Article rédigé par Le Figaro, le 02 novembre 2020
Source [Le Figaro] Le philosophe et théologien, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive, tire les enseignements de l’attentat perpétré à Notre-Dame de Nice.
Le philosophe Rémi Brague souligne l’opposition entre le système de normes des pays occidentaux, fondé sur la raison et la conscience, et celui des sociétés musulmanes, basé sur le respect de la loi dictée par le Coran.
LE FIGARO.- Quelques jours après la décapitation de Samuel Paty, l’islamisme fait trois nouveaux morts à Notre-Dame de Nice. Que vous inspire ce nouvel attentat?
Rémi BRAGUE.- La même chose qu’à beaucoup de monde, hormis bien entendu les menteurs aux larmes de crocodile, voire ceux pour qui l’assassin est un «martyr»: du chagrin et de la compassion envers les victimes et leurs proches, de la rage envers les meurtriers, davantage envers ceux qui les manipulent, et encore plus envers ceux qui leur trouvent des excuses, de la honte devant la lâcheté de discours martiaux qu’aucun effet ne suit.
En tout cas, guère de surprise. Les causes étant là, comment s’étonner de ce qu’elles produisent des effets? Parmi ces causes, une immigration sans contrôle, des réseaux sociaux et des prêcheurs qui attisent la haine. Et maintenant des chefs d’État étrangers qui en profitent pour laisser le mécontentement de leurs sujets se déchaîner sur des cibles sans risque pour eux.
Dans ce contexte, que penser de la fermeture des églises?
Il est révélateur qu’aujourd’hui on décide de fermer les lieux de culte, qui sont surtout des églises, jusqu’à nouvel ordre. On peut en comprendre les raisons, qui relèvent de la santé publique. Reste que, ironiquement, cette fermeture provisoire correspond tout à fait à ce que souhaitent les «islamistes» sur le long terme. Même si ce n’est certainement pas pour leur plaire que la décision a été prise, ils n’auraient pas rêvé mieux…
Ce n’est donc pas seulement la laïcité et la liberté d’expression qui posent problème, mais aussi notre histoire, notre culture, nos mœurs. Reprendriez-vous à votre compte la thèse du choc des civilisations?
Ces deux vaches sacrées, la laïcité et la liberté d’expression, et avec elles les «valeurs de la République» tant chantées sont des noms apparus soit il y a longtemps, soit avec la Modernité. Ils désignent quelque chose de bien plus ancien, et qui a rendu possible une séparation constitutive du christianisme. Non pas celle entre le religieux et le politique, comme on le répète trop souvent. Mais bien celle, plus fondamentale et de plus vaste ampleur, entre le religieux et les règles du bien et du mal. En chrétienté aussi bien qu’en post-chrétienté, le critère dernier du bien et du mal est la conscience. Qu’on sache y reconnaître que c’est Dieu qui parle par son truchement, que Rousseau ait pris son «instinct divin, immortelle et céleste voix» au sérieux ou non ne fait guère de différence.
La notion de «choc des civilisations» est en vogue depuis le livre de Samuel Huntington que j’avoue ne pas avoir lu… Elle est en tout cas ambiguë. Je parlerais plus volontiers d’un affrontement entre deux systèmes de normes, et même entre deux lois divines: l’une cherchée par la raison et la conscience, créées par Dieu, l’autre dictée dans un Livre, le Coran, et dans la conduite de Mahomet, qui l’a reçu sans rien y ajouter ou en retrancher.
Remi Brague est l’auteur de Le Règne de l’homme: genèse et échec du projet moderne (Gallimard, 2015)