Article rédigé par , le 02 juillet 2010
Vieillir avec Woody Allen
par Nicolas Bonnal
Woody Allen fascine depuis longtemps déjà. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés et lui-même adore être interviewé, comme pour tromper son ennui. L'intérêt du présent opus est de décrire un auteur à rebours, et d'en faire un "antimoderne", un sujet de réflexion pour réactionnaires d'un genre nouveau.
La clé de l'ouvrage de Laurent Dandrieu gît dans sa dédicace : à ses parents, qui lui ont fait découvrir Woody Allen. Et c'est ainsi : depuis quarante ans ou plus, voire cinquante, que nous l'aimions ou pas, que nous le voulions ou pas, nous vieillissons avec Woody Allen. Il est incontournable, comme la crise économique, comme les conflits du Moyen-Orient, comme la dépression postmoderne ainsi définie par Lyotard à l'orée des années soixante-dix : Chacun est ramené à soi. Et chacun sait que ce soi est peu.
Il y a peu, j'écrivais sur Eric Rohmer, récemment disparu, lui aussi à la mode jadis, parent pauvre parce que français de Woody, et je me prononçais de même : j'ai vieilli avec lui, que ses films fussent bons ou non, comme ceux de Kubrick ou ceux de Polanski, deux autres cinéastes venus d'Europe orientale, ayant en commun la culture anglo-saxonne et un destin somme toute européen, après le désastre hitlérien qui mit fin à la civilisation européenne et prépara l'avènement de la post-civilisation, l'américaine donc, qu'avait fui Kubrick dès Lolita, et qui persécute toujours Polanski, pendant qu'elle ignore Woody.
Sur les quatre cinéastes postmodernes que j'ai cités, trois sont ashkénazes (comme dit un jour aujourd'hui Woody, si j'étais né en Allemagne ou en Pologne, j'aurais fini en abat-jour ), et ils sont nés peu ou prou au début des années trente, comme nos phénomènes indomptables de la Nouvelle Vague, Truffaut, Godard ou Chabrol, eux aussi irréductibles inclassables ; dernière génération qui eut le loisir, à l'heure de la civilisation des loisirs, de choisir entre le sens et le néant ; dernière génération de cinéphiles savants et d'humanistes aussi.
Pour ceux qui pensent
Laurent Dandrieu a choisi un pari audacieux, pour un livre consacré au cinéma : ne citer que les bons mots d'un auteur, et broder autour. Et, s'agissant de Woody, icône pop et médiatique, dépassée et nostalgique, insensée et humoristique, on ne peut qu'aboutir à un paradoxe : Woody n'est pas fait pour les sots, surtout pas pour les sots de gauche. Woody est fait pour ceux qui pensent, pour ceux qui durent, pour ceux qui sont habités. C'est un Bohemian tory, comme disent les Anglais, et aussi un prophète du monde post-judéo-chrétien. Et point.
C'est ici d'ailleurs qu'il faut remettre à sa place l'honorable Sigmund Freud, meilleur critique littéraire que médecin, et qui avait vu, outre l'inquiétante étrangeté contemporaine, les rapports entre le mot d'esprit et l'inconscient, surtout lorsque cet inconscient est menacé, et par les antisémites, et par les nazis. Et il en était ressorti un ouvrage admirable. Après tout la différence entre l'humour juif et l'humour allemand n'est-elle pas l'humour ?...
Évidemment, on peut le dénoncer ce goût pour les bons mots, les boutades, comme dit l'auteur du livre : diseurs de bons mots, mauvais caractère, disait déjà La Bruyère, qui pourtant publia des recueils d'aphorismes et de pensées. Pourquoi en vouloir aux auteurs de bons mots ? Parce qu'ils mettent les rieurs de leur côté ? Parce qu'ils contournent l'obstacle, préférant la formule au concept, comme me disait un de mes profs marxistes de philo ? Parce qu'ils évitent de trop penser ? Déjà l'antiquité se méfia d'Héraclite.
Autour de la boutade toutefois, Laurent Dandrieu parvient à constituer un réseau de réflexions, de citations savantes, souvent d'origine chrétienne (j'aurais préféré romaines, en pensant à mon si cher Sénèque, autre désabusé) et une critique non pas de la post (à quoi bon ?), mais de l'ultra modernité. Woody serait en ce cas à la fois une victime et un dénonciateur, un accusateur volontaire, parce que trompé, des leurres d'une civilisation en phase terminale. Il est un déçu du monde moderne et de ce qui s'ensuit, dont nous savons depuis Bernanos et Péguy, ou depuis Madame Bovary — avec qui vit Woody Allen dans une de ses nouvelles — qu'il est un monde décevant.
C'est ainsi qu'il faut savourer se livre non de critique mais de cinéphile qui s'efface, comme tout bon mystique, devant ce qu'il aime : en l'occurrence le dernier auteur de cinéma.
N. B.
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