Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
La confiance du Pape dans la raison a conforté les philosophes dans leur vocation originelle : la recherche de la vérité. La philosophie chrétienne ne met pas en cause l'autonomie de la discipline : elle s'ouvre au mystère du Christ qui est la Vérité.
Une encyclique est toujours un palimpseste et celle-ci, longuement élaborée, a comporté plusieurs couches rédactionnelles, certaines préférences se sont fait jour au fur et à mesure, qui se sont soumises à d'autres influences. Mais il serait tout à fait oiseux de se livrer au petit jeu des signatures, tellement l'ensemble est porté par un élan et une conviction où l'on reconnaît la marque ou la griffe du Saint-Père. Comme il avait dit son admiration pour le resplendissement de la vérité, il énonce maintenant sa confiance en la raison qui, alliée à la foi, permet d'accéder à la vérité. C'est le battement des " deux ailes " à l'unisson qui fait l'objet de l'encyclique.
Cet optimisme, cette confiance ont paru inhabituels, à tort, car ils n'étaient pas moindres dans la constitution Dei Filius de Vatican I et dans la constitution Dei Verbum de Vatican II. Ils ont en tout cas séduit agréablement les philosophes, confortés dans leur discipline, car ce n'est pas seulement la raison instrument du vrai qui est exaltée, c'est la philosophie comme réflexion et recherche du vrai. Retrouver cette " vocation originelle " (Fides et ratio, n° 5) de la philosophie, telle est la tâche qu'assigne Jean-Paul II aux philosophes.
Une christianisation de la philosophie
Qu'on ne s'attende pas cependant à un éloge général de la philosophie, et notamment de la philosophie moderne ! Encourager ne veut pas dire tout absoudre. L'usage de la raison se heurte à la pierre d'achoppement qu'est la Croix du Christ, et la sagesse de la Croix appartient à la foi. Mais ce n'est pas un obstacle insurmontable pour une philosophie ouverte. Un regard sur le passé de l'Église montre que la raison a pu accueillir la vérité de la Révélation, y compris " le bien et la vérité suprêmes de la personne du Verbe incarné " (n° 41). La situation harmonieuse créée par la scolastique médiévale et par saint Thomas d'Aquin a malheureusement été rompue à l'avènement de l'époque moderne.
Néanmoins le jugement un peu sommaire porté sur les errements de la philosophie (n° 46) n'est pas une condamnation sans appel et sans nuances (n° 48), l'unité de la foi et de la raison est actuelle plus que jamais. Le rôle du Magistère est d'aplanir la voie, d'écarter les fausses routes comme il l'a fait diligemment aux XIXe et XXe siècles ; car les erreurs resurgissent et une philosophie insuffisante contamine la théologie (n° 55), surtout si celle-ci manque d'assise rationnelle.
La balle est renvoyée dans le camp de la philosophie. Le Pape ne pouvait manquer de prôner le retour rituel à saint Thomas, dans la ligne de Léon XIII. Mais le point intéressant et neuf de son discours est la christianisation de la philosophie, comme il y a une christianisation des cultures. La " circularité féconde de la philosophie et de la théologie " a été illustrée par de grands noms, parmi lesquels on cherche en vain celui de Blondel (n° 74), mais il est dissimulé dans le refus de la philosophie " séparée " (n° 75) et dans l'allusion à " l'analyse de l'immanence " qui " ouvre le chemin vers le transcendant " (n° 59). Dans les parages (n° 59), il n'est pas interdit de relever Max Scheler et Édith Stein sous-entendus. Seule celle-ci a les honneurs de la citation explicite (n° 74) ; il est possible que Maritain ait été substitué à Blondel au dernier moment.
Quoiqu'il en soit, la grande nouveauté de l'encyclique est la mention expresse d'une philosophie chrétienne qui est encore, mais de moins en moins une quaestio vexata, alors qu'elle était d'usage courant et brandie comme un étendard au XIXe siècle. Toutefois, la constitution Dei Filius n'avait pas juger bon de l'agréer. L'encyclique passe donc outre aux objections adressées au syntagme, qui s'étaient exprimées lors de la fameuse querelle des années trente ; et Maritain était alors un des protagonistes du refus, hostile à une philosophie intrinsèquement chrétienne. L'encyclique lui donne acte d'une légitime autonomie de la raison et par conséquent de la vérité.
Mais ce n'est pas lui qu'elle suit dans la définition non restrictive de la philosophie chrétienne. C'est manifestement son ami ennemi Étienne Gilson (n° 76). La " philosophie de l'Exode " est quasi nommément intronisée. La réalité du péché, le péché originel, la conception de la personne, la philosophie de l'histoire, le surnaturel... sont aussi autant de repères et de guides pour donner du champ à la philosophie, une philosophie " élargie " comme le voulait Schelling. On peut deviner à l'arrière-plan — outre Pascal et Kierkegaard — Rosmini, Soloviev, Max Scheler, Newman, Guardini, Nidoncelle, Édith Stein et, évidemment, Blondel. La référence fondamentale demeure le thomisme et Gilson. La " philosophie de l'être " et de " l'acte d'être " est mise en exergue (n° 97) et en quelque sorte consacrée, c'est un hommage indirect à Gilson, Maritain, de Finance, Fabro et aux dominicains du Saulchoir. L'encyclique toutefois n'a pas péché par hardiesse puisqu'elle maintient le cadre traditionnel de l'aide mutuelle que se prêtent philosophie et théologie.
La Révélation, étoile de la raison
On peut regretter en effet que l'encyclique ne soit pas allée plus loin. Elle tient à l'autonomie de la philosophie, qui paraît garante de l'intangibilité du surnaturel. Il n'est pas question de risquer une confusion des ordres. Ni de livrer à la simple raison les contenus dogmatiques, au péril de les séculariser. Mais la définition gilsonienne choisie pour la philosophie chrétienne n'est peut-être pas la plus prégnante ni la plus topique. Celle de Rosmini " une philosophie extraite des entrailles du christianisme ", celle de Blondel, " sainteté de la raison ", celle de Rousselot, " renaissance de la raison ", celle de Gabriel Marcel, " approche et anticipation du mystère " vont plus loin et sont aussi légitimes. Il faut tenir compte du fait que la Révélation a repris en sous-œuvre toute la philosophie et a régénéré l'homme et sa raison. Libre à l'incroyant, à l'agnostique, de poursuivre une spéculation indépendante et de se heurter aux apories métaphysiques. Le croyant dispose d'une philosophie inarticulée, d'un précieux arcane, qu'il lui appartient de déchiffrer — d'une inépuisable richesse qu'il peut encapsuler dans les limites d'une pensée finie.
D'ailleurs l'encyclique, à plusieurs reprises indique la clef, elle suggère qu'elle a du mouvement pour aller plus loin. Car le cœur battant de la philosophie comme de toute chose est le Christ, Il est l'objet latent d'une philosophie se reconnaissant chrétienne. Il n'est pas nécessaire de faire du Christ un philosophe, même suprême, encore moins de l'aligner sur la phalange des témoins de l'humanité. Il est la référence absolue et c'est Lui que d'emblée (nos 7-12) l'encyclique place en vue du binôme foi-raison. La Révélation du Christ est la véritable étoile (n° 15).
Si l'encyclique semble réserver au domaine de la foi la connaissance de Jésus-Christ, elle incite la philosophie à une appropriation (nos 51 et 56). Le " mystère de l'homme ne s'éclaire que dans le mystère du Verbe incarné " (n° 60). Cela équivaut à une compénétration, une interprétation qui s'affirme franchement aux nos 79 et 80. Jean-Paul II préconise " une philosophie dans laquelle se reflète quelque chose de la vérité du Christ " (n° 104). Pourquoi pas la vérité du Christ tout court ? Ce ne sont que des indices, mais il n'est pas défendu de les regarder comme des jalons, des pierres d'attente, au seuil d'une christologie philosophique dont Blondel et Teilhard de Chardin offrent de puissantes ébauches. Ces indications, quoique cursives, désigne la chose sans le mot.
x. t.