, que cette doctrine soit " faiblement diffusée ", notamment en comparaison du catholicisme social au début du siècle. Peut-être, selon lui, est-ce lié à la complexification des questions et à la relative institutionnalisation des débats (ONU, UNESCO, Banque mondiale, O.C.D.E., ministères spécialisés, Conseil économique et social, discussions intersyndicales), à la difficulté de lecture ou au manque de laconisme des textes pontificaux dans cette dernière période (qui peut prétendre avoir " lu " et " entendu " toutes les encycliques sociales de Jean-Paul II en dehors des spécialistes ?) Peut-être cela vient-il, en dépit de la multiplication des textes, du " vague " de cette doctrine ? Ou bien, nous suggère l'auteur de l'interpellation, des " silences " de cette doctrine sur des questions qui doivent être éclairées pour l'avenir, ainsi que du manque d'objectifs d'action concrets ?
" Oui, mais " à Jean-Paul II
Le chapitre III " Urgence de propositions pour l'emploi ", permet de bien faire ressortir le " oui, mais " caractéristique de la position générale de l'auteur face à la relance wojtylienne de la doctrine sociale. " Jean-Paul II a, de manière neuve et vigoureuse, proclamé ce qui ne l'avait jamais été clairement jusque là : la primauté du travail, sa priorité sur le capital. Il a crié aussi son indignation devant le chômage massif de notre temps. Cependant, il ne s'est guère engagé dans la question des remèdes à cette situation catastrophique. " Or " c'est là ... qu'est d'abord attendue aujourd'hui la doctrine sociale de l'Église " (p. 31).
Ainsi Jean-Paul II dépasse la thèse de Pie XI de la dépendance mutuelle du capital et du travail pour affirmer que " le travail humain est une clé, et probablement la clé essentielle, de toute la question sociale " (Laborem exercens 2,3) et ailleurs, en 1997, que " l'Église est convaincue que le travail constitue une dimension fondamentale de l'existence humaine ". En ce sens, la lecture de la Genèse proposée dans son encyclique sur le travail aboutit à une réévaluation de l'interprétation habituelle du texte de la Genèse sur le travail, qui préexiste à la chute d'Adam. " Le Seigneur Dieu prit donc l'homme, et le mit dans le paradis de délices, afin qu'il le cultivât, et qu'il le gardât " (Genèse 2, 15). Seule la pénibilité du travail est une sanction de la transgression à la loi divine (Genèse 3, 16-17). " Le travail humain a une valeur éthique du fait que celui qui l'exécute est une personne, un sujet conscient et libre, c'est-à-dire un sujet qui décide de lui-même " (L.E. 6, 3). Aussi " les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non dans sa dimension objective, mais dans sa dimension subjective " (L.E. 6,5). Jean-Paul II " théologise " la dignité du travail et du travailleur, en arrimant sa conclusion au fondement biblique.
C'est sur cette base que le chômage devient un scandale et l'emploi une urgence dans la vision pontificale. En dépit des citations produites par Jean-Yves Calvez sur la responsabilité ultime de l'état en cette matière dans la même encyclique et de son appel à la solidarité des diverses composantes de la population pour répondre à ce défi du chômage devant l'O.I.T. (voir également le très beau premier paragraphe de Laborem exercens ), l'auteur se désole de " l'absence de propositions concrètes " pour l'emploi dont les deux volets, en bref, seraient " la réduction du temps de travail " (sans " pleine compensation salariale " suggèrent les Églises allemandes) et le développement des services à la personne pour répondre aux nombreux besoins insatisfaits par l'offre de nature lucrative. " La combinaison des deux volets, c'est-à-dire de la recherche du déplacement rapide du travail en direction des nouveaux besoins et des activités capables de les satisfaire, et d'un partage des occasions traditionnelles de travail, au moins à titre provisoire, a une vraie cohérence. Et l'Église a tout pour s'engager dans cette proposition combinée. " J.-Y. Calvez se réjouira donc sans doute de constater que l'article 4 du projet de loi de finances pour l'an 2000 prévoit la réduction de TVA sur les services à domicile, mesure qui devrait effectivement permettre une création importante d'emplois.
La compétence de l'Église
Que l'auteur nous permette cependant ici un désaccord amical mais ferme, non pas d'ailleurs sur le contenu de ces propositions, discutables dans les modalités qu'il expose sans être déraisonnables sur le fond, mais sur la nécessité pour l'Église de rentrer dans un exercice trop concret de préconisation économique, car il y a là un problème fondamental de compétence et de risque de perte de crédibilité d'ensemble en cas d'erreur manifeste sur le détail. L'Église en tant qu'institution — c'est manifestement au " personnel " et à la hiérarchie de l'Église que l'auteur pense — doit au contraire se garder soigneusement d'entrer dans trop de détails, non par manque d'intérêt pour le résultat, qu'elle doit au contraire manifester comme le fait " idéalement " Jean-Paul II à notre sens, mais par manque de compétence. Ce serait manquer de prudence, première vertu cardinale. Pas plus que le commandant Cousteau, spécialiste des fonds marins, l'Église en tant que telle n'a d'autorité en matière d'emploi ou ne détient de solution contre le chômage. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'économistes compétents dans l'Église. C'est à eux qu'il convient de s'avancer (ou de faire appel) pour dire les moyens économiques les plus sûrs pour arriver à la solution désirée par l'Église et par tous au demeurant (plus ou moins hypocritement), mais d'abord en tant qu'ils sont économistes (dans une pleine concurrence entre économistes), donc compétents (du moins a priori) et subsidiairement parce qu'ils sont catholiques, c'est-à-dire informés et soucieux de parvenir aux fins recherchées par l'Église selon sa doctrine sociale.
L'adoption d'un programme politique pour l'emploi par l'Église en tant que telle ferait peser sur elle l'accusation d'être partisane, et il est d'ailleurs vrai qu'en l'occurrence les deux propositions de Jean-Yves Calvez sont assez proches du programme du parti socialiste. Or, il ne serait pas souhaitable, apostoliquement parlant, que des chrétiens quittent l'Église parce que le programme du parti socialiste échoue (s'il échouait) ou parce que l'on penserait qu'il y a de meilleurs programme pour l'emploi. Pour rassurer le lecteur sur la parfaite objectivité de cette remarque, on tirera au passage son chapeau devant les résultats de l'actuel gouvernement socialiste de la France, qui a vu se créer en deux ans (de juin 1997 à juin 1999) 550.000 emplois, c'est-à-dire bien plus que sous les deux précédents gouvernements de droite — il est vrai dans un autre contexte international en terme de croissance globale et de compétitivité de la zone euro, les trois quarts des emplois étant dus à la croissance comme l'a reconnu D. Strauss-Kahn dans un article de Libération (du 25 août 1999) et très peu à la réduction du temps de travail. On pourrait tout autant penser à d'autres solutions pour l'emploi, si l'on considère que le chômage est un scandale et le travail une nécessité essentielle à l'homme et, si l'on admet par ailleurs que le cumul d'allocations diverses aboutit à subventionner l'oisiveté.
Un piège théologique ?
Le point de vue général de l'auteur, son évaluation sur la relance de la doctrine sociale catholique par Jean-Paul II est à trouver dans le chapitre VII, à notre sens de loin le plus intéressant de l'ouvrage, parce qu'il apporte de nombreux éclairages sur les points d'obscurité mentionnés liminairement. Jean-Paul II renforce la tendance qui est apparue dans Gaudium et spes, de fondation théologique et scripturaire de la doctrine sociale de l'Église, dont la justification, dans Quadragesimo anno, reposait sur la connexité de la question économique et sociale avec " la loi morale " sur laquelle l'Église a pleine compétence (44-47). Avec le concile Vatican II et les encycliques sociales de Jean-Paul II, le corpus de doctrine sociale, dont le statut restait très incertain puisqu'elle n'était ni dogme ni théologie (Léon XIII l'appelait " philosophie chrétienne ") devient un compartiment de la théologie morale et s'appuie sur un fondement scripturaire et dogmatique. La citation faite par Calvez d'un passage de Redemptor hominis illustre bien cela, quoiqu'indirectement. " Parce que le Verbe de Dieu s'est fait chair, le corps est entré, dirais-je, par la grande porte, dans la théologie, c'est-à-dire dans la science qui a pour objet la divinité " (13). Et par conséquent, le travail, l'homme au travail et la question sociale. La doctrine sociale aussi " annonce Dieu et le magistère du salut dans le Christ " (Centesimus annus 54). L'accent sur les " droits de l'homme " dans la démocratie contemporaine ne peut pas non plus être compris autrement, en dépit du regret que certains peuvent ressentir à voir l'insistance pontificale sur le concept et le thème pour diverses raisons. L'homme, c'est fondamentalement " l'être auquel par l'incarnation le Fils de l'homme s'est uni ", rappelle Jean-Yves Calvez citant Redemptor hominis (13). L'encyclique sociale sur le développement se place également dans cette lumière théologique : " Le progrès indéfini n'est possible que parce que Dieu le Père a décidé dès le commencement de rendre l'homme participant de sa Gloire en Jésus-Christ ressuscité ". Jean-Paul II restera aussi, avant tout peut-être, comme un grand docteur de l'Église.
Ayant constaté et développé ce fait, qui renforce l'assise, et donc la portée, de la doctrine sociale, Calvez semble tout d'un coup s'en désoler et prend alors son lecteur un peu à contre-pied. Il semble voir dans ce renforcement du fondement dogmatique de la " doctrine sociale " un piège à l'égard du souci légitime selon lui d'un plus grand usage, dans le concret, de ladite doctrine. " Si la doctrine sociale de l'Église est théologique, n'est-elle pas marquée d'une plus nette limitation qu'on ne le pensait jadis ? " (p. 120). On pourrait répondre à cette question : " oui, et tant mieux ", mais ce n'est manifestement pas le genre de réponse à laquelle l'auteur a envie d'adhérer. Pourtant, Jean-Paul II rappelle, dans la ligne de ses prédécesseurs sur ce plan : " L'Église n'a pas de solution technique à offrir face au problème du sous-développement... cependant, à l'exemple de mes prédécesseurs, je doit répéter que ce qui touche à la dignité de l'homme et des peuples, comme c'est le cas du développement authentique, ne peut se ramener à un problème "technique"... " (Sollicidudo... 41). Dans ce renforcement de la base de la doctrine sociale catholique sans grande conséquence pratique, J.-Y. Calvez voit un danger de " dévalorisation ". On doit lui concéder que les théologiens de la libération avaient un autre point de vue que le Pape sur la question. Mais peut-être est-ce précisément cela que Jean-Paul II et l'Église hiérarchique souhaitent faire après mûre réflexion et après l'expérience de la théologie de la libération : renforcer le fondement théologique de la doctrine sociale afin, sans en accroître la valeur opérationnelle directe, de consolider sa valeur interpellative, laissant ainsi au politique le soin, dans son ordre selon le principe de subsidiarité, de trouver les solutions économiques et sociales les plus appropriées, en se gardant ainsi de tout risque de cléricalisme. Peut-être est-ce également cela la fidélité contemporaine à Mirari vos.
Capitalisme et libéralisme
Il nous faut revenir maintenant à la discussion sur le capitalisme et le libéralisme, et essayer d'apporter nos propres lumières sur cette question. Il convient de dire ici d'entrée de jeu, que J.-Y. Calvez nous paraît moins à l'aise sur ces questions, et il nous sera plus facile sans doute de mener une critique franche de certaines propositions un peu hasardeuses.
" Un second grand problème économique de notre temps a nom libéralisme. Néolibéralisme préfère dire certains ", nous dit franchement et précisément l'auteur, assuré intérieurement, à juste titre sans doute, de rencontrer l'assentiment de la plupart de ses lecteurs. " Il s'agit en fait de politiques traditionnellement libérales mais qui se sont renforcées ces vingt dernières années — depuis M. Reagan et Mme Thatcher — ainsi que de maintes nouvelles politiques, de libération des prix, d'ouverture des marchés, de dérégulation et de privatisation " (p. 45). Sur ce sujet, traité dans Centesimus annus (34), J.-Y. Calvez reconnaît bien que " les autorités de l'Église n'ont sans doute jamais parlé aussi favorablement du marché que le fait Jean-Paul II ". Mais Jean-Paul II, rappelle-t-il, souligne aussitôt que : " Avant toute logique des échanges à parité, il y a un certain dû à l'homme parce qu'il est homme en raison de son éminente dignité. " Et, ou plutôt mais " ce dû comporte, inséparablement, la possibilité de survivre et celle d'apporter une contribution active au bien commun de l'humanité " (ibid.). Le profit est " un indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise ", mais il n'a rien d'exclusif. " Le profit est un régulateur dans la vie d'un établissement mais pas le seul ; il faut que soit pris en compte d'autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels. "
Confidence à Jean-Yves Calvez, qui s'efforce de minimiser ce réalisme pontifical exceptionnel sur la question économique : bien des libéraux se contenteraient volontiers d'un tel antilibéralisme. On aurait vraiment envie, si ce n'était le risque d'irrévérence, de décerner un 20/20 à cette copie, qui montre que l'économique n'est pas ultimement séparable du moral, parce que le sujet de l'action est une seule et même personne : " Même le choix d'investir dans un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu'en un autre est toujours un choix moral et culturel " (Sollicitudo, 29). Mais loin d'attribuer un sans faute à Jean-Paul II, Calvez affirme que " le domaine financier appelle des compléments ". Il avait déjà dit en introduction à ce chapitre — d'ailleurs intitulé " Libéralisme financier " (une expression dénuée de sens à nos yeux) — " que la doctrine de l'Église n'a pas encore traité du libéralisme (sic) des opérations financières qui apparaît à beaucoup désormais comme le plus sérieux problème " (p. 45). Le cas échéant, on parlerait déjà plus adéquatement d'" une excessive liberté des opérations financières ".
Mais à partir de là nous sommes renvoyés par l'auteur à une étude de deux laïcs sur le Développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme publiée en 1994 sous les auspices du Conseil pontifical Justice et Paix. Nous renvoyons nous-même le lecteur au commentaire de ce modeste opuscule que nous avons publié dans une livraison précédente de Liberté politique (n° 5, été 1998), pressentant les conséquences regrettables d'un discours qui serait pris pour parole d'Évangile par des béotiens en la matière. En substance nous y soutenions la thèse que ce texte embrouille la question plutôt qu'il ne l'éclaire et qu'il y a danger à sortir sous le sceau de la librairie vaticane de telles billevesées — nous pesons nos mots et notre déception intellectuelle passée. En revanche nous y faisions l'éloge de Jean-Yves Calvez, qui, dans son bref avant-propos, était passé beaucoup plus près de la cause réelle des problèmes financiers contemporains en soulignant le rôle déterminant des dérèglements monétaires internationaux. Nous n'avons donc rien à ajouter aux citations qu'en fait Calvez dans son dernier ouvrage. Mais nous nous étonnons encore que cet esprit sagace puisse y trouver une vraie satisfaction intellectuelle. Sans doute cette imprudence consistant à tirer d'un ouvrage faible sur la question financière des conclusions robustes qu'on voudrait faire endosser à l'Église est une bonne démonstration de la sagesse pontificale quant au positionnement de la doctrine sociale dans le domaine économique et social. Ni trop loin, ni trop près.
Rendre justice au capitalisme
Il reste un chapitre " Rouvrir la question du capitalisme " (V) que le commentaire ne peut omettre, au risque de lasser le lecteur le plus bienveillant, mais les questions sont d'importance et l'ouvrage de Jean-Yves Calvez mérite bien cette revue scrupuleuse. L'auteur débat pied à pied avec Jean-Paul II et Centesimus annus, même s'il se plaît à rappeler que l'éloge du capitalisme par le Pape se limite au capitalisme " où la liberté économique est encadrée par un contexte juridique ferme le mettant au service de la liberté humaine intégrale ". Jean-Paul II mélangerait " libéralisme et capitalisme ", car pour Calvez " le capitalisme est, et est seulement le fait que la propriété du capital est en peu de mains " (p.75) ; c'est pour cela qu'il serait difficile de s'arrêter de chercher des solutions meilleures quant à la propriété du capital que celle du capitalisme, " inégal " par définition.
Ici, on comprend bien le pourquoi de l'anticapitalisme de Calvez : un légitime refus de l'excès d'inégalité. Mais il oublie cependant malheureusement de considérer que les inégalités entre les hommes sont beaucoup plus importantes dans un monde précapitaliste où les biens sont rares (il suffit de songer à l'Inde traditionnelle par exemple) que dans un monde capitaliste où elles ne sont certes pas éliminées, mais où leurs effets sont largement atténués par l'élévation générale du niveau de vie. Et ceci est vrai internationalement aussi : les pays qui se sont ouverts à un capitalisme privé véritable ont pu se développer, ceux qui l'ont refusé ont stagné ou régressé (songeons à l'Asie et à l'Afrique, par exemple). Il faut lire une fois dans sa vie le Grand Espoir du XXe siècle de Jean Fourastié pour en finir avec cette illusion d'optique créée par un monde capitaliste générateur de prospérité, où l'inégalité résiduelle est toujours plus mal tolérée, non sans raison (que l'on peut appeler effet Tocqueville). Le fait, pour prouver l'inégalité, d'avoir en général recours à l'exemple du tiers-monde, peu ou moins capitaliste que l'Occident, est d'ailleurs une preuve indirecte de cet effet égalisateur du capitalisme. En même temps on oublie trop souvent le rôle des politiques inadaptées dans l'explication de la pauvreté du tiers-monde. Hernando de Soto en a fait une démonstration magistrale pour le Pérou. Il y a moins de market failures que de government failures à l'origine de la misère des peuples.
L'anticapitalisme de Calvez nous semble donc injuste, mais surtout sa distinction du capitalisme et du libéralisme, qu'il cherche à opposer au mélange des genres qu'opérait Jean-Paul II, ne nous paraît pas plus éclairante. Il ne nous semble en revanche pas faux de dire que Centesimus annus ne fait pas de distinction claire entre ces deux " ismes ". C'est une telle distinction que nous voudrions rappeler ici en nous appuyant sur le seul auteur l'ayant faite clairement à notre connaissance, Lucien Pfeiffer, et en la généralisant pour s'efforcer de lever les malentendus. Déjà libéralisme et capitalisme ne sont pas du même niveau : le premier est une doctrine politique qui concerne l'ensemble des aspects de la société et non pas simplement l'aspect économique (sans qu'elle soit d'ailleurs unifiée, comme l'a bien montré Alain Laurent dans les Libéralismes), le second est un régime économique, " un mode de production " comme disait Marx, dans lequel l'entreprise capitaliste domine.
Le capitalisme, régime économique " dominé " par l'entreprise capitaliste, ce n'est pas d'abord un régime économique où la propriété du capital — des moyens de production— est l'apanage de quelques uns, c'est une attitude plus aventureuse à l'égard de l'entreprise et de ses risques inévitables de faillite. Le capitalisme naît lorsque les détenteurs du capital, de la richesse, acceptent de perdre sans recours la fraction de richesse qu'ils investissent dans une entreprise ou dans une aventure (son ancêtre est la formule du prêt à la grosse aventure dans le transport maritime, prêt sans remboursement en cas de naufrage, avec partage des bénéfices en plus du remboursement en cas de succès de " l'aventure "). La contrepartie de ce risque est d'être propriétaire du capital de l'entreprise et donc maître des décisions, dont dépend le sort de l'entreprise, en subordonnant à ces décisions les dirigeants salariés de l'entreprise. Le capitalisme selon Lucien Pfeiffer, est donc le " régime économique et social dans lequel les propriétaires de capitaux ont seuls le droit de prendre les décisions et ce au prorata de leur droit de propriété. Ce droit leur est conféré pour leur permettre de réduire le risque de perdre leur capital, risque qu'ils doivent accepter. Ils compensent le risque de rémunération aléatoire de leur capital par l'appropriation des bénéfices. Le capitalisme est aussi le régime économique et social dans lequel les propriétaires des capitaux achètent l'usage des travailleurs et en mettent le coût en frais généraux. Enfin, le capitalisme est le régime dans lequel les propriétaires des capitaux sont considérés comme propriétaires de la société (entreprise) elle-même ".
C'est à cette mutation fondamentale (auparavant l'homme fortuné restait prêteur des sommes investies dans une entreprise, moyennant un ou plusieurs gages sur l'emprunteur, et ce système a été avec les guerres un des grands pourvoyeurs de l'esclavage au long des siècles) qui a lieu vers le XIIIe siècle que l'Occident doit le développement exceptionnel et singulier qu'il a connu. Le développement de l'Occident est donc d'abord le résultat d'une innovation institutionnelle réconciliant l'aventure, l'esprit de conquête avec la fortune constituée, et non pas d'une philosophie (le cartésianisme, quatre siècles plus tard, soucieux de rendre l'homme comme " maître et possesseur de la nature ") ou du hasard climatique ou historique. On notera cependant que les définitions du capitalisme ne sont pas " incompatibles " avec cette espèce particulière de capitalisme, qu'est le capitalisme d'État. Ainsi, le socialisme réel, sur le plan économique, ne serait qu'un capitalisme d'État. Ceci peut expliquer en partie la rapide conversion des pays de l'Est au capitalisme privé.
Une forme de coopération sociale parmi d'autres
Il ressort également de ces définitions " que capitalisme ne se confond ni avec libre entreprise, ni avec libre marché, ni donc avec le libéralisme... L'inverse peut être vrai également. La liberté d'entreprendre et le libre marché peuvent ne pas exister en régime capitaliste. Les républiques bananières en sont un autre exemple. C'est une hypocrisie des hommes d'argent de confondre volontairement le capitalisme et le marché libre, la concurrence, la compétition, le libre choix. C'est une erreur stratégique grave de la gauche de laisser confondre le capitalisme avec les valeurs de liberté qu'elle a, bien plus que la droite, la possibilité de défendre dans sa logique d'entreprise des hommes ". Et plus concrètement, les sociétés coopératives, les entreprises mutualistes, les associations, qui n'ont pas les mêmes objectifs ou la même hiérarchie et pondération d'objectifs que les sociétés de capitaux, coexistent (ailleurs qu'en France aussi) avec celles-ci dans une économie dont les racines profondes sont (consensuellement autant qu'inconsciemment) libérales, c'est-à-dire pluralistes, en dépit d'un étatisme envahissant par ailleurs. Cette coexistence de statuts d'entreprise poursuivant des objectifs différents ou pratiquant des modes de coopération complémentaires, où l'esprit de lucre n'est pas nécessairement au premier rang, montre bien qu'il ne faut pas confondre capitalisme et libéralisme sur le plan économique.
Mais il faut généraliser cette conclusion pour bien en mesurer la portée doctrinale et politique.
Le capitalisme reste un mode de production, et même s'il prédomine il n'épuise pas les possibilités d'une économie libre, a fortiori d'une société libre. Le libéralisme quant à lui, avec bien des inflexions selon les sensibilités libérales et les courants libéraux, est une vision polycentrique de la société dans laquelle le bien commun est plus sûrement obtenu si chacun est réellement libre de faire ce qu'il choisit de faire, de décider de ses modalités de coopération avec autrui, pour peu qu'il n'enfreigne ni la morale ni le droit ni les lois justes (qui ne portent pas atteinte, justement, aux droits de l'homme en tant qu'homme) que par un quelconque caporalisme de l'éducation, de la pensée et de l'agir. Le libéralisme le plus authentique veut toutes les libertés qui ne lèsent pas autrui, et il veut cela également pour tous, sans considérer que cela devrait produire le paradis sur la terre, mais peut-être, littéralement, le meilleur monde possible. Où sont donc ici le profit, la course au profit, la liberté de faire n'importe quoi, par lesquels on cherche à caricaturer habituellement le libéralisme ? Pas ailleurs à vrai dire que dans l'esprit des adversaires du libéralisme politique et économique, qui semblent jamais ne vouloir se donner le temps de rentrer honnêtement dans la perspective libérale, afin de la critiquer équitablement.
Mais je le demande en particulier à Jean-Yves Calvez dont j'apprécie l'érudition et la rigueur intellectuelle, pour un chrétien, qu'y-a-t-il de choquant, de non chrétien dans cette vision (laissons le mot " libéral " de côté s'il gêne ou s'il est désagréable) dans cet idéal raisonnable ? Peut-être, répondrions-nous nous-mêmes, la faiblesse des libéraux les plus doctrinaires, ou les moins chrétiens est d'entretenir — au moins dans l'esprit d'autrui — une vision par trop mécaniste de la " production " du bien commun par l'interaction des libertés individuelles. Cette dénonciation ne serait pas mal vue... mais y répondre de bonne foi est une autre histoire. Quelles sont les autres objections ?
B. CH.