Article rédigé par Le Point, le 20 octobre 2020
Source [Le Point] Cheffe d'établissement dans le Sud-Ouest, Leïla alerte en vain sa hiérarchie d'une pression religieuse toujours plus intense. Effrayant.
« Les hussards noirs de la République ? J'en connais, bien sûr… Mais nous ne sommes plus très nombreux. » En apprenant le crime barbare dont a été victime, vendredi, l'enseignant Samuel Paty, sauvagement décapité pour avoir fait son métier, Leïla* s'est sentie submergée, d'horreur, évidemment, mais aussi de colère. Depuis vingt ans, elle dirige une école primaire dans un quartier prioritaire d'une ville du Sud-Ouest, l'un des plus pauvres de France. Et, depuis vingt ans, elle contemple la laïcité se déliter, les communautarismes gagner du terrain… Dans l'indifférence de sa hiérarchie, comme des syndicats d'enseignants censés la représenter. Depuis des années, elle alerte dans le vide. Elle a accepté de nous raconter son quotidien. Entretien.
Le Point : Comment avez-vous réagi, vendredi, en apprenant l'assassinat de Samuel Paty ?
Leïla : J'ai été effarée, effrayée. Par la barbarie elle-même, et par l'enchaînement des faits. Comment a-t-on pu ne pas mettre cet enseignant en sécurité ? Il a été accusé sur les réseaux sociaux, un père d'élève a appelé à des sanctions, des manifestations, l'a accusé de diffuser des images pédopornographiques. Une délégation de parents, dans laquelle figurait un islamiste représentant un « conseil des imams », a été reçue par la principale d'un collège public ! Mais comment est-ce possible ? S'il n'avait pas été assassiné, l'incident se serait clos sur cette incroyable conclusion que l'enseignant avait commis une « maladresse ». On le voit aujourd'hui : le « pas de vague » peut tuer. Cela m'a automatiquement renvoyée en janvier 2015, lorsque j'avais dû parler aux élèves au lendemain des attentats. Ce vendredi, j'ai regretté d'être en vacances. Pendant quinze jours, des fake news vont se répandre dans le quartier que je ne serai pas là pour déconstruire. Avec les réseaux sociaux, on voit la limite de l'instruction, et le pouvoir de l'ignorance. Depuis un an, une partie de mon travail consiste à expliquer aux parents d'élèves que, non, les masques ne sont pas une manœuvre du gouvernement pour nous embrumer le cerveau au dioxyde de carbone, ou que les enseignants ne vont pas vacciner de force tous les enfants contre le Covid. Et puis j'ai la trouille… Je n'ai rien posté sur les réseaux sociaux, car certains parents pourraient mal prendre un message de soutien que je ne serais pas là pour expliquer : je ne peux pas maîtriser l'ignorance et les rumeurs de quartier.
Votre école accueille 250 élèves, de 2 à 11 ans. Les atteintes à la laïcité en primaire sont rarement évoquées dans le débat public. Y sont-elles moins présentes ?
Les atteintes à la laïcité sont mon quotidien, un combat permanent. Plus de 90 % de mes élèves sont de confession musulmane – ils ne mangent pas de porc à la cantine. J'ai principalement des problèmes sur la nourriture. Chaque jour, on me réclame de la viande hallal. Une mère d'élève m'a agressée parce qu'elle exigeait que j'interdise à sa fille de manger le poulet qui n'était pas hallal. Sans cesse, je dois leur rappeler ce qu'est la laïcité, qu'on ne peut pas faire des menus particuliers pour chaque confession, mais ils ont beaucoup de mal à l'entendre. J'ai dû me résoudre à interdire les bonbons dans l'école, car trop de parents se plaignaient de la gélatine de porc (et je n'allais pas, dans la classe, donner des friandises aux seuls non-musulmans…) On s'interdit aussi de dire à un enfant qu'il écrit « comme un cochon » parce qu'on sait qu'on peut avoir des problèmes avec des parents qui pensent qu'on a insulté leur enfant…
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