Article rédigé par , le 11 septembre 2008
La personnalité la plus en vue du XXe siècle pourrait bien en être aussi la moins comprise. C'est en partant de cet apparent paradoxe que le journaliste américain Georges Weigel tente de comprendre Jean-Paul II "de l'intérieur" à travers la biographie qu'il consacre à l'actuel souverain pontife.
Suivant en cela la recommandation du Pape lui-même , l'auteur explore en profondeur les convictions, l'enseignement et l'œuvre de celui qui est d'abord et fondamentalement "un disciple du Christ". Il met en exergue les "grands accomplissements" du pontificat de Jean-Paul II, qu'il s'agisse de la "rénovation" de la papauté, de la pleine mise en œuvre de Vatican II, du rôle central du Pape dans l'effondrement de l'empire communiste en Europe, du dialogue avec le judaïsme, de l'approfondissement des défis moraux auxquels doivent répondre les sociétés libres...
La matière examinée est considérable.
Retenons simplement deux thèmes majeurs de l'œuvre de Jean-Paul II : la culture comme moteur de l'histoire ; la conception éthique de la politique, guide pour l'action.
La culture comme moteur de l'histoire
Jean-Paul II développe une thèse opposée à la vision contemporaine qui conçoit les facteurs politiques et économiques comme les causes profondes des mutations historiques. Selon l'approche défendue par le Pape, ce sont en effet les évolutions de la culture qui engendrent de telles transformations et mettent en mouvement l'histoire. Au travers des cultures nationales, "les valeurs de l'esprit [humain]" impulsent le "développement de la civilisation" et possèdent in fine une influence décisive sur les affaires du monde.
Cette conception de l'évolution historique découle d'abord de la formation familiale et intellectuelle reçue par Karol Wojtyla, notamment la lecture des grandes œuvres romantiques polonaises. Elle se fonde surtout sur une analyse que le Pape tire de son expérience personnelle des deux grands totalitarismes du siècle, le nazisme et le stalinisme. Sans culture, la nation polonaise n'aurait pas pu survivre à l'entreprise de complet asservissement perpétré par le nazisme et à son cortège d'atrocités. "L'histoire montre que dans des circonstances extrêmes (telles que celles qui se sont produites dans le pays où je suis né), c'est précisément cette culture qui permet à une nation de survivre à la perte d'indépendance politique et économique" déclare le Pape.
Or, au centre de la culture, se trouve la religion, "approche particulière du plus grand des mystères, celui de Dieu". Pour cette raison, "des cultures différentes ne sont que des façons particulières d'aborder le sens de l'existence humaine ..." Cette charge éminemment spirituelle de la culture emporte une double conséquence. D'une part, c'est la dimension religieuse de l'homme qui bouleverse les situations historiques les plus figées, par l'entremise des évolutions culturelles. Ainsi de la défaite du communisme en Europe centrale : "La religion et l'Église ont été capables de mettre en œuvre les moyens les plus efficaces pour libérer l'homme d'un système de totale subjugation" souligne Jean-Paul II. Par là-même, la résistance spirituelle et politique qui a vaincu le système communiste constitue un défi à une interprétation purement laïque de l'histoire.
D'autre part, puisque toutes les cultures nationales sont respectables en tant que dépositaires de la quête la plus profonde à laquelle se livre l'homme, les droits de chaque nation doivent être garantis par l'ordre juridique international. Certes, toutes les nations ne sont capables de supporter les responsabilités de l'État souverain, mais en tant que sujet culturel, toutes ont droit à la reconnaissance et à la protection juridique : "Personne, aucun État, nation, ni aucune organisation internationale, n'a le droit de déclarer que telle ou telle nation ne mérite pas d'exister..." Si la culture est le moteur de l'histoire, les sociétés libres (politiquement et économiquement) doivent se bâtir sur les fondements d'une culture éthique et non sur un relativisme des valeurs. En découle une approche spécifique de la politique, guide pour l'action.
Une conception éthique de la politique
Selon Jean-Paul II, la politique possède pour véritable finalité le bien de la personne humaine "dans sa totalité" parce que toute politique légitime "est issue de l'Homme, exercée par l'Homme et destinée à l'Homme". Elle n'est pas une simple technique ordonnée à la prise et à la conservation du pouvoir. Elle n'acquiert son sens profond que centrée sur la personne humaine. Une politique oublieuse de ce principe perd sa raison d'être et risque de "venir contredire l'humanité elle-même".
À l'extrême, une telle praxis peut porter atteinte à la concorde civile et à la paix internationale. En effet, celles-ci sont menacées chaque fois qu'une politique caractérisée par la "soif de pouvoir sans souci des besoins d'autrui" prévaut. En conséquence, le Pape insiste sur la "primauté accordée aux valeurs spirituelles" et au "perfectionnement de la vie morale" car c'est sur le plan de la conscience que le monde humain se révèle le plus humain.
Centrée sur la personne humaine, la politique doit également être étayée par la vérité morale. La politique démocratique ne saurait se fonder sur l'indifférence vis-à-vis des valeurs mais a besoin d'être étayée par la vérité morale. Dans l'encyclique Centesimus Annus, publiée à la fin de la guerre froide, Jean-Paul II se montre sévère pour les régimes occidentaux : "On tend à affirmer aujourd'hui que l'agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l'attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique..."
Le système démocratique supposerait de considérer comme plus ou moins équivalente toute valeur (du moins tant qu'elle ne porte pas atteinte à l'ordre public). Dans ce contexte, l'affirmation de l'existence de la vérité peut paraître incompatible avec un système démocratique et, à tout le moins, sembler relever du pur idéalisme, tant l'action politique recourt aux artifices rhétoriques.
Pourtant, insiste Jean-Paul II, "s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées à des fins de pouvoir". Les valeurs sont alors un paravent pour le jeu des intérêts et ne servent qu'à la prise et à la conservation du pouvoir. Surtout, "une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire". Cette phrase a souvent été jugée très polémique car mal comprise. Le "pape des droits de l'Homme" n'a pas entendu placer les régimes démocratiques et le totalitarisme sur le même plan, mais souligner que la démocratie n'est pas seulement affaire de procédure.
L'écroulement de la République de Weimar, auquel le Souverain Pontife fait implicitement allusion, conforte empiriquement cette analyse. Au début des années 1930, les institutions républicaines ont été à peine défendues par les partis démocratiques et les citoyens allemands, ce qui a rendu possible l'accession d'Hitler au pouvoir.Des principes à l'actionSi le contexte actuel n'est pas comparable avec les conditions historiques connues par l'Allemagne en 1933, un progressif affaissement sur elles-mêmes des sociétés démocratiques risque de survenir et conduire éventuellement à un totalitarisme "sournois".
En effet, comme le fait valoir le Pape, "en un monde sans vérité, la liberté perd sa consistance et l'homme est soumis à la violence des passions et à des conditionnements apparents ou occultes". La citoyenneté risque alors de se vider de sa substance, faute de citoyens à même d'exercer pleinement et efficacement leurs droits politiques. La conception de la politique proposée par le Pape est doublement exigeante car elle invite à dépasser les pratiques actuelles tout en remettant en cause un relativisme des valeurs fréquemment répandu. Elle n'en est pas pour autant "idéaliste" au sens où elle serait incompatible avec la "politique réelle". Bien plus, elle constitue un repère pour l'action.
C'est ce que montre le rôle essentiel joué par Jean-Paul II dans la chute du communisme en Pologne et par la suite en Europe centrale et orientale.
Le premier voyage de Karol Wojtyla comme souverain pontife dans son pays natal date du 2 au 10 juin 1979. Au-delà du succès populaire prévisible, on imagine mal la révolution des consciences qu'il a provoqué parmi les citoyens. Comme l'écrit George Weigel, le langage de vérité tenu audacieusement par le Pape a suscité "une catharsis politique de masse". L'analyse sans complaisance de la situation politique à laquelle se sera livré Jean-Paul II a donné au peuple polonais "la conscience de sa dignité individuelle et de son autorité collective" face à un régime oppressif. Cette proclamation de la vérité a amorcé un exorcisme de la peur qui empêchait l'union des citoyens et l'émergence d'une véritable société civile, non contrôlée par le "Parti ouvrier unifié polonais". L'apparition d'un contre-pouvoir, incarné par Solidarnosc, a ainsi été rendue possible.
La biographie que signe George Weigel constitue un maître-livre dont la grande richesse d'information provient notamment de ses entretiens avec le Saint-Père mais aussi d'une analyse très fouillée de l'enseignement du Pape et de ses recherches philosophiques. Weigel est un théologien rompu aux difficiles questions de la modernité.
Son livre n'est pas une vie du pape de plus. Il nous offre une introduction à la pensée d'un homme d'État, intellectuel singulièrement créatif, mais aussi, à travers l'itinéraire d'un prêtre philosophe et mystique devenu le 264e successeur de Pierre, le pénétrant portrait d'une Église cahotante mais jamais à cours de ressources pour répondre aux angoisses de l'homme de son temps. Le livre refermé, il n'est pas difficile de penser que l'Église retiendra sûrement Karol Wojtyla parmi ses grands réformateurs, et que l'histoire le connaîtra peut-être sous le nom de "Jean-Paul le Grand".
Arnaud Lizé
Article paru dans Liberté politique N°12.
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