Article rédigé par Constance Prazel, le 11 décembre 2020
Qui, en 2020, se souvient encore de ce que fut l’Affaire des fiches ? Ce sinistre épisode nous ramène il y a un peu plus de cent ans quand, en 1904, une gigantesque entreprise de fichage fut opérée à la demande du général André, alors ministre de la guerre sous la IIIe République : il s’agissait de faire établir des fiches précises sur les officiers de l’armée française, eu égard à leurs opinions politiques et à leur pratique religieuse, dans le contexte extrêmement tendu de la liquidation de l’Affaire Dreyfus, et des débats houleux accompagnant le processus de séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Pendant quatre ans, les préfets, en collaboration avec les loges maçonniques, transmirent au ministère des renseignements privés susceptibles de freiner, ou même de briser les carrières des officiers jugés en contradiction avec le régime. Tout cela se fit dans le secret, jusqu’au jour où la lumière fut faite sur l’ampleur du scandale, qui conduisit à la chute du gouvernement d’Emile Combes. La chose se régla, notamment, à coup de paires de gifles dans l’enceinte de la Chambre…
L’affaire des fiches ne concernait « que » les officiers de l’armée française jugés réactionnaires et cléricaux, mais elle n’en fit pas moins tomber un gouvernement réputé invincible, celui du petit père Combes. Aujourd’hui, nous assistons à une incroyable réédition de cette lamentable affaire, à une toute autre échelle, mais cette fois, dans un silence assourdissant. Par la voie de trois décrets, publiés il y a tout juste une semaine, le ministre de l’Intérieur étend de manière démesurée les possibilités du renseignement territorial en termes de surveillance des individus. Sous couvert de « prévention des atteintes à la sécurité publique », tout devient possible, du moment qu’il s’agit de traquer les individus dont les activités seraient « susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts ».
Qui aura accès aux renseignements ainsi récoltés ? Les agents de renseignements, bien sûr, mais aussi les policiers, les gendarmes, ou encore les procureurs.
Nous le savons, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Dans le viseur, évidemment, se trouvent les personnes radicalisées, les manifestants violents et autres hooligans. Mais la désignation des « suspects » est tellement vague qu’il n’y a absolument aucun doute sur le fait que le fichage va s’appliquer à toute personne susceptible d’être en délicatesse avec le régime. Il sera désormais possible de ficher des individus selon « des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale ». Un glissement sémantique crucial s’est opéré : dans les décrets précédents, le fichage se faisait selon les « activités », il se fera désormais en fonction des « opinions ». Les personnes morales comme les personnes physiques seront concernées, et rien n’échappera au scan de l’Etat : les pratiques sportives, les facteurs familiaux, sociaux et économiques, ou encore les addictions. La grande nouveauté de ces décrets repose surtout dans la prise en compte des réseaux sociaux. Les forces de l’ordre auront désormais accès aux identifiants et aux pseudonymes, mais pas aux mots de passe : voilà qui va certainement nous rassurer ! Comment y croire ?
L’ennemi prioritairement désigné est bien évidemment l’islam, à travers la question de la radicalisation. Mais comme Lord Voldemort, l’ennemi du héros hollywoodien Harry Potter, l’islam est Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom. On voit bien l’idée qu’il y a derrière cette gigantesque radioscopie que s’apprête à réaliser l’Etat : certaines salles de sport sont des lieux de radicalisation ; les facteurs familiaux (polygamie, mariage forcé) sont évidemment dans le cas de l’islam d’excellents indicateurs de radicalisation. Mais ce serait bien mal connaître nos gouvernants que de penser qu’ils vont se contenter de ficher les terroristes en puissance (ce qu’ils font déjà, d’ailleurs, avec un succès limité !).
Il faut bien comprendre que tous ces outils profondément liberticides seront assurément utilisés à l’égard de ceux qui ne posent pas de bombes et qui n’assassinent pas dans les écoles et les églises, mais qui ont tout simplement le mauvais goût de professer des opinions non-autorisées.
Parler des fraudes dans les élections américaines, critiquer l’existence d’un lobby LGBT tout-puissant, faire le lien entre immigration, islam et terrorisme, mettre ses enfants dans des écoles hors contrat ou pratiquer l’instruction en famille, tout simplement avoir une famille nombreuse, aller à la messe et recevoir la Sainte Hostie dans la bouche… : tout cela représente des comportements déviants qui seront dans le ciblage évident des autorités et du renseignement. La censure n’est-elle déjà pas à l’œuvre de manière quotidienne sur Twitter et Facebook sur tous ces sujets ? Nombre d’entre nous en ont déjà fait l’expérience.
En attendant, le silence de la classe politique est tout bonnement stupéfiant. Seules des associations et partis de gauche élèvent la voix, comme Amnesty International ou la France Insoumise, alors même que leur bien-pensance devrait les mettre à l’abri.
Liberté politique, en s’associant pour cette action avec le parti Via (ex-PCD), va engager un recours contre ces décrets qui créent une nouvelle « loi des suspects ».
Il y en a toujours pour nous rire au nez quand nous parlons de dictature en marche… Jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’ils comprennent ?
Constance Prazel