Article rédigé par Pierre de Lauzun, le 21 août 2019
Les migrations en cours sont un phénomène majeur et sans précédent qui mérite un examen réfléchi. On sait que l’Eglise a pris des positions parfois extrêmement offensives sur le sujet, et notamment le pape François. C’est même le point sur lequel il diverge le plus fortement par rapport au sentiment spontané de nombreux fidèles, au point de donner l’impression d’un véritable dialogue de sourds.
Notamment du côté officiel, même si le pape nuance à l’occasion. On y martèle un supposé devoir évangélique absolu et sans réplique d’accueillir et d’intégrer toutes les personnes qui se présentent, et on ne tient aucun compte des soucis et objections. On cherche même à les disqualifier en mettant leurs réactions exclusivement sous le compte de l’individualisme, de la peur et de l’égoïsme, comme vient encore le faire le pape dans son dernier message sur les migrants. Sans donc répondre aux soucis qui sont à la base, autrement plus substantiels.
Au vu des données disponibles, il paraît pourtant que la position actuellement dominante dans l’Eglise ne repose pas sur une analyse compréhensive et objective de la réalité. Confondant le migrant économique avec le réfugié, elle privilégie un seul facteur : le besoin du migrant - une fois qu’il a migré ou est en train de le faire. On en déduit alors ce qui malgré les dénégations est un droit à l’immigration illimitée et à l’égalité de droit entre migrants et citoyens du pays d’accueil. Certes le pape François admet (dans ses commentaires oraux) une limite : la capacité économique du pays d’accueil. Mais il est clair que celle-ci est compatible avec des migrations de grande ampleur. Or le goulot d’étranglement, le risque majeur de la migration, n’est pas d’abord là, mais dans la disruption profonde des équilibres socio-politiques et culturels du pays d’accueil. Plus que ses prédécesseurs, le pape donne l’impression de sous-estimer ce facteur, comme il paraît sous-estimer les problèmes considérables posés par l’Islam, essentiels dans le cas de l’immigration en Europe. Comme il paraît négliger par ailleurs le très grave effet de saignée des pays d’origine que signifie la migration.
Pourtant le Catéchisme de l’Église catholique était lui plutôt équilibré : « Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de la sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine. Les pouvoirs publics veilleront au respect du droit naturel qui place l’hôte sous la protection de ceux qui le reçoivent. Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont elles ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges » (§ 2241).
L’hospitalité et le respect des personnes
Le discours ecclésial dominant va donc bien au-delà de ce texte. La base biblique et évangélique principale qui nous est constamment rappelée comme une évidence suffisante et définitive est le devoir d’hospitalité, auquel s’ajoute le respect de tout être humain et la fraternité qu’il doit nous inspirer, outre le respect de ses droits en tant qu’être humain. Cette base est évidemment indiscutable en soi, à son niveau. Elle imprègne de nombreux passages de la Bible. Il en est de même du devoir de secourir une personne en danger, par exemple quelqu’un qui se noie en Méditerranée. Mais ce que nos prédicateurs ne voient pas, c’est que cela ne suffit en aucune manière pour justifier une immigration illimitée, suivie de l’octroi immédiat du maximum des droits aux individus concernés, à parité avec les nationaux. Il apparaît en fait qu’on aplatit successivement deux réalités l’une sur l’autre.
La première est de confondre le devoir personnel qui est le nôtre face à une personne à qui nous avons affaire et qui est dans le besoin, avec le problème posé par l’action collective de millions de gens qui se mettent sur les routes et payent à des passeurs des sommes exorbitantes tout en prenant des risques appréciables, cela afin d’arriver en Europe, sachant qu’en fois-là elle ne seront pas expulsées et pourront, croient-elle, participer de la richesse locale, qu’elles peuvent voir maintenant plus aisément de chez elles en temps réel notamment grâce aux mobiles. Or, autant il est de notre devoir, autant que possible, de donner une aide immédiate et humaine à une personne dans le besoin qui croise nos pas, autant la solution d’un tel problème de masse demande de se mettre au niveau de ce problème et de le considérer dans son ensemble. Quant à évoquer un bien commun mondial, outre qu’il n’a pas le même sens qu’au niveau national faute d’autorité correspondante, il n’est en rien démontré qu’il implique des migrations de masse, tout au contraire.
La deuxième est de confondre la rencontre personnelle avec un migrant isolé avec l’effet de masse sur nos sociétés lorsque les migrants en question se chiffrent en millions. Mais si je viens en aide à une personne, ou que j’ai une rencontre humaine avec lui, ce peut être sans effet négatif pour l’un ou l’autre, voire au contraire idéalement mutuellement enrichissant. Si en revanche des millions de gens d’une culture radicalement différente viennent s’installer dans votre pays, le risque est réel de voir les équilibres qui fondent la vie commune remise en cause de façon radicale, et pas dans le sens de la paix sociale, de la société, ou du maintien des traits de base, culturels ou civiques de votre société. C’est un enjeu autrement plus important que les questions économiques, pourtant déjà majeures. Mais cela on n’en parle jamais, sinon pour le traiter superficiellement et avec le mépris de ce qu’on juge être une peur irrationnelle.
D’où cet effet ridicule qu’on s’enflamme pour des bateaux d’ONG qui viennent récupérer au large de la Libye les malheureux que les négriers modernes leur envoient sur des esquifs sommaires, pour ensuite tenter de forcer l’accès aux ports occidentaux, réalisant ainsi l’objectif des intéressés. Effectivement ce phénomène est scandaleux et ces malheureux méritent une aide. Mais quelle aide ? Faut-il rester obnubilé par le seul fait immédiat, ou ne faut-il pas réfléchir sur la signification d’ensemble et le résultat final ? Encore une fois, être dans le besoin ne donne pas un droit automatique à devenir citoyen d’une pays européen. D’autant qu’on crée ainsi un puissant appel d’air conduisant à la perpétuation du système.
Un troisième confusion est celle du réfugié fuyant pour sa vie avec le migrant économique. L’écrasante majorité des migrants sont dès le départ des migrants économiques, qui ont payé assez cher pour tenter ce passage. Vouloir vivre mieux est légitime mais ne vous donne pas un droit à vous imposer à n’importe quelle communauté humaine de votre choix. Mais même celui qui quitte un pays assez inhospitalier pour mériter le nom de réfugié est rarement contraint d’aller en Europe pour sauver sa vie ; encore moins de s’y établir. Il y a bien d’autre endroits pour cela, bien plus proches. S’il le fait, c’est qu’il choisit un endroit plus prometteur pour lui que le pays voisin, parce qu’au-delà du refuge il y a la possibilité de l’immigration. En d’autres termes, les vrais réfugiés chez nous deviennent très vite des migrants économiques. Ce n’est certainement pas un reproche. Mais ce n’est pas un droit.
Que faire ?
Il faut donc prendre le problème dans son ensemble et à sa racine, en réfléchissant rationnellement sans se laissant emporter par des émotions aisément manipulables. Soit en effet on admet que l’immigration puisse être illimitée. Dans ce cas il est scandaleux de se contenter de récupérer des rescapés en mer : il faut aller au bout de la logique et organiser un pont aérien ou maritime permanent pour faire entrer sans risque tous les candidats. Position logique en soi, mais ultra-minoritaire et qui se heurterait à l’opinion résolue des peuples européens. Et qui n’est pas celle de l’Eglise d’ailleurs, car on l’a vu le pape François admet la légitimité de limites, quoiqu’il ait tendance à ne voir que la limite économique.
Soit donc on admet des limites ; peut-être plus haute que ce qui est accepté aujourd’hui mais des limites quand même. Ce qui est d’ailleurs logique car les candidats en question se chiffreraient vite en centaines de millions. Mais dans ce cas il y aura inévitablement des gens qu’on n’acceptera pas, donc qu’on refoulera. Et qui tenteront de passer quand même. Donc exactement notre problème actuel. Passages clandestins en Méditerranée, sans-papiers etc. Il ne sert donc à rien de s’apitoyer sans traiter la question à la base. La base, c’est d’abord de faire comprendre aux candidats qu’au-delà d’un certain seuil il n’y aura pas d’entrée : No Way comme disent les Australiens. Et d’agir à la source, en Libye notamment, et ailleurs, pour casser le mouvement qui s’est emballé il y a 5 ans, et pendre les trafiquants. Plus bien sûr un renforcement massif mais intelligent de l’aide aux pays de départ. Sachant que le développement par lui-même ne réduira la pression migratoire qu’à terme ; il peut même l’accroître dans un premier temps, en solvabilisant les candidats à la migration. Mais c’est un devoir incontestable.
Au-delà encore, dans les pays d’accueil la seule solution humainement viable pour les entrants admis est l’assimilation. Non pas l’intégration, mais l’assimilation. L’Eglise nous parle du droit à la culture d’origine, mais elle rappelle en même temps que la culture du pays d’arrivée doit être respectée. A une certaine dose, il y a là une contradiction intenable. Des migrants acceptés ont droit à garder leur culture d’origine telle quelle s’ils ne sont là que de façon provisoire. S’ils veulent rester et devenir citoyens, ils deviennent des immigrants. Or un immigrant, çà s’assimile. Ce qui n’exclut pas des emprunts culturels à ces personnes, mais en maintenant la cohérence d’une culture commune dans laquelle tous les citoyens puissent se reconnaître. S’il n’y a plus cette culture en commun, il n’y a plus de bien commun.
La mythologie du christianisme supposé religion de migrants dès ses origines
Plus profondément on rencontre ce péché mignon, qui est celui de théologiens plutôt que du discours pastoral dominant, mais il affleure à l’occasion dans ce dernier. On vous explique que le peuple juif s’est fondé sur un mouvement permanent, de la mission d’Abraham à l’exode et à l’occupation de la Palestine, suivies de l’exil à Babylone. Sans parler de la diaspora. On voit même le pape parler de Jésus comme migrant, alors qu’il a été tout au plus réfugié en Egypte sur une brève période. Là encore, deux confusions superposées.
La première est la confusion entre de tels mouvements subis, en outre pour la plupart extrêmement violents, et la question posée aujourd’hui. Seule la mission d’Abraham, qui en restait au niveau personnel, a été paisible et volontaire. L’exode d’Egypte, la conquête violente de la Palestine, l’exil à Babylone sont des phénomènes dont il est difficile de faire des modèles en tant qu’événements collectifs. Bien sûr, comme le dit la Bible, le rappel de cette position historique comme vrais réfugiés qu’a connue le peuple juif dans ces épisodes dramatiques implique le souci de la solidarité avec l’étranger dans le besoin. Mais cela n’a rien à voir avec une migration de masse comme nous la connaissons aujourd’hui, encore moins avec un métissage généralisé. Le souci constant de tout l’Ancien testament, qui imbibe tout le Livre, était au contraire le maintien de l’intégrité du peuple d’Israël et sa préservation à l’égard de mélanges qui pouvaient conduire à la perte de son identité spécifique comme peuple élu. On demandait certes de traiter convenablement l’étranger admis, mais sans lui donner les mêmes droits qu’aux Juifs, notamment en matière politique et foncière, et il s’agissait de populations assez limitées.
L’Evangile a introduit là une nouveauté majeure. Dans la mesure où l’Eglise prolonge Israël, c’est bien sûr en accueillant tous les hommes qui désirent la rejoindre, quelle que soit leur origine. Mais sans perdre sa spécificité non plus ! C’est la conversion qui fait le chrétien. Et sans que cela implique un statut personnel ou politique identique pour tous les intéressés. La fameuse phrase de saint Paul (il n’a plus Juifs et Grecs, hommes et femmes etc.) ne dit pas autre chose. Elle ne parle pas du statut juridique et politique des juifs, des femmes etc. Quant aux Pères de l’Eglise dont on a fait des livres entiers pour souligner leur appel à l’hospitalité sans acception de personnes, il en est de même : on y parle de personnes pris isolément, pas de peuples entiers. D’autant que contrairement à ce qu’on raconte ici ou là ils n’ont pas connu de migration de masse. Les grandes invasions sont venues après, puis la conquête guerrière musulmane qui a d’ailleurs conduit à l’éradication plus ou moins complète du christianisme là où elle a réussi. Difficile d’évoquer alors un devoir d’hospitalité !
La deuxième confusion est entre la problématique de la migration et l’appel adressé au chrétien de ne pas s’établir dans une situation qu’il jugerait stable et acquise, et pire encore due à ses mérites, pour lui rappeler en permanence qu’il est en chemin, voyageur temporaire sur cette terre, et appelé à rencontrer son prochain dans la charité. Cela conduit certains à parler d’une « marque migratoire du christianisme comme foi et comme réalité historique » (G. Médevielle) ; laquelle nous explique ainsi que « en fait, une éthique des migrations appelle une authentique conversion à l’autre, et nous contraint à nous reconnaître étrangers à notre tour, autre de l’autre. » Ce qui est déjà une manière de parler assez curieuse au niveau interpersonnel, bien que l’intention soit compréhensible. La seule vraie conversion est au Christ. Elle peut et doit souvent passer par la rencontre de l’autre personne, qui est effectivement au cœur de la foi chrétienne, ce qui peut impliquer une transformation de nous-mêmes, mais cela n’implique pas de devenir autre en tant que personne comme l’autre est autre pour moi, encore moins étranger à soi-même, sauf dans ce don de soi : si on meurt à soi-même c’est pour et dans le Christ. Mais surtout, de telles considérations ne justifient en rien une immigration de masse.
Certains disent que Dieu et l’Eglise ne regardent pas l’immigration de masse mais chaque migrant. Mais à nouveau c’est tomber dans l’erreur de nier la spécificité de dimension collective, sociale et politique de la question. Les mêmes d’ailleurs qui recommandent que leur pays accueille des millions de migrants n’envisagent pas un instant de leur donner un accès illimité à leur propre maison. Tout au plus de rares bonnes âmes accueillent un migrant ou deux à l’occasion ; ce qui est a priori louable, mais incommensurable avec le problème collectif.
Le supposé royaume des cieux réalisé par la mondialisation migrante
Ajoutons que la spécificité de ce que nous connaissons aujourd’hui est historiquement totale. Déjà en termes de nombres : les grandes invasions étaient quantitativement bien plus faibles. Mais aussi de signification : contrairement à ce qu’on raconte, la composition de la population européenne a été très stable pendant plus de mille ans. Alors qu’aujourd’hui en France, selon Jerome Fourquet de l’IFOP, plus de 18 % des nouveau-nés ont un prénom musulman, et les arrivées continuent. Autre spécificité : c’est la première migration de masse sans conquête militaire. Ce qui la rend apparemment indolore. Mais ne l’empêche pas d’être puissante – bien au contraire. Il faut donc traiter ce phénomène unique comme il le mérite, sans le banaliser.
Mais de là à voir dans cet aspect de la mondialisation une étape majeure dans l’unification de l’humanité, comme le font plusieurs documents pontificaux (plutôt avant le pape François) il y a un pas. D’autant que Jésus a bien rappelé que son Royaume n’était pas de ce monde. Une telle naïveté pourrait à la rigueur se comprendre s’il y avait parallèlement un mouvement appréciable de conversion au christianisme. Mais c’est le contraire qui se produit : la foi chrétienne s’est effondrée, au moins en Europe. S’il y a unification des esprits, c’est sur le politiquement correct (que combat l’Eglise par ailleurs). Et peut-être un jour l’Islam. Bien sûr une certaine mondialisation est un fait irrésistible. Mais cela ne doit en aucune manière empêcher de tenter d’y trier ce qu’il y a de bon et de mauvais. Et surtout, d’évangéliser. Ce qui suppose certes la charité au sens immédiat et matériel ; mais surtout la charité la plus grande : l’appel à la conversion.
Note : sur un tel sujet on cite toujours le livre de Laurent Dandrieu Église et immigration, le grand malaise. Ce livre remarquable et très documenté ne doit pas être traité à la légère ; il a eu le grand mérite de poser ce grave problème. Mais à côté de ces qualités il souffre de deux défauts. Le premier est d’aplatir la position des pontifes en affirmant une continuité totale entre eux dans le culte de la migration. Elle existe certes dans une certaine mesure. Mais il y a néanmoins une étape nouvelle avec le pape François, non seulement parce qu’il est beaucoup plus radical et véhément dans l’acceptation de l’immigration, dont il a fait un combat personnel. Mais surtout parce qu’il paraît en faire une véritable catégorie théologique, bien au-delà de ses prédécesseurs. Le deuxième défaut est l’idée que la leçon évangélique et surtout éthique ne concerne que les relations interpersonnelles, alors que le domaine du politique y échapperait. Ce qui est le contraire de l’enseignement constant de l’Eglise.
Pierre de Lauzun
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