Une histoire du diable, XVIIe-XXe siècle
Article rédigé par , le 11 septembre 2008 Une histoire du diable, XVIIe-XXe siècle

La publication d'ouvrages consacrés au démon, quoique irrégulière et bien souvent parfaitement inepte, est importante ; depuis ces toutes dernières années, elle semble retenir l'attention de nombre de chercheurs : je passe sur la multiplication des ouvrages rédigés par des prêtres exorcistes, dont les confidences étonnent parfois par leur prudente candeur, pour évoquer les études remarquables d'une Sophie Houdard consacrées aux ouvrages d'inquisition — plus spécifiquement, aux discours des démonologues — ou la série des études et des textes publiés par Jérôme Millon dans la collection " Atopia ".

Le dernier ouvrage de Robert Muchembled, qui a déjà consacré plusieurs recherches à l'univers démoniaque, se tient à la charnière de l'érudition et de la vulgarisation, cette dernière diluant la première dans une mélasse de références qui ne présentent pas toutes, loin s'en faut, la même pertinence. L'auteur dresse un portrait de Satan au travers des âges, une " identification du Démon ", ce projet de livre dont Gide caressait l'écriture ; réduite à son épure, la thèse de l'historien est simple, pour ne pas dire simpliste. Au service du progrès ?Le Démon, sur l'existence de laquelle le chercheur n'a pas le droit de se prononcer (cf. p. 10), agit tout au long de deux millénaires d'histoire de l'Occident comme un puissant ferment de progrès : en effet, " donnant sens à ce qui paraissait n'en plus avoir, il fut de ce fait un puissant moteur de l'évolution ". Ainsi, par exemple, de " la guerre sans merci déclenchée partout contre lui, qui produisit des vocations religieuses, des reclassements intellectuels, politiques et sociaux, des efforts de dépassement de toute nature et dans tous les domaines " (p. 205). Cette idée revient tout au long de l'ouvrage comme un leitmotiv pesant et, faut-il le dire, imprécis, vague, inconstant comme ces créations du Mal qui fascinaient le juge Pierre de Lancre, inquisiteur du pays du Labourd (cf. son Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons). En somme, luttant contre les pompes du Démon, l'Occident a tenté de vaincre sa propre part d'ombre ; c'est aussi prétendre, implicitement, que, selon le proverbe portugais, Dieu écrit droitement par des voies tortueuses, Muchembled, comme beaucoup d'autres, ne parvenant décidément pas à s'extraire de la mélasse spongieuse de cette funeste idéologie d'un Progrès indéfini de l'être humain. Ce n'est pas tout, car le Diable, dont la figure, note l'historien, n'a jamais été plus puissante qu'à la fin du Moyen ge, a contribué à la création d'un modèle d'organisation politique et sociale en érigeant, au-dessus de son esclave déchu, un Maître divin, tout-puissant ; dès lors étaient posées les assises d'un gouvernement fortement hiérarchisé, fondé sur la légitimité de l'autorité d'un Père dont la colère plaçait l'âme de chacun sous la lumière glaçante et tranchante de la responsabilité individuelle. C'est ce tournant que Muchembled analyse au quatrième chapitre de son ouvrage : " L'image d'un Dieu terrible concerné par chaque action de l'être humain renvoyait en écho celle d'un démon d'une extraordinaire puissance qui suivait pas à pas sa proie, du berceau à la tombe. Ce mécanisme de personnalisation et d'intériorisation du péché fut le fondement même de la modernisation de l'Occident " (p. 150). On voit donc comment, une nouvelle fois, le Diable, devenu au passage père de l'inconscient et de ce que Sartre nommait la mauvaise foi, est synonyme pour l'auteur de progrès, intellectuel autant que social. Du reste, cette " spiritualisation " du Diable, qui délaisse ses atours romantiques par trop visibles pour pénétrer jusqu'au dernier recès de l'âme humaine, est une constatation banale, qui parcourt en filigrane la Sorcière de Michelet, que l'on voit superbement à l'œuvre dans le meilleur ouvrage d'Hoffmann, les Élixirs du Diable, que Max Milner enfin, dans sa remarquable thèse consacrée à la figure du Démon dans la littérature française, analysera très finement. Derrière les diableriesL'historien poursuit, nous conduisant cette fois au seuil de notre époque où, il fallait s'y attendre, l'homme s'est enfin débarrassé de la funeste illusion, ayant remplacé l'espèce de sublime conscience collective qui caractérisait la foi du Moyen ge par un individualisme angoissé, commenté jusqu'à la nausée par nos intellectuels : " La question de la responsabilité collective sous le regard d'un Dieu terrible laissant agir Satan pour punir l'humanité cède la place à celle de l'individu face à lui-même. Nu, armé de son seul doute méthodique dans un univers vide, l'homme ne peut plus accuser Dieu ni Diable de lui gâcher l'existence, car il est l'unique responsable de ses malheurs " (p. 213). Sur ce point, je crois que l'auteur se trompe lourdement car, Dieu et Diable effectivement chassés de ce que nous pourrions appeler " l'horizon des représentations " de la sphère occidentale, leur existence n'en a pas pour autant été définitivement gommée. Muchembled, qui ne paraît pas avoir lu Baudelaire, Barbey, Bloy ou Bernanos, ne semble pas avoir compris que le divin, jusqu'alors affublé d'un signe positif, se parait à présent d'un paletot qui, pour miséreux et troué qu'il était, n'en imitait pas moins la tunique immaculée. Je veux dire que, selon la parole profonde de Chesterton, notre monde est aujourd'hui plein d'idées chrétiennes devenues folles, c'est-à-dire inversées, tortueuses, bref, diaboliques. C'est au dernier chapitre que tout se gâte, l'auteur passant fastidieusement en revue les multiples métamorphoses du Démon dans les arts, privilégiant les productions cinématographiques et les bandes dessinées au détriment, on se demande bien pourquoi, de la littérature, de la peinture ou même de la musique. Nulle analyse réelle dans ces pages pléthoriques, nulle vue lumineuse, rien que des banalités qui noient la problématique développée par l'auteur : les productions artistiques des États-Unis, parce que la société américaine est toujours très fortement hantée par l'idée d'un Démon personnel héritée de son tenace puritanisme, sont beaucoup plus sombres que celles du Vieux Continent, où l'esprit voltairien de raillerie tend à se moquer du Diable et de ses séides. Voire. Je sais plusieurs romanciers contemporains (Gustaw Herling, dont il faut absolument lire l'Entretien sur le Mal avec Edith de la Héronnière , Ernesto Sabato, Pär Lagerkvist) qui toute leur vie ont été taraudés par la perception de la réalité démoniaque — sans doute affrontée d'une façon qu'il ne nous appartient pas de sonder, humainement, charnellement, dans les affres d'une lutte spirituelle tout autant qu'artistique. Leurs œuvres mêmes ont été comme une réponse courageuse face à l'atermoyante circonspection qui paraît constituer le pain noir du chercheur, cet indéfectible optimisme qui balaie sur les gouffres son pinceau de lumière étroit et prétentieux.JUAN ASENSIOArticle paru dans "Liberté Politique" N°15

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