Un mot pour un autre, au risque de se perdre
Article rédigé par Jean d'Alançon, le 01 octobre 2019 Un mot pour un autre, au risque de se perdre

Au fil des siècles, les mots se sont parfois arrogé des droits sur la pensée en perdant progressivement leur signification, mettant en conflit tradition et modernité, conservateurs et progressistes. Mais un arbre sans racines est un arbre mort par nature, pour ceux qui se réfèrent encore à l’ordre naturel. Entre philosophie et théologie, un ouvrage fait un constat lucide et terrible de ce qui se passe sous nos yeux en Occident : Le soir approche et déjà le jour baisse, du cardinal Robert Sarah.

Dans l’encyclique Foi et raison, Jean-Paul II écrit au sujet de la philosophie : « On peut donc définir l'homme comme celui qui cherche la vérité », et de certaines questions entre philosophie et théologie : « Dans la théologie elle-même, les tentations du passé refont surface. Dans certaines théologies contemporaines par exemple, se développe de nouveau une forme de rationalisme… On rencontre aussi des dangers de repliement sur le fidéisme, qui ne reconnaît pas l'importance de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l'intelligence de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu » (n. 55) ; et sur le bien-fondé d’une philosophie de l’être : « Si j'insiste tant sur la composante métaphysique, c'est parce que je suis convaincu que c'est la voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s'étend actuellement dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements déviants répandus dans notre société. » (n. 83) 

Le sens de quelques mots s’est transformé au fil du temps, entraînant une certaine confusion entre l’être et la pensée, l’être et la vie, la philosophie et l’idéologie, l’intelligence et la raison, la finalité et la forme, l’amour et le sentiment, la vérité et la sincérité, l’éthique et la morale, la foi et le fidéisme, la charité et le dévouement. Voici dix mots dont le sens a varié au risque d’une perte de sens, suivie d’un préjudice pour chacun et pour tous.

1. L’être et la pensée

Pour entrer par la bonne porte dans cette distinction, deux expériences s’imposent. La première : « je suis », « j’existe » ; puis la seconde : « je pense ». Ces deux expériences diffèrent. Par exemple, Paul « est » là, puis « comment est-il » ou « que fait-il » ? De même, pour moi, j’existe ; je pense à telle chose. L’exister n’est pas la pensée, mais un préalable à la pensée, car que penser, sans exister ? L’intelligence, c’est la capacité de connaître, d’où en premier lieu le « pourquoi », la saisie de l’exister d’une réalité, puis son « comment », sa forme. Certes, l’exister est dans une forme animée ou inanimée, un être vivant ou un caillou par exemple. Penser, c’est donc avant tout exister, condition préalable et impérative.

Outre à l’ordre qui s’impose entre être et penser, que faut-il ajouter ? L’être existe, tandis que la pensée n’existe pas en tant que telle. Je peux toucher un caillou, la main de mon ami, mais je ne touche pas une pensée. Elle vient d’une abstraction de l’intelligence manifestant l’universel, ce que l’intelligence crée, des mots ou des idées, êtres n’existant que dans l’immanence de la pensée, dans la raison, virtuels et non pas réel, conçus par la raison et pour elle. Quand je dis « l’homme », ce n’est pas en le disant que l’homme existe. Le mot « homme » n’existe que dans l’intelligence hors de toute réalité,  donc n’existe pas comme tel. C’est un être de raison.

D’où le risque évident : l’être de raison s’arroge le droit de l’être réel et se substitue à lui. Mais quand la pensée s’arroge un droit qu’elle n’a pas, elle prend la place de la réalité, se considérant la réalité et la transformant à sa guise. C’est alors l’image de la réalité et non la réalité elle-même, sa représentation qui détermine l’intelligence, en détournant l’intelligence de sa finalité réelle. La subjectivité s’impose sur l’objectivité, la réalité devenue relative à la pensée. Cette inversion détruit l’activité fondamentale de l’intelligence, qui est sa capacité d’entrer au contact de « ce qui est », l’être, puis de le découvrir, enfermant la réalité dans la pensée, la formalisant. Par conséquent, la relation fondamentale entre être et penser réclame en premier lieu une prise de conscience de l’exister d’une réalité. Cet ordre initial entre l’être et la pensée met en évidence le respect de la réalité, avec les conséquences qui s’en suivent, sinon la pensée peut engendrer une dictature mortelle.

 

2. L’être et la vie

La pensée n’est pas l’être. De même, la vie n’est pas l’être. Cependant la pensée implique la vie. Dans son sommeil, l’homme ne pense pas. Toutefois il peut rêver, le rêve venant de l’immanence de la pensée dans un corps endormi. Pour penser, il faut être en vie, être vivant. L’animal ne pense pas, car la pensée naît de la capacité de connaître, faculté de l’intelligence. Aussi, l’animal n’a pas une intelligence, mais une nature, la nature caractérisant le devenir, l’intelligence étant ordonnée à l’être, à l’exister, tout en saisissant la forme, donc la nature. La vie n’est donc pas l’être. La vie implique la matière constitutive du devenir et ordonnée à la forme, d’où la relation entre matière et forme dans toute réalité, la matière existant par la forme. Par exemple, le corps n’existe pas s’il n’a pas sa forme propre, le corps.

Distinguer être et vivre, l’être et la vie, c’est par exemple différencier le corps d’un cadavre, l’être animé de l’être inanimé. Le caillou existe, mais ne vit pas. Faisant partie de l’univers physique, le caillou est en mouvement, propriété de la relation entre matière et forme, tandis que l’esprit humain peut se détacher de la matière. La nature est inscrite dans la matière, principe des réalités physiques. Intelligence et nature se différencient par leur relation au devenir, l’une dépendant de la matière, l’autre ayant la capacité de s’en détacher et de la dépasser. Tel est le propre de l’intelligence, tel est le propre de l’homme. L’intelligence a la capacité de s’abstraire du devenir dans la fine pointe de son activité, celle du noûs, d’où l’importance de la science de l’être, la métaphysique, dans la recherche intellectuelle au-delà des sciences et des techniques enracinées dans la matière. Pour cette raison, le scientifique ne peut rien dire de l’âme, de l’amour, de la vérité, toutes trois se situant au-delà de la matière, l’âme en tant que principe du vivant, l’amour dans sa dimension spirituelle et la vérité dans sa relation entre la pensée et l’être. Ne pas faire cette distinction, c’est se perdre dans la matière sans découvrir la finalité de la vie de l’intelligence.

 

3. La philosophie et l’idéologie

Il semble nécessaire de préciser ce qu’est la philosophie, et quelques-uns de ses dérivés : l’anthropologie ou l’idéologie en particulier. L’anthropologie fait partie de la philosophie dans un regard de segmentation de cette science de l’homme. Ce mot vient de l’alliance de anthropos, homme en grec et de logos, parole ou verbe. Elle étudie l’homme dans sa manière d’exister, le « comment » de l’homme dans son devenir, dans sa vie, ce qui s’apparente à la psychologie, science du comportement, tandis que la philosophie regarde le « pourquoi » de l’homme, son exister et sa finalité, de filo sofia, ami de la sagesse. La sagesse, qui est la vertu la plus haute, se situe au-delà du devenir, ordonnant la vie à l’être, de la manière d’être à l’être, donnant à la vie sa finalité. Aussi l’anthropologie est-elle une part de la philosophie au risque de la réduire, de réduire la finalité au conditionnement de la vie, domaine de la psychologie, de l’ethnologie ou de la sociologie.

Avec l’idéologie, de idea l’inspiration, la pensée domine l’être en le relativisant, en dépassant le conditionnement lié à la matière, non pas par la finalité, mais par un saut dialectique de la pensée sur elle-même. D’où le transfert de la substance comme principe, au sujet comme suppôt, l’objectivité de la recherche par la finalité tombant alors dans la subjectivité. Les sciences exactes ou modernes ne regardent que le conditionnement de la vie, la formalisant ou l’idéalisant, en-deçà des deux grandes questions constitutives de la philosophie : « qu’est-ce ? » et « en vue de quoi ? », la forme et la finalité. Mais la forme est posée dans l’immanence de la pensée, au lieu de l’être dans sa transcendance, c’est-à-dire dépassée et accomplie par la finalité.

La philosophie n’aime pas les définitions, car elle est une recherche sans limite, l’homme ne se définissant pas, mais se découvrant. Deux citations conduisent à deux leçons de philosophie. La première est de Charles Péguy à propos de sa finalité : « Celui qui cherche la vérité remonte le fleuve pour aller boire à la source, mais il est souvent seul. Le monde descend le fleuve, les cadavres plus vite encore. » La seconde est d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : « On admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. » Ces citations décrivent une attitude intérieure. Tel est le philosophe, non pour posséder la vérité, mais pour être possédé par elle.

 

4. L’intelligence et la raison

L’intelligence vient du latin intus legere, lire de l’intérieur. Face à une réalité, répondant à la question « qu’est-ce », elle en saisit les déterminations. Il s’agit de l’appréhension. Quand je regarde une fleur, ma vue est en contact avec cette réalité qui est devant moi. Je la reçois dans mon intelligence. Plus précisément, je reçois une part de sa forme qui vient m’apporter une certaine connaissance, d’où l’appréhension. L’intelligence saisit, prend en elle-même la forme de la réalité qu’elle conçoit, l’image, la photographie qu’elle fait de la réalité reçue.

Face à une réalité, l’intelligence pose un jugement d’existence, ce que l’animal ne fait pas. Il voit, mais il ne juge pas. L’intelligence saisit ensuite l’intelligibilité de la réalité, ce qu’elle peut comprendre d’elle. Par cet acte d’appréhension, elle assimile la réalité en étant modifiée par elle, sans que la réalité n’en soit modifiée. Il s’agit d’une assimilation intentionnelle désignant le mode de fonctionnement de la vie intellectuelle. Quand je regarde une rose, je suis modifié par elle, sans qu’elle-même ne le soit, sauf si je la touche. Appréhension et assimilation représentent les deux niveaux distincts et fondamentaux de la vie de l’intelligence, dont le fruit est le concept avec l’apparition de l’universel qui permet le passage de la réalité à son intelligibilité par une abstraction opérée dans l’intelligence.

Le jugement, fruit et dernier acte de la vie de l’intelligence, provient de la relation entre la réalité et la pensée. Il fonde la conscience sur principe de non-contradiction, l’intelligence ne pouvant pas affirmer en même temps qu’une réalité est et n’est pas. Dans la réalité, quelque chose ne peut pas « être » et « ne pas être » en même temps. Par contre, l’imagination peut affirmer et nier en même temps par une abstraction de la réalité. Aussi, ce qui différencie le réalisme de la dialectique hégélienne, c’est la confusion entre la réalité en tant qu’elle est et la pensée dans son identité, son « moi subjectif », son ego cartésien. Le « je » s’impose et relativise le « est ». Avant Hegel, ce glissement de l’affirmation pour la négation vient du cogito de Descartes, inspiré de l’intelligo d’Ockham au XIVe siècle, fondement de la pensée occidentale contemporaine.

La raison vient du latin ratio, que Thomas d’Aquin étudie en critique avec le concept d’être.La ratio, la raison, peut être comprise comme le fondement réel de l’intelligibilité de l’être, que Thomas d’Aquin désigne par les « transcendantaux », les cinq propriétés de l’être, cinq ratio ou raisons convertibles avec la raison d’être. Mais la pensée fit de la forme sa finalité immanente, hors de toute transcendance, l’être devenu prisonnier et relatif à la pensée. Le concept de raison se transforme ainsi dans le mouvement de la pensée sur elle-même, perdant sa « raison d’être » dans l’immanence du devenir. La philosophie est alors amputée de sa dimension métaphysique au-delà du mouvement, pour demeurer dans le mouvement vital, dans le raisonnement. L’homme tourne sur lui-même au risque de s’enfermer et d’enfermer l’autre dans un imaginaire dangereux.

 

5. L’amour et le sentiment

L’amour a une dimension vaste, liée à la diversité de la vie de l’esprit : on aime le bon vin, la bonne chère, les voyages, tout ce qui est bon au sens de la vie sensible ; de même, on aime son ami, sa famille. En philosophie, amour et volonté ont souvent été confondus. La volonté aimante est devenue une pure volonté d'efficacité. Il semble que les Stoïciens au IIIe siècle avant J-C soient les premiers à avoir abordé cette question de la volonté dans l’histoire de la philosophie occidentale. Dans certaines situations, une attitude n’est-elle pas qualifiée de stoïque ? Il s’agit du comportement réclamant un détachement des passions, en particulier de la souffrance, que Sénèque donne dans ses écrits, mais aussi plus tard par Épictète. Aristote n’aborde pas directement la volonté, mais plutôt l’acte volontaire dans la filia, l’amitié, qu’il étudie dans l’Éthique à Nicomaque, l’amitié tenant une place de choix en vue du bonheur de l’homme : « Il vaut mieux désirer d’avoir des amis que d’acquérir des richesses ». Aussi l’amitié dépasse-t-elle le sentiment !

L’amour humain s’adresse à une personne en distinguant deux niveaux : sensible ou passionnel et spirituel, l’un répondant à un besoin vital ou sensible, l’autre au besoin existentiel ou spirituel de l’homme. Cependant, là où la matière s’impose sur l’esprit, la sensibilité détermine. De même, là où l’esprit détaché de la matière domine en donnant sens à la sensibilité, l’amitié spirituelle triomphe des aléas de la vie et du temps. L’amour porte ainsi en lui une part d’éternité, entraînant la fidélité. Le conditionnement de la vie est alors dépassé sans dominer.

Dans Les passions de l’âme, Descartes le définit ainsi : « L'amour est une émotion de l'âme, causée par le mouvement des esprits,… l'amour et la haine, qui sont des passions et dépendent du corps, tant des jugements qui portent aussi l'âme à se joindre de volonté avec les choses qu'elle estime bonnes et à se séparer de celles qu'elle estime mauvaises, que des émotions que ces seuls jugements excitent en l'âme. » (§79) L’émotion n’est pas un jugement, mais un ressenti, la réaction de l’âme sensible, tandis que l’amour spirituel fait appel à une finalité : le bien. Le bien est à l’amour, ce que la vérité à l’intelligence.

Dans l’amitié, le bien se distingue en bien apparent et en bien réel : « Il semble, en effet que tout ne provoque pas l’amitié, mais seulement ce qui est aimable, c’est-à-dire ce qui est bon, agréable ou utile. On peut d’ailleurs admettre qu’est utile ce par quoi est obtenu un certain bien ou un certain plaisir, de sorte que c’est seulement le bien et l’agréable qui seraient aimables, comme des fins. Dans ces conditions, est-ce que les hommes aiment le bien réel ou ce qui est bien pour eux ? », dit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque. Cette distinction met en évidence ces termes amour et sentiment, l’un se situant au niveau substantiel, existentiel de l’homme, l’autre au niveau accidentel, utile ou agréable pour l’homme, d’où leurs finalités : le bien réel de la personne en vue de son bonheur spirituel, enveloppant le bonheur sensible en le purifiant, et le bien apparent tourné vers le bonheur sensible. Aussi la réduction du bien réel au bien apparent entraîne la disparition de l’amour spirituel, d’où le repli sur soi engendrant la haine de l’autre.

 

6. La finalité et la forme

Cette distinction tire son origine de celle de l’être et de la vie. La forme incarne une réalité dans la vie, la finalité l’en échappe ou du moins la dépasse dans la mesure où elle quitte la dimension pratique pour la dimension théorétique avec la métaphysique, la science de l’être. Seul l’homme reçoit sa finalité de l’être pour sa part spirituelle, tandis que les autres êtres vivants la reçoivent du devenir, donc de la nature. Découvrir la forme, c’est répondre à  la question : « qu’est-ce ». Découvrir la finalité, c’est répondre à la question « en vue de quoi » la réalité, matière et forme, existe.

Aux divers niveaux des activités humaines, le philosophe découvre la finalité : dans l’art, dans le travail, en éthique, dans l’amitié, en politique, puis au-delà dans l’univers physique, chez le vivant, enfin au niveau de l’esprit, avec l’intelligence et la volonté ou l’amour spirituel, au-delà du devenir, donc au plan de l’être. La distinction entre la finalité de la forme se réalise au niveau existentiel. L’univers possède son harmonie, l’être vivant son unité, avec l’un au-delà du multiple, l’être au-delà du devenir. Le risque est de ramener la finalité à la forme en enfermant l’être dans le devenir. D’où le conformisme, le formalisme, le matérialisme, là où la finalité n’existe plus, ayant été réduite à l’état de métaphore ou bien tout simplement écartée, supprimée, entraînant la perte du sens, du bien, du bien commun, à l’absence de la vérité et du sens de la vie.

 

7. La vérité et la sincérité

L’intelligence a pour finalité la recherche de la vérité, et non pas la vérité elle-même qu’elle ne peut atteindre. Elle a cette faculté de connaître, de découvrir la réalité, matière et forme, tournée vers « ce qui est », l’être, l’exister de la réalité, sa finalité, « en vue de quoi elle est » au-delà de la forme.

La distinction entre la vérité et la sincérité provient de la distinction entre l’être et la pensée, mais aussi entre l’être et la vie. Quand l’intelligence est tournée vers telle chose en respectant ce qu’elle est pour elle-même et en désirant la connaître, elle cherche la vérité. Telle est sa finalité. Mais quand l’intelligence ramène la réalité à elle, donc à son intelligibilité en la formalisant, en la mesurant, elle est sincère et n’est pas vraie. Quand je dis que ce que je pense est vrai, je ne suis pas vrai, mais sincère. Par contre, quand je dis que ma pensée dépend de « ce qui est », donc de la réalité, de son être, et qu’il me dépasse, je suis vrai.

Pour saisir en profondeur ce qu’est la vérité, il est nécessaire d’en découvrir les deux niveaux : la vérité formelle, relation entre la pensée et l’être, et la vérité ontologique, source de la vérité immanente à l’être de la réalité. Par exemple, pour aimer quelqu’un, il faut que ce quelqu’un porte en lui un amour qu’il puisse communiquer et qui puisse être reçu. Si l’amour n’existe pas en lui, la relation ne pourra se réaliser. De même, si celui qui reçoit l’amour n’a pas cette capacité d’aimer qui lui permet d’aller vers l’autre et de recevoir un amour, de même la relation ne pourra s’établir. Enfin, au principe de la vérité ontologique, « Dieu amour » est source de tout amour, que les hommes peuvent ensuite vivre et se communiquer les uns aux autres.

 

8. L’éthique et la morale

L’éthique et la morale se distinguent par la nature de leur relation à la finalité pour l’une et à la forme pour l’autre. La morale comme mesure d’un bien à l’encontre d’un mal renvoie au jansénisme ou la doctrine kantienne avec l’impératif catégorique. L’éthique n’est pas dans l’ordre d’une mesure, mais dans celui d’une finalité : la conduite de l’homme en vue du bonheur, et plus précisément des bonheurs particuliers ou intermédiaires en vue du bonheur ultime. La morale pourrait être comprise comme ordonnée au moyen et l’éthique, à la fin, la morale visant l’acquisition de vertus et l’éthique, l’atteinte de la finalité réclamant la recherche de la vérité, ordonnant ainsi l’intelligence à la volonté, à un amour spirituel.

Si la recherche de la vérité, but de la philosophie, n’est pas présente, la morale se replie sur elle-même, et l’homme dans la subjectivité, tombant par la dialectique dans une dualité au risque d’un rejet de l’autre. Il n’y a pas de noblesse dans une morale, mais une attitude convenable en rapport à une attitude qui ne l’est pas. Par contre, une éthique orientée vers la finalité, dans la diversité des finalités de la vie selon l’ordre qui existe entre elles, manifeste cette noblesse. Celle-ci apparaît dans l’alliance entre la tension vers la finalité et l’acquisition des vertus.

 

9. La charité et le dévouement

La première est humaine, la seconde est chrétienne, toutes deux tournées vers l’homme, au service de l’homme dans la diversité de leurs intentions. Le dévouement, c’est se donner à quelqu’un dans le besoin physique, matériel ou moral. La charité est l’une des trois vertus théologales, donc chrétiennes, unie à la foi et à l’espérance. Le dévouement n’est pas une vertu, mais une action généreuse et gratuite d’une personne envers une autre dans le besoin ou pour une cause généreuse. L’acte de charité manifeste en premier lieu l’amour du Christ, l’acte humain étant enveloppé par le mystère du Christ crucifié et glorifié, finalisé dans la personne de Jésus, Dieu fait homme pour sauver l’humanité marquée par la blessure du péché originel que tout homme porte dans sa vie.

La charité est ordonnée à la dimension profonde de la personne, matérielle bien entendu, mais aussi morale et spirituelle. Elle implique un discernement dans l’ordre des biens, qu’il soit matériel, mais davantage spirituel, exigeant une recherche profonde de la vérité. Assister une personne malade ou en fin de vie peut être soit du dévouement ou de la charité, selon l’intention de l’amour. Par contre, éveiller l’intelligence de quelqu’un à la vérité, au sens profond de la vie, tient d’un acte de charité, car Dieu est la Vérité, Jésus est le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14, 6). Ainsi, dévouement et charité se distinguent l’un de l’autre par l’originalité de leurs finalités respectives au service de l’homme, de son bien personnel comme du bien commun.

 

10. La foi et le fidéisme

La foi est la première des trois vertus théologales, unie à l’espérance et à la charité, les précédant dans l’ordre de la connaissance et de l’amour. Théologale, la foi est un don de Dieu que les chrétiens et en particulier les catholiques, reçoivent dans le Credo de Nicée-Constantinople. Le fidéisme n’est pas la foi, mais une réduction de la foi. Il limite la connaissance en supprimant l’intellectus fidei, l’intelligence de la foi. Être fidéiste, c’est admettre que l’intelligence n’a pas la capacité par elle-même de découvrir l’existence de Dieu. C’est croire que seule la foi mène à Dieu, attitude que la tradition de l’Église conteste et que le magistère condamne.

Dieu crée l’âme, source des activités vitales de l’homme. Ces activités proviennent de l’intelligence qui est la capacité naturelle de connaissance, donc de recherche de la vérité. Dieu fait l’homme à son image et à sa ressemblance (cf. Gn), l’intelligence pour la vérité, la vérité formelle inscrite dans les réalités naturelles et la vérité ontologique dont il est la Source, la Cause première, car il est l’Être premier.

Si l’homme ne peut pas découvrir l’existence de Dieu par son intelligence, cela signifie qu’il n’est pas véritablement homme, perdant une part de sa condition et de sa dignité, avec pour conséquence de pouvoir nier l’existence de Dieu, d’où l’athéisme.

Jean-Paul II écrit dans l’encyclique Foi et raison : « Dans la théologie elle-même, les tentations du passé refont surface. Dans certaines théologies contemporaines par exemple, se développe de nouveau une forme de rationalisme… On rencontre aussi des dangers de repliement sur le fidéisme, qui ne reconnaît pas l'importance de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l'intelligence de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu… D'autres formes de fidéisme latent se reconnaissent au peu de considération accordée à la théologie spéculative, comme aussi au mépris pour la philosophie classique, aux notions desquelles l'intelligence de la foi et les formulations dogmatiques elles-mêmes ont puisé leur terminologie. (n. 55) »

Jean d'Alançon