Article rédigé par eclj.org, le 20 juin 2021
Source [eclj.org] Durant la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la détermination du commencement du droit à la vie fut vivement débattue. La Commission sur le statut des femmes, présidée par Mme Begtrup, recommanda de prévoir des exceptions au respect du droit à la vie afin de permettre la « prévention de la naissance d’enfants handicapés mentalement » et d’enfants « nés de parents souffrant de maladie mentale[1] ».
Le représentant du Chili fit remarquer la similitude de ces propositions avec la législation nazie. Charles Malik, libanais orthodoxe, proposa de garantir, à l’inverse, « le droit à la vie et à l’intégrité physique de toute personne dès le moment de la conception, quel que soit son état de santé physique ou mentale[2] ». Deux conceptions de l’homme et de la dignité se faisaient front. Objectant que plusieurs pays autorisent l’avortement lorsque la vie de la mère est en danger, le représentant de la Chine, soutenu par l’Union Soviétique et le Royaume-Uni, s’opposa à la protection explicite de la vie humaine dès la conception. Finalement, le texte resta volontairement silencieux sur ce point[3]. Il fut alors admis que la Déclaration universelle pouvait être interprétée comme protégeant la vie dès la conception, ou non, suivant la préférence de chaque État[4]. Il fut ainsi décidé de ne pas apporter de protection internationale explicite à la vie humaine avant la naissance.
Notons qu’au même moment, l’Association Médicale Mondiale[5] prit l’initiative d’actualiser le Serment d’Hippocrate par l’ajout en 1948 d’un Serment de Genève dans l’esprit de la Charte de San Francisco. Par ce texte, les médecins promettent de garder « le respect absolu de la vie humaine dès la conception » et de refuser que « des considérations de religion, de nation, de race, de parti ou de classe sociale viennent s’interposer entre mon devoir et mon patient ».
Cette question n’a cessé d’être vivement débattue, les promoteurs du contrôle des naissances essayant inlassablement d’imposer un droit universel à l’avortement.
Selon le Conseil de l’Europe, les archives des travaux préparatoires à la Convention européenne relatifs au droit à la vie sont inexistantes ; dès lors, il n’est plus possible de savoir si l’avortement a été débattu, et en quels termes[6]. Néanmoins, aucun État participant à la rédaction du texte n’autorisait alors l’avortement et la culture chrétienne-démocrate majoritaire à l’époque s’y opposait fermement. En 1979, il s’est encore trouvé une majorité de députés à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour défendre « Les droits de chaque enfant à la vie dès le moment de sa conception[7] » et pour souligner quelques années plus tard « que dès la fécondation de l’ovule, la vie humaine se développe de manière continue[8] ».
Au fil de sa jurisprudence, la Cour européenne a précisé que la Convention européenne ne garantit aucun droit à subir un avortement[9], ni de le pratiquer[10], ni même de concourir impunément à sa réalisation à l’étranger[11]. Elle a aussi jugé que l’interdiction de l’avortement ne viole pas la Convention[12]. Enfin, elle a souligné que l’article 8 de la Convention qui garantit le droit à l’autonomie personnelle « ne saurait […] s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement[13] ». Ainsi, il n’existe pas de droit à l’avortement au titre de la Convention européenne. L’existence d’un tel droit de vie et de mort sur l’être humain avant la naissance supposerait de nier absolument son humanité ; et il ne s’est pas – encore – trouvé de majorité au sein de la Cour pour ce faire. Celle-ci a suivi l’approche ambiguë de la Déclaration universelle, en jugeant que les États peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie[14] », tout comme ils peuvent faire le choix inverse. En restant silencieuse sur le statut de l’homme avant sa naissance, la Cour évite de se prononcer sur son droit à la vie et laisse à chaque État le choix de permettre ou non l’avortement. Cette position peut sembler équilibrée, mais concrètement, elle a bien plus pour effet de tolérer l’avortement que de protéger la vie humaine anténatale. De fait, la Cour n’a jamais protégé un quelconque enfant à naître parmi les millions qui ont été avortés ; elle a en revanche condamné l’Irlande, la Pologne et le Portugal en raison de leur législation restrictive sur l’avortement.
C’est une fois encore en se plaçant sur le terrain de la vie privée de la mère, de préférence à celui du droit à la vie de l’enfant, que la Cour est parvenue à introduire l’avortement dans la logique des droits de l’homme. Tout en reconnaissant que la Convention ne garantit pas de droit à la vie à l’enfant in utero, ni de droit à l’avortement à la mère, la Cour a jugé que la faculté d’avorter entre dans le champ de la vie privée de la femme au titre du respect de « l’intégrité physique et morale de la personne[15] ». Elle a alors conclu que les modalités d’accès à l’avortement doivent respecter la Convention dès lors qu’un État en permet la pratique, même par exception. Jugeant ces modalités trop restrictives en Irlande et en Pologne[16], la Cour est ainsi parvenue à condamner ces pays à faciliter l’accès à l’avortement au nom d’une Convention qui n’en garantit pas la pratique[17] ! La Cour fait le grand écart : elle concède d’une main le principe de l’absence de droit à l’avortement, mais pousse de l’autre les États à libéraliser sa pratique.
Ainsi, lorsque l’on gratte quelque peu la surface lisse d’une décision, on voit apparaître les moyens juridiques mis en œuvre pour favoriser l’avortement. À cela s’ajoute, dans l’affaire irlandaise, l’attitude du gouvernement qui aurait souhaité sa propre condamnation pour imposer, au nom de Strasbourg, une réforme qu’il n’osait pas assumer. En témoigne son refus de la proposition polonaise de résister ensemble aux pressions exercées par le Conseil de l’Europe. L’ECLJ[18] a œuvré devant la Cour dans les affaires A. B. C. c. Irlande et P. S. c. Pologne, face à l’activisme des puissants lobbys pro-avortement[19], contribuant à maintenir le principe d’absence de droit à l’avortement. Mais cette position reste fragile et vivement attaquée. Depuis, la Cour a jugé que les embryons humains congelés in vitro ne sont pas des « choses » mais que leurs « parents » peuvent, en vertu de leur propre « droit à l’autodétermination individuelle[20] » décider de les détruire. De la destruction in vitro à in vivo, il n’y a qu’un pas.
Le débat se porte aussi au sein des Nations unies où le Comité des droits de l’homme envisage de réinterpréter le droit à la vie, garanti en droit international, comme comportant une obligation générale pour tous les États de légaliser l’avortement, et de permettre le suicide assisté et l’euthanasie, au nom même du droit à la vie[21]. À ce jour, les comités onusiens sont allés plus loin que la CEDH dans la reconnaissance d’un droit à l’avortement, en déclarant, au fil de divers avis et décisions plus ou moins contraignants, que le droit international fait obligation aux États de légaliser l’avortement au moins en cas de viol, d’inceste, de handicap de l’enfant ou de danger pour la mère. Paradoxalement, alors même que la Convention internationale des droits de l’enfant reconnaît à « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle », le besoin « d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance», c’est le comité chargé de veiller au respect de cette convention qui est allé le plus loin en ce sens[22]. Il a été accompagné par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes qui recommande aux gouvernements d’« amender la législation qui fait de l’avortement une infraction pénale et supprimer les peines infligées aux femmes qui avortent[23] ».
[1] Proposition du Groupe de travail de la Commission sur le statut des femmes, Travaux préparatoires, E/CN.4/SR.35, p. 1266.
[2] Travaux préparatoires, E/CN.4/AC.1/SR.35, p. 1535. La Fédération internationale des syndicats chrétiens fit aussi une proposition en ce sens.
[3] Travaux préparatoires, E/CN.6/SR.28, p. 1355.
[4] Travaux préparatoires, E/CN.4/AC.1/SR.35, p. 1535.
[5] L’Association Médicale Mondiale (AMM) est une confédération d’associations professionnelles créée en 1947 dans l’esprit de la Charte des Nations Unies et des deux procès de Nuremberg. Elle a « pour objectif d’assurer l’indépendance des médecins et les plus hautes normes possibles en matière d’éthique et de soins - des mesures particulièrement importantes pour les médecins après la Seconde guerre mondiale ».
[6] C’est ce qu’indique la Cour européenne sur la page de son site où elle publie les travaux préparatoires article par article.
[7] Recommandation 874 (1979) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 4 octobre 1979 relative à une Charte européenne des droits de l’enfant.
[8] APCE, Recommandation 1046 (1986).
[9] CEDH, Silva Monteiro Martins Ribeiro c. Portugal, n° 16471/02, 26 oct. 2004.
[10] CEDH, Jean-Jacques Amy c. Belgique, n° 11684/85, 5 oct. 1988.
[11] CEDH, Jerzy Tokarczyk c. Pologne, n° 51792/99, 31 janv. 2002.
[12] Voir notamment dans A, B et C c. Irlande [GC], les requérantes A et B qui ont contesté sans succès l’interdiction de l’avortement pour motif de santé et de bien-être.
[13] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité, § 214 ; CEDH, P. et S. c. Pologne, n° 57375/08, 30 oct. 2012, § 96.
[14] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité, § 222, confirmant CEDH, Vo c. France [GC], n° 53924/00, 8 juil. 2004.
[15] CEDH, Tysiąc c. Pologne, n° 5410/03, 20 mars 2007, § 107.
[16] Dans les cas de l’Irlande et de la Pologne, elle a jugé que l’accès à l’avortement au titre de ces exceptions est si difficile qu’il soumet les femmes à une incertitude angoissante, ce qui serait alors constitutif d’une violation de la Convention.
[17] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité ; CEDH, R.R. c. Pologne, n° 27617/04, 26 mai 2011.
[18] L’ECLJ est l’organisation non-gouvernementale dont l’auteur de ces lignes est le directeur.
[19] En particulier face au Center for Reproductive Rights.
[20] CEDH, Parrillo c. Italie [GC], n° 46470/11, 27 août 2015, § 188.
[22] Voir notamment les observations finales du Comité des droits de l'enfant sur le respect par les États de Palaos (2001, CRC/C/15/Add.149), du Kenya (2007, CRC/C/KEN/CO/219) ou du Saint Siège (2014, CRC/C/VAT/CO/2) de la Convention sur les droits de l’enfant.
[23] ONU, Rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, (1999, A/54/38/Rev.1). p.6.
20/06/2021 06:00