Article rédigé par Roland Hureaux pour la Revue politique et parlementaire, le 15 juin 2020
Source [Roland Hureaux pour la Revue politique et parlementaire] Interrogé pour qu’il dise qui avaient été les grands Européens de l’après-guerre, l’archiduc Otto de Habsbourg, cita en premier lieu Charles de Gaulle[1]. Pour lui, les grands Européens n’étaient pas ceux qui avaient promu telle ou telle forme d’organisation du continent, mais ceux qui avaient relevé l’honneur de l’Europe après le désastre des années trente et quarante, sur le plan non seulement politique mais aussi et moral et intellectuel.
Pour la civilisation européenne
De Gaulle n’aurait pas récusé une telle appréciation qui, en un sens, correspondait à son dessein. Il savait bien que la France qui lui tenait tant à cœur était, par sa géographie et par son histoire, inséparable de Europe dans son ensemble, « de l’Atlantique à l’Oural » « J’ai , de tout temps mais aujourd’hui plus que jamais, ressenti ce qu’ont en commun les nations qui la peuplent (l’Europe) » [2]. De même qu’il ne doutait pas que la place de la France était au premier rang, il savait que la civilisation de l’Europe était inégalée, qu’elle avait et qu’elle devait jouer encore un rôle essentiel dans l’histoire du monde. Au sens littéral, De Gaulle était tout le contraire d’un « eurosceptique ». Pour un Français, servir la France, c’était, selon lui, la meilleure manière de servir l’Europe, voire d’épouser « la seule querelle qui vaille, celle de l’homme ». Pour lui, « ce que chaque peuple doit au monde, c’est d’abord lui-même. »
Catholique, il ne passait pas son temps à disserter sur la doctrine sociale de l’Eglise. Il préférait l’inspiration de Chateaubriand ou de Péguy. Il sentait d’instinct le principe de subsidiarité dont une première application était que l’Europe ne pouvait pas se construire contre les Etats. La participation et la promotion des régions qu’il proposa en 1969 avaient la même inspiration. Certes, aucun échelon ne devait écraser les autres mais l’Etat demeurait pour lui l’échelon majeur. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’Europe des Etats (il ne parlait guère de l’Europe des nations ) : deux niveaux qui ne sont pas en concurrence mais qui au contraire se renforcent l’un l’autre. L’indépendance, valeur cardinale, valait pour lui tout autant pour les nations européennes que pour l’Europe dans son ensemble: il ne pouvait y avoir d’Europe indépendante si ses composantes nationales ne l’étaient pas.
Cette culture européenne, il s’était très tôt appliqué, comme l’a montré le professeur Larcan, à bien la connaître. Familier de la littérature française, il s’efforça très jeune d’ étudier un grand auteur par pays: Goethe pour l’Allemagne ( mais il citait aussi Hölderlin), Shakespeare pour l’Angleterre, Cervantes pour l’Espagne, Dante pour l’Italie; pour la Russie, probablement Tolstoï. Il ne chercha pas en revanche comme Jacques Chirac à comprendre les civilisations orientales : il savait que l’européenne, la sienne, suffisait à une vie; pour le reste, il avait Malraux.
Ajoutons que cet homme que les ignorants assimilent au chauvinisme national le plus obtus, fut, avec Giscard d’Estaing, le seul chef d’Etat de la Ve République à maitriser deux langues étrangères[3].
Une telle approche ridiculise d’emblée ceux qui tiennent de Gaulle pour un homme du passé qui, s’il était resté en vie aurait su évoluer , se serait rallié au fil des ans à l’Europe supranationale ou à la réintégration de l’OTAN, comme les 306 députés UMP qui votèrent le traité de Lisbonne et les 329 qui approuvèrent celle-ci.
De Gaulle vs/ Monnet
Entre les partisans de l’ Europe de De Gaulle et celle des supranationaux, il n’y a pas un avant et un après, il y a une opposition fondamentale qui se fit jour à Londres dès juin 1940. Le 17 au soir, De Gaulle dîne chez Jean Monnet. Il lance son appel à la radio de Londres le 18 au soir; le 19, Monnet intervient auprès du cabinet britannique pour qu’il cesse de parler. C’est en s’adressant directement à Churchill, dont la vision de l’Europe n’était pas très différente de la sienne, que De Gaulle retrouve le droit de s’exprimer à la BBC.
A vrai dire, il n’y a jamais eu deux conceptions de l’Europe, il n’y en a qu’une, celle de De Gaulle. Celle de Monnet, qu’on lui oppose - Monnet que son père avait envoyé vendre du cognac à Londres à 14 ans considérant que les études ne servaient à rien -, était étrangère à la civilisation européenne; elle était la section continentale de l’internationale mondialiste dominée par les Américains, le banc d’essai d’un Etat mondial, comme il le dit à la dernière ligne de ses Mémoires: « la Communauté européenne n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »[4].
Ce n’est pas par un attachement fétichiste à la nation ou à l’Etat que De Gaulle refusait la conception supranationale , c’était par ce qu’il tenait pour la première qualité d’un homme d’Etat , le réalisme : « Je vois, dit–il, l’Europe comme un ensemble de nations indestructibles. A quelle profondeur d’illusions ou de parti pris faudrait–il plonger pour croire que les nations européennes forgées au cours des siècles par des efforts ou des douleurs sans nombre, ayant chacune sa géographie et son histoire, sa langue, ses traditions, ses institutions, pourraient cesser d’être elles-mêmes et n’en former qu’un seule ?[5]» .
L’idée de confédération qu’il a opposée un temps aux projets fédéraux, n’était pour lui qu’ une perspective lointaine. Y croyait-il seulement ? Il savait au moins, en bon politique, qu’il fallait opposer projet à projet et ne pas rester sur le registre négatif. Il croyait en revanche à une collaboration étroite et permanente des principales puissances européennes pour harmoniser leurs positions sur la scène internationale et y peser de leurs poids additionnés.[6] Et même « Il est conforme à leur nature qu’elles en viennent à former un tout ayant au milieu du monde son caractère et son organisation[7] ».
Autre marque de réalisme relatif au projet européen : « là où il y a fédération, dit-il, il y a toujours un fédérateur » , lequel , s’agissant d’Europe de l’après-guerre , ne pouvait être que l’Amérique. De fait , sur toutes le querelles qui opposèrent De Gaulle aux Etats-Unis dans les années soixante ( et qui n’empêchèrent nullement une union exemplaire dans les crises comme celles de Cuba et de Berlin) : la force multinationale, projet de Kennedy destiné à saborder la force de frappe française, l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, l’étalon -or, le retrait de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, le rapprochement avec l’URSS, le Vietnam, la guerre des Six jours, le Québec, les européistes à la Monnet, essentiellement socialistes et démocrates-chrétiens, étaient du côté de Washington, comme si les deux causes, l‘Europe supranationale et l’allégeance atlantique, étaient indissociables. Alors même que l‘entrée de Britanniques attachés à la souveraineté, qu’ils souhaitaient, aurait torpillé leur projet.
Nous disons Europe supranationale : De Gaulle ne disait jamais Europe fédérale : d’abord, parce que, maître du verbe, il évitait de donner un nom sympathique aux projets de ses adversaires, ensuite parce qu’il savait que le projet de Bruxelles n’avait rien de fédéral.
De Gaulle, accoucheur de la Communauté européenne
Paradoxe : cette Europe institutionnelle qu’il n’aimait guère, De Gaulle contribua plus que quiconque à ce qu’elle voie le jour. Il avait pourtant été d’emblée hostile à la CECA et à la CED, projets plus ou moins vite mort-nés et , s’il ne s’est pas exprimé alors sur le Traité de Rome instaurant le Marché commun ou sur l’Euratom, on sait qu’il n’en était guère enthousiaste. Et pourtant, revenu au pouvoir en 1958 , il mit tout son zèle à appliquer le traité de Rome et nul doute que s’il n’avait pas été là, ce traité aurait fait aussi, pour les raisons que nous verrons, long feu. Il tenait d’abord à honorer la signature toute fraiche de France, d’autant que la mise en œuvre du traité apparaissait comme un défi à relever: de 1959 à 1968, la France opéra, dans le cadre des Six et sous son égide, le plus important désarmement douanier de son histoire. Alors que les traités de la CECA et de la CED avaient été préparés sous l’égide des Américains, ce ne fut pas le cas du traité de Rome; ils n’acceptèrent jamais sa composante essentielle: le marché commun agricole. Les Américains étaient le principal fournisseur de céréales de l’Allemagne, le marché commun devait permettre à la France de prendre leur place. De Gaulle soutint d’autant plus le traité qu’il était favorable aux intérêts concrets des paysans français, ce qui était, dans sa conception du leadership , important. Monnet , assez naturellement, avait boudé lui aussi le traité de Rome qui devait être pourtant la matrice de tous le développements institutionnels ultérieurs.
L’inféodation des cinq autres membres de la Communauté économique européenne devait permettre aux Etats-Unis de faire avorter le volet agricole. De Gaulle l’empêcha. Il imposa au forceps le 16 janvier 1962 le principe d’une politique agricole commune. Mais le traité de Rome restait ambigu : derrière le volet technique , perçaient des arrière-pensées supranationales que le général s’attacha à mettre en veilleuse en abaissant la commission et notamment son président Walter Hallstein, qui avait été impliqué dans le projet paneuropéen d’Hitler. Il y parvint, après avoir fait la politique de la chaise vide, au travers du compromis de Luxembourg adopté en janvier 1966 qui sauvegardait les droits des Etats sur leurs intérêts essentiels.
Face aux prétentions de la commission, le général de Gaulle tenta de promouvoir sa conception de l’Europe, fondée sur une étroite coopération politique des Six , respectueuse des droits des Etats : ce fut le plan Fouché (1962). Ce plan ayant été refusé par une majorité d’ Etats – et les Etats-Unis -, le président français se rabattit sur le rapprochement franco-allemand, sorte de Plan Fouchet à deux, concrétisé par le traité du 23 janvier 1963, dit traité de l’ Elysée. Ayant dès le mois de septembre 1958 invité le chancelier Adenauer à Colombey-les-deux-Eglises, privilège dont lui seul eut l’honneur, De Gaulle avait dès le départ vu le partenariat franco-allemand comme la colonne vertébrale de la future Europe. On a trop dit que ce traité avait été saboté par le Bundestag, qui lui adjoignit un préambule tendant à le vider de sa substance ; pas assez que ce coup de poignard dans la réconciliation franco-allemande ( après un siècle de guerres) avait été préparé par Jean Monnet, à l’instigation des Américains; pourtant ce traité s’avéra, à long terme, un relatif succès, plaçant le dialogue franco-allemand ( les Allemands ont horreur que l’on parle de couple !) au centre de la construction européenne.
De Gaulle comptait aussi sur l’application du traité de Rome pour obliger la France à se moderniser, au moins jusqu’à un certain point : lui qui avait préféré en 1945 le plan Pleven au plan Mendès-France, plus exigeant, avait assez de réalisme politique pour mesurer les limites de cet exercice. Il veilla néanmoins , après la dévaluation de 1958, à ce que le franc ne décrochât plus du mark. La contrainte économique qui en résulta est peut-être une des raisons de l ’explosion de Mai 1968. En dévaluant le franc de plus de 20 % par rapport au mark à l’été 1969, Georges Pompidou donna au contraire un coup de fouet sans précédent à l’économie française dont la magnifique croissance, de 1969 à 1974 permit de rattraper en partie notre retard.
Hors cela, on ne voit pas de lien direct entre les troubles qui entrainèrent, dix mois après, le départ du général et les enjeux européens; bien au contraire, la régionalisation qu’il soumit à référendum de 1969 n’avait rien pour déplaire à Bruxelles. A moins qu’on ne considère les questions européennes que comme un simple volet de l’affrontement franco-américain qui connut son climax en 1966-67, et les évènements de mai 1968 comme une revanche des forces sombres, principalement transatlantiques, que le général avait eu, comme nul autre avant et après lui, l’audace d’affronter. Un affrontement qui n’avait rien de fatal puisque les premiers mois de 1969, juste avant son départ, virent au contraire une belle lune de miel franco-américaine dès lors que le général trouva à Washington un interlocuteur à sa convenance en la personne de son admirateur Richard Nixon. Mai 68 et ses suites économiques mirent en tous les cas fin à toute idée de retour à l’étalon-or et de déstabilisation du dollar.
Depuis l’adoption du compromis de Luxemburg, un équilibre avait été trouvé à six dans l’organisation européenne: les marathons agricole de fin d’année donnaient l’apparence d’un affrontement permanent mais ils gardaient un caractère technique. On était loin cependant de l’Europe dont le général de Gaulle avait rêvé: il n’avait convaincu aucun de ses partenaires qu’elle devait prendre ses distances vis-à-vis de la puissance américaine et, selon Alain Peyrefitte[8], le De Gaulle des dernières années pestait souvent contre la machinerie de Bruxelles à laquelle il n’avait jamais adhéré qu’à contre-cœur. L’Europe gaullienne n’a jamais vraiment existé.
Après De Gaulle: Pompidou et Giscard d’Estaing
C’est à tort, selon nous, que l’on considère que Pompidou aurait trahi l’héritage européen du général. S’il donna le feu vert à l’entrée du Royaume-Uni dans le marché commun, le général n’y avait pas opposé un refus de principe, seulement la nécessité d’un délai plus ou moins long. Pompidou, il est vrai, précipita les choses. Si De Gaulle n’a jamais dit comme le veut la légende « je veux l’Angleterre nue», il les aurait sans doute fait trainer davantage. Le Brexit, 45 ans après, a montré combien il avait été lucide sur la difficulté d’intégrer le Royaume Uni à une quelconque entreprise européenne.
Les accrochages mémorables entre Michel Jobert et Henry Kissinger montrent que le France de Pompidou n’était pas encore inféodée à l’Amérique. Cependant, la fructueuse coopération avec le gouvernement Nixon se poursuivit.
Les personnalités comptant autant que les doctrines, rien ne dit que De Gaulle aurait sympathisé plus que Pompidou avec Willy Brandt. Il reste que la conséquence majeure de l’Ostpolitik, les accords d’Helsinki (1975), furent une victoire posthume des idées gaulliennes.
Valéry Giscard d’Estaing avait été ministre du général. Entre les gaullistes et les atlantistes, il fut un des rares à adhérer sincèrement à l’idée d’ une Europe « fédérale » indépendante des Etats-Unis, alors que la plupart des supranationaux ne distinguaient guère l’européisme de d’atlantisme le plus servile. Il s’exprima dans ce sens en promouvant la création d’un conseil des chefs d’Etat et de gouvernement dont le concept était conforme à la vision gaullienne, et en instaurant avec Helmut Schmidt un partenariat de haut niveau relativement égalitaire. Il se fourvoya cependant en pensant que l’élection du Parlement européen au suffrage universel allait favoriser l’émergence d’une Europe forte. Ouvert à toutes les influences extérieures , ce grand corps informe fut un des moyens de l’inféodation du continent.
La crise des euromissiles vit Giscard, ambigu par rapport aux Soviétiques, s’éloigner de l’atlantisme sur un terrain que n’aurait pas forcement choisi le général , intraitable quand les intérêts fondamentaux de l’Occident étaient en jeu. La France de Mitterrand apporta au contraire un soutien essentiel à l’Amérique de Reagan en approuvant l’implantation des euromissiles américains en Europe ( implantation sans laquelle l’Europe occidentale se serait trouvée assez vite finlandisée ). Mais bien peu ont vu qu’il ne put le faire que parce que la politique d’indépendance du général de Gaulle avait conjuré durablement la tentation pacifiste dans l’hexagone - à la différence du reste de l’Europe. Kissinger avait d’ailleurs reconnu, dès 1973, que la politique d’indépendance française avait plutôt renforcé qu’affaibli l’Alliance atlantique. Voilà peut-être l’ultime contribution du général à l’équilibre européen et même, indirectement, à la chute du communisme.
Mitterrand et Chirac
Peut-être plus que De Gaulle, François Mitterrand et Jacques Chirac, au fond d’eux-mêmes, pensaient d’abord français. Mais l’opportunisme politique les conduisit à se rallier, l’un et l’autre, à la construction européenne. Mitterrand , tout en protégeant un Chevènement - comme Chirac ne sut jamais le faire avec ses propres souverainistes ouvrant un boulevard au Front national - , devait tenir compte de la culture européiste profondément ancrée au parti socialiste, surtout dans la deuxième gauche rocardienne, démocratie chrétienne décolorée, qu’il avait habilement intégrée à ce parti. Chirac, suivant une arithmétique sommaire, pensait qu’il ne pouvait être élu président sans les voix du centre.
La fin du communisme, réalisation de la prophétie gaullienne
Le tournant des années quatre-vingt-dix vit l’effondrement du communisme , événement majeur pour l’Europe, conforme aux prophéties du général de Gaulle. En théorie, il ouvrait les portes d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural mais la rivalité persistante des Etats-Unis et de la Russie l’empêcha. Il permit seulement l’ élargissement de l’Union européenne à l’Est et, par la multiplication des membres , le renforcement de la commission . Il n’est pas sûr que De Gaulle aurait fait tant de difficultés que Mitterrand à la réunification de l’Allemagne qu’il pensait inévitable , ni que l‘élargissement de l’Union européenne au Sud et à l’Est aurait suscité chez lui les réserves qu’expriment certains de nos « souverainistes », ignorants des liens historiques forts qui attachent la plupart de ces pays à la France . Il reste que, dans le cadre institutionnel actuel, cela ne pouvait aboutir qu’à donner une majorité à des petits pays le plus souvent téléguidés de Washington.
La mutation de 1992
Au même moment l’Europe institutionnelle connaissait en 1992 une mutation importante, marquée par la réforme de la PAC et l’instauration de la monnaie unique : le cœur du réacteur européen cessait d’être agricole pour devenir monétaire.
L’Acte unique, enfant de Jacques Delors, négocié par la gauche, était voté par la droite en 1987. Au motif de faire un marché parfait tel qu’en rêvent les économistes en chambre, il centralisait l’essentiel de la législation économique et sociale à Bruxelles, affaiblissant autant le fédéralisme allemand que le Parlement français, devenu dès lors une chambre d’enregistrement de la réglementation européenne, ce qui ne devait pas peu contribuer au discrédit de la classe politique en France comme en Europe. En même temps, la politique intégriste de la concurrence appliquée par Bruxelles privait les Etats, dont la France, de toute possibilité de mener une politique industrielle active.
Le GATT, moteur efficace de la mondialisation commerciale, avait depuis longtemps affaibli l’identité européenne en faisant baisser partout les tarifs douaniers industriels. Si l’Europe était ouverte au grand large, l’Union douanière n’avait plus de sens. Sauf en matière agricole où la PAC première manière instaurait des barrières protectrices solides. A force de coups de boutoir, les Etats-Unis obtinrent que l’agriculture, jusque-là exemptée, entrât dans la mécanique du GATT : le principe en fut concédé par Mitterrand en tête à tête avec Reagan en 1984, puis mis en œuvre par Chirac en 1986. Cette banalisation de l’agriculture qui passa par les étapes de la réforme de la PAC en 1992 et les accords de Casablanca en 1995, devait faire perdre à la construction européenne d’origine, celle que précisément le général de Gaulle avait soutenue, une partie de sa raison d’être.
La monnaie unique
Au même moment, toujours sous l’égide de Mitterrand, puis de Chirac, l’Europe institutionnelle se cherchait une nouvelle identité au travers de la monnaie unique instaurée par le Traité de Maastricht en 1992. Il n’avait jamais été question de monnaie unique dans les années soixante, mais qui peut imaginer que De Gaulle aurait donné son accord à l’abandon définitif d’un des piliers fondamentaux de la souveraineté, le droit de battre monnaie, avec tout ce qui allait avec comme la maîtrise de la politique économique ? Si le général avait voulu, sans succès, que le franc vogue de conserve avec le mark, c’était bien évidemment sans contrainte et non sous la férule de Bruxelles.
Considérons aussi que le général connaissait l’économie : il s’y était mis tard, à l‘école de Jacques Rueff, mais en était venu à la comprendre très bien au point de susciter l’admiration de son maître: les conférences de presse qu’il y consacrait étaient d’une admirable clarté pédagogique. Pompidou et Giscard la connaissaient aussi . A partir de Mitterrand, jusqu’à aujourd’hui, l’ignorance règne. Que l’euro tel qu’il a été conçu, c’est-à-dire le mark repeint, dut être un frein considérable à la croissance et de la France et de l’ Europe, et donc un instrument de leur déclin, il nous semble que lui l’aurait compris.
Au moins deux autres évolutions récentes de la construction européenne sont aux antipodes de la pensée gaullienne: la perte sans précédent de l’indépendance de l’Europe et l’évolution du rapport franco-allemand .
Une Europe de moins en moins indépendante
On peut dire que plus la construction européenne a avancé, plus l’Europe a perdu de son indépendance vis à vis de son allié américain, au point d’épouser aujourd’hui aveuglément, sous la bannière d’une OTAN largement sortie de son rôle originel, toutes les mauvaises causes dans lesquelles les hommes qui commandent à Washington, spécialement les « néo-conservateurs », ont réussi à l’entrainer : guerre des Balkans, regime change au Proche-Orient, guerre d’Ukraine, sanctions à l’encontre de la Russie ou exercices militaires provocateurs dans les pays baltes.
Pensons qu’ en 1956, onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale et avant la signature du traité de Rome, Guy Mollet et Anthony Eden purent se mettre d’accord sur une expédition militaire conjointe au Proche-Orient contre le vœu de Etats-Unis (qu’elle ait mal tourné sur le plan diplomatique est une autre question : ils avaient pu l’entreprendre). Aujourd’hui, Bruxelles n’oserait même pas dépêcher un émissaire dans cette région sans l’aval du Département d’Etat [9]. Une étape de cette évolution a été le traité de Maastricht qui subordonne explicitement la politique européenne de sécurité commune (PESC) à celle de l’OTAN (article J 4) .
Dernier à résister à l’imperium américain, Jacques Chirac refusa – avec l’Allemagne – de participer à la guerre d’Irak de 2003. On dit alors à Washington que la France serait « punie » . Peut-être par l’élection de trois présidents tenus de Washington avec une laisse de plus en plus courte. La réintégration plénière de l’OTAN que Sarkozy fit approuver à la plupart des députés dits « gaullistes », constitue une étape importante du processus d’asservissement de l’Europe. Ainsi, loin de s’opposer, l’indépendance de l’Europe et celle des Etat européens, comme l’avait vu le général, vont de pair : là où celle des Etats s’affaiblit, celle de l’Europe aussi.
Inséparable de l’indépendance est la démocratie. Le référendum du 29 mai 2005 qui vit les Français repousser le projet de constitution européenne préparé par Giscard montrait les résistances croissantes que l’Europe de Bruxelles rencontrait auprès des peuples. Qu’une copie à peine amendée de ce projet, dite Traité de Lisbonne, ait pu, quelques mois après, être ratifiée par le Parlement, constituait une injure à la doctrine gaulliste si respectueuse de la souveraineté populaire.
France-Allemagne: un déséquilibre dangereux
L’autre évolution totalement contraire aux vues du général est celle de la relation franco-allemande : il ne la concevait qu’égalitaire, et encore, en 1963, du fait de son poids personnel, l’avantage était-il à la France. Ce n’est pas tant la réunification ( qui n’apporta à l’Allemagne que 5 % de PIB en plus avec une montagne de problèmes) que l’euro avec ses effets dissymétriques, qui a transformé peu à peu le partenariat en un rapport de subordination de la France à l’Allemagne. Mais encore plus décisifs dans cette évolution furent les complexes de la classe dirigeante française: à force de traiter par le mépris l’héritage du général de Gaulle, elle est retombée dans une sorte de néo-vichysme corrosif pour la relation franco-allemande. Avec la guerre du Kosovo (1999), la France de Chirac se joignait à une opération de destruction de son allié historique serbe, au bénéfice de pays sous influence allemande. La même année, dans le traité de Nice (1999), Chirac consentait à ce que la représentation parlementaire de l’Allemagne soit supérieure à celle de la France, au-delà même de ce qu’exigeait la démographie. La domination économique de l’Allemagne que le carcan de l’euro empêche désormais de rééquilibrer comme Pompidou avait su le faire dans les années soixante-dix, au lieu de rapprocher le peuples, les éloigne dangereusement. Et encore la germanophobie n’a-t-elle pas encore atteint en France le niveau de l’ Italie, pays fondateur de la construction européenne traditionnellement le plus europhile devenu le plus europhobe. Elle a pour contrepartie le mépris croissant, quasi-raciste, de beaucoup d’ Allemands pour les PIGS[10].
Asservissement sans précédent de la politique étrangère européenne à celle des Etats-Unis, affaiblissement par rapport au reste du monde et récession, déséquilibres économiques croissants et ressentiments réciproques des peuples: nous sommes loin de l’Europe telle que l’ avait voulue le général de Gaulle: indépendante, prospère et fondée sur le rapprochement de peuples restés libres . Même s’il n‘en a jamais formulé l’idée, Charles de Gaulle a eu l’intuition de ce qu’était le fait idéologique; il l’ appelait « les chimères », antithèse du réalisme dont il faisait sa règle absolue. En devenant de plus en plus idéologique, l’Europe ne pouvait que s’éloigner de l’idée que s’en faisaient les grands européens de l’après-guerre comme De Gaulle, Churchill ou Adenauer. L’idéologie obéit à ce que Hayek a appelé « la loi des effets contraires aux buts recherchés ». Nous y sommes.
Roland HUREAUX
[1] A l’occasion du 50e anniversaire du traité de Rome, mars 2007.
[2] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 1, page 181 .
[3] Pompidou et Mitterrand ne parlaient pas de langue étrangère. Chirac, Sarkozy et Macron ne savent à notre connaissance , plus ou moins bien, que l’anglais .
[4] Jean Monnet, Mémoires, tome 2 , page 794, Livre de Poche
[5] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 1, page 200.
[6] Les pays européens de second rang ne tenaient pas beaucoup de place dans la vision européenne de Charles de Gaulle. Ils étaient , il est vrai, les plus inféodés à Washington.
[7] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 1, page 181
[8] Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 3
[9] C’est ainsi que l’UE confia une mission à Tony Blair au Proche-Orient en 2007.
[10] PIIGS : Portugal, Italie, Grèce, Espagne ( Spain).