Article rédigé par Laurent Millischer, le 15 février 2021
Car du plus petit au plus grand, tous sont avides de rapine ; prophète comme prêtre, tous ils pratiquent la fraude.
Ils pansent la blessure de mon peuple à la légère en disant : « Paix ! Paix ! » alors qu’il n’y a point de paix !
Ils auront honte de leurs actes abominables. Mais déjà ils ne savent plus rougir. Aussi tomberont-ils parmi ceux qui tombent, ils trébucheront quand je les visiterai, déclare Yavhé.
Jérémie : 6, 13-15.
Source [Laurent Millischer] S’il est un thème particulièrement concerné par la parole et l’autorité, c’est bien l’éducation. Un simple examen étymologique en convaincra. Éduquer, dit le latin classique educare, c’est élever, instruire en conduisant (« tirer à soi » dit le ducere dérivé du « chef » dux). Le verbe, précise Alain Rey, s’est substitué à nourrir à partir du XVIIIe siècle. Or qu’est-ce qu’une auctoritas ? L’autorité est le mode d’être d’un auctor, auteur, fondateur et instigateur d’une œuvre, c’est-à-dire de celui qui accroît, qui augmente (augere). Par définition, l’autorité nourrit, c’est-à-dire éduque. Et la parole ? La parabola dont elle dérive a le double sens de la similitude qui fait apparaître le sens et du discours inspiré, selon la polysémie de l’hébreu māšāl qu’elle traduit. La parole est ce lieu insigne où est insufflée au fini l’analogie de la vérité. Elle est la pédagogie même de l’éducation, où s’inscrit toute autorité. La vérité préside à la relation des trois : il ne peut y avoir d’autorité véritable que dans la parole de vérité qu’elle prononce par quoi elle éduque vraiment, c’est-à-dire fait croître dans la vérité.
Aussi n’est-il peut-être pas absurde de chercher quelque indice de l’état actuel de la parole et de l’autorité dans l’Église, non pas forcément dans ses développements théologiques mais, « par la bande », dans sa doctrine de l’éducation. Or il se trouve, a déclaré le cardinal Zani lors de la rencontre organisée le 15 octobre 2020 à l’Aula Magna de l’Université pontificale du Latran par la Congrégation pour l’Éducation catholique, que le pape François possède une « pensée pédagogique ». Celle-ci se laisserait entrevoir dans les messages adressés au monde pour le lancement du Pacte éducatif mondial le 12 septembre 2019 (message vidéo mv1 accompagné d’une lettre plus fournie lpe), puis sa relance au Latran (message vidéo mv2). Ces textes courts, accompagnés de l’Instrumentum laboris un peu plus développé (il) et de documents annexes tels la lettre au père Aguado Cuesta (lac), également signée du 15 octobre, et la Lettre circulaire aux écoles, universités et établissements d’enseignement de la Congrégation pour l’Éducation catholique, datée du 10 septembre 2020 (lcec), pourraient donc donner de réelles indications sur le fond du rapport que l’actuel évêque de Rome – puisqu’il paraît qu’il ne faut plus l’appeler « vicaire du Christ » – entretient avec la parole et l’autorité.
De quoi s’agit-il exactement ? Ces appels se situent explicitement dans la continuité de l’encyclique Laudati si’ de 2015 et du document sur La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, signé le 4 février 2019 à Abou Dhabi par le pape François et le grand imam d’Al-Azhar. Puisque « la fraternité est la catégorie culturelle qui fonde et guide paradigmatiquement le pontificat de François », ces appels visent à « l’insérer dans les processus éducatifs » (il, p. 4). Ils se présentent donc logiquement comme une invitation à « dialoguer sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète et sur la nécessité d’investir les talents de chacun » (lpe). Dès lors qu’il s’agit de « sauvegarder notre maison commune » (mv1), un pacte éducatif global serait désormais nécessaire afin d’éduquer à « une société plus accueillante » (lpe), « à la solidarité universelle, à un nouvel humanisme » (mv1). Le but de l’entreprise est de renouveler « la passion d’une éducation plus ouverte et plus inclusive, capable d’une écoute patiente, d’un dialogue constructif et d’une compréhension mutuelle » (lpe), en vue de former des « personnes mûres, capables de vivre dans la société et pour la société » (mv1). Dans la lettre, cette dernière incise est remplacée par la capacité à « surmonter les morcellements et les oppositions, et recoudre le tissu des relations en vue d’une humanité plus fraternelle » (lpe).
La crise globale, trouvant son acmé dans la crise sanitaire, demande « l’audace nécessaire pour aller au-delà des visions extrinsèques des processus éducatifs, pour surmonter les simplifications excessives plaquées sur l’utilité, le résultat standardisé, la fonctionnalité et la bureaucratie qui confondent éducation et instruction, et finissent par atomiser nos cultures », par quoi « il nous est plutôt demandé de poursuivre une culture intégrale, participative et polyédrique » (mv2). Le « premier préalable du pacte éducatif » est donc, précise l’instrumentum laboris, de « respecter la diversité », de même que sa finalité est « la disponibilité à se mettre au service de la fraternité » comme ce qui « accomplit la pleine réalisation de l’humanité commune à tous » (il, p. 4-5). Il faut construire un « village de l’éducation » à l’échelle mondiale, « où on partage, dans la diversité, l’engagement à créer un réseau de relations humaines et ouvertes » (mv1), afin « que ce village fasse grandir en tous la conscience de ce qui unit les personnes et toutes les composantes de la personne, l’étude et la vie, les générations, les professeurs et les étudiants, la famille et la société civile, avec leurs expressions politiques, entrepreneuriales et solidaires » (lpe).
Plusieurs étapes sont nécessaires, décrites comme trois courages : « courage de placer la personne au centre » ; « courage d’investir les meilleures énergies avec créativité et responsabilité » ; « courage de former des personnes disponibles pour servir la communauté » (lpe). Le premier est relié à la reconnaissance de l’interconnexion rendant nécessaire « un parcours d’écologie intégrale », où « la valeur spécifique de chaque créature est mise au centre, en relation avec les personnes et avec la réalité qui l’entoure, et un mode de vie qui rejette la culture du déchet » (lpe). Il faut donc « partir des opportunités que l’interdépendance planétaire offre à la communauté et aux peuples, en soignant notre maison commune et en protégeant la paix » (mv2). Le second « courage » est relié à l’ouverture dynamique – ce que signale la référence « énergétique » – permettant de ne pas s’enliser « dans des conditions statiques » et de former « des personnes ouvertes, responsables, prêtes à trouver le temps d’écouter, de dialoguer et de réfléchir, et capables de tisser des relations avec les familles, entre les générations et les différentes expressions de la société civile, jusqu’à former une nouvel humanisme » (mv1). Le troisième est l’occasion de l’unique référence au Christ de ces appels, la culture du service étant illustrée par Jésus lavant les pieds des apôtres. Le principe fondamental étant qu’« “ensemble” est le mot qui sauve tout et accomplit tout » (il, p. 7), le « vrai service de l’éducation est l’éducation au service », conformément à « la recherche éducative [qui] distingue toujours plus clairement la dimension centrale du service au prochain et à la communauté en tant qu’instrument et but de l’éducation » (il, p. 18). La pédagogie du Service learning montre en effet « qu’il peut devenir la méthode fondamentale grâce à laquelle toutes les connaissances et les compétences peuvent être transmises et acquises » (ibid.). Ces trois étapes constituent « trois lignes d’action concrètes : se centrer, accueillir et s’engager » (lac). Pour les soutenir et les mettre en œuvre, sept engagements ont été pris le 15 octobre : mettre au centre la dignité et la valeur de la personne ; écouter la voix des jeunes ; favoriser « la pleine participation des fillettes et des jeunes filles à l’instruction » ; faire de la famille le premier « sujet éducateur » ; éduquer et s’éduquer à l’accueil ; réorienter la compréhension de l’économie, la politique, la croissance et le progrès « au service de l’homme et de la famille humaine toute entière dans la perspective d’une écologie intégrale » ; éduquer à la sobriété et au respect de l’environnement (mv2).
Devant ce programme, plusieurs remarques peuvent être suggérées. Bien sûr, on pourra gloser sur l’effectivité et le sens des relents relativistes, naturalistes, voire franchement panthéistes, et pour tout dire révolutionnaires qui émanent peut-être des appels à l’inclusivité et à l’écologie intégrale et de leur conception fort maçonnique de la fraternité comme nouvel humanisme. Mais nous laisserons ce soin aux théologiens, pour nous focaliser sur ce qui est dit de l’éducation elle-même, de sa nature et de sa fin. En premier lieu, on est un peu stupéfait devant la superficialité de la « réflexion » ici proposée. Filant allègrement les lieux communs et les slogans progressistes les plus mielleux, cette litanie du nouveau monde relève d’un mélange subtil de la désormais incontournable rhétorique managériale de la politique « new age » et du salmigondis pédagogiste qui a investi les ministères de l’Éducation à partir de l’après-guerre, tout cela habillé de vagues justifications spirituelles mal dégrossies. Faut-il voir de l’ironie, du cynisme ou de la bêtise dans le fait que l’instrumentum laboris, qui n’a qu’éloges à l’égard de la moderne « recherche » pédagogique, ose se conclure par une citation du texte de Hannah Arendt La crise de l’éducation (il, p. 18) ? Car il ne faut pas s’y tromper, ce texte de 1958, effectivement capital, démontrait précisément le contraire de ce que voudraient imposer les tirades charmantes sur le « village global de l’éducation » et leur rejet explicite, déguisé en surmontement, du principe même d’une « instruction » disciplinaire :
En tout cas, la réponse à la question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire, ou la question plus large de savoir pourquoi le niveau scolaire de l’école américaine moyenne reste tellement en-dessous du niveau moyen actuel de tous les pays d’Europe, cette réponse n’est malheureusement pas que ce pays est jeune et n’a pas encore rattrapé le Vieux Monde, mais tout au contraire que, dans ce domaine, ce pays est “le plus avancé” et le plus moderne du monde. Et cela est vrai en un double sens : nulle part les problèmes d’éducation d’une société de masse ne se sont posés avec tant d’acuité et nulle part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n’ont été acceptées de façon si servile et si peu critique[1].
Le programme pédagogique mondial est bien celui de l’universalisation de cette servilité, et ce que tente l’appel au Pacte éducatif mondial ne consiste finalement qu’à y ajouter un vague vernis personnaliste. D’ailleurs, les trois idées fondamentales que retenaient la philosophe allemande pour synthétiser le désastre théorique du pédagogisme ne sont pas sans faire penser aux trois lignes d’action proposées par François :
La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser ce gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. […] La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise a trait à l’enseignement. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. […] Mais c’est une théorie moderne sur la façon d’apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l’application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre[2].
Bien sûr, ce programme a, depuis 1958, quelque peu évolué, notamment par la greffe de la phraséologie managériale de la compétence, de l’idéologie du vivre ensemble et de la propagande du mondialisme environnemental. Mais il reste que s’il s’agit d’éduquer à la fraternité et à l’écologie globale, c’est-à-dire plus trivialement de développer des compétences d’accueil de l’autre dans son altérité non altérée, et de tri des déchets, l’instruction disciplinaire et l’autorité dont elle dépend perdent de fait leur substance, au profit – ultime forme de la substitution du faire à l’apprendre – d’une « synergie généreuse et ouverte à la diffusion d’une authentique culture de la rencontre » (lcec) et d’un « concept d’éducation qui embrasse la vaste gamme d’expériences de vie et de processus d’apprentissage et permette aux jeunes, individuellement et collectivement, de développer leur personnalité » (il, p. 3). Est-il exagéré de parler d’un aggiornamento chrétien de ce qu’Arendt dénonçait comme les principes du désastre pédagogique ?
Et d’ailleurs, est-il vraiment chrétien ? Suffit-il, pour cela, d’évoquer à chaque ligne le mantra de la personne comme horizon global de l’éducation ? On peut sérieusement en douter. Car outre la quasi absence du nom du Christ, et la biffure de sa centralité, qui fonde pourtant l’essence même de l’éducation chrétienne[3] selon la maxime ancestrale qu’on sait tout quand on sait Jésus[4], ce qui frappe est une autre absence, totale pour le coup : celle de toute référence à la vérité, lorsque la charité se voit réduite à cette vague solidarité prétendument fraternelle. Puisqu’« “ensemble” est le mot qui sauve tout et accomplit tout » (il, p. 7), alors effectivement, ce n’est plus la vérité qui rend libre, ce n’est plus le « maître intérieur » qui enseigne, ce n’est plus l’autorité de la parole qui élève et nourrit, mais bien l’immanence communautaire et environnementale qui maintient loin de toute croissance surnaturelle. S’il est de moins en moins sûr que l’évêque de Rome aime le Christ – mais après tout, cela regarde sa conscience –, une chose est certaine, c’est qu’il n’aime ni l’éducation, ni l’autorité, ni la parole.
[1] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », La crise de la culture, trad. fr. Chantal Vezin, Paris : Gallimard, 1972, coll. « Folio Essais », p. 230.
[2] Ibid., p. 232-234.
[3] Dans une lettre du 29 janvier 1873 aux salésiens, Don Bosco écrivait : « Rappelez-vous que l’éducation est un art difficile et que seul le bon Dieu en est le véritable maître. Nous ne parviendrons jamais à réussir, à moins qu’il nous enseigne le chemin. […] Efforçons-nous de nous faire aimer, pour faire pénétrer dans l’âme de nos élèves l’idéal du devoir et de la sainte crainte de Dieu, et nous possèderons sans tarder leurs cœurs. Alors, avec aisance naturelle, ils nous rejoindront en louant Jésus-Christ, Notre Seigneur, notre modèle et notre exemple en toutes choses, mais surtout dans l’éducation des jeunes. », cité dans A. Avalonne, S. D. B., Reason, Religion, Kindness, The educational method of saint John Bosco, Don Bosco Publications, New Rochelle, New-York 10802, 1977, 3e édition, p. 94.
[4] Principe rappelé par le père A. P. Monfat dans son ouvrage paru en 1876 : Les vrais principes de l’éducation chrétienne rappelés aux maîtres et aux familles.