Article rédigé par Le Point, le 29 juillet 2019
Source [Le Point] À la veille d'un débat au Parlement, notamment sur la PMA, la philosophe s'inquiète que les questions bioéthiques perdent tout repère.
Dans son dernier essai, publié sous le titre L'Homme désincarné, dans la collection Tracts de Gallimard, la philosophe Sylviane Agacinski s'attaque à la procréation médicalement assistée et à ses conséquences, tandis que le projet de loi de bioéthique doit être débattu en septembre à l'Assemblée nationale. Le texte définitif, présenté en conseil des ministres mercredi, prévoit notamment l'ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Si Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, a déclaré à maintes reprises que l'extension de la PMA « ne mettait pas en tension nos valeurs éthiques », Sylviane Agacinski, elle, voit les choses d'un autre œil. La féministe regrette notamment que tout soit désormais justifié au nom « des intérêts individuels et des demandes sociétales » que le droit est sommé de ne pas entraver. L'auteur de Corps en miettes et du Tiers-corps déplore également l'argument massue qui consiste à invoquer le principe d'égalité pour clore toute forme de débat. « La procréation, assistée ou non, n'a que faire des orientations sexuelles. Elle a revanche tout à voir avec l'asymétrie des deux sexes, qui ne sont, en la matière ni équivalents ni égaux », écrit Sylviane Agacinski, allant à rebours de sa famille politique. Pour la philosophe de l'incarnation, l'homme moderne veut aujourd'hui dominer la nature, changer sa nature et s'affranchir de la chair, de la mort et de la génération sexuée. Entretien.
Le Point : Beaucoup des pro-PMA estiment que l'évolution du texte de loi va mettre fin à une discrimination. Qu'en pensez-vous ?
Sylviane Agacinski : C'est une interprétation tendancieuse des choses. Aujourd'hui, la procréation médicalement assistée (PMA) est destinée à lutter contre l'infertilité d'origine pathologique, c'est-à-dire de couples normalement fertiles, et donc formés d'un homme et d'une femme en âge de procréer. Le diagnostic d'infertilité, défini selon l'OMS par « l'absence de grossesse après plus de douze mois de rapports sexuels réguliers sans contraception », s'applique forcément à des couples mixtes, souffrant par exemple d'une anomalie des cellules germinales (les gamètes), ou risquant de transmettre à ses enfants une maladie génétique invalidante. Ni le célibat ni l'homosexualité ne troublent les fonctions reproductives des individus et un couple de deux femmes (ou de deux hommes) ne sont pas, a priori, concernés par l'infertilité. En ce sens, ils ne sont pas non plus « discriminés ». C'est pourquoi, le recours à l'insémination artificielle ou la fécondation in vitro, avec le sperme d'un tiers-donneur, pour une femme seule ou un couple de femmes, ne représenterait pas l'extension d'un droit, mais un complet changement du régime de la procréation assistée.
Qu'implique concrètement l'ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules ?
Pour répondre à une demande sociétale d'insémination artificielle ou de FIV avec don de sperme, il faut abandonner la logique médicale de lutte contre l'infertilité. Concrètement, cet abandon se traduit par l'instauration d'une sorte de « droit à l'enfant », ou du moins à la réalisation d'un embryon prise en charge par le système de santé. Certaines des demandes de PMA se fondent abusivement surle principe de l'égalité des couples « hétérosexuels et homosexuels ». D'autres s'appuient sur un « droit à l'autonomie reproductive pour toute personne, qu'elle soit seule ou non ». Mais l'autonomie est ici d'un pur fantasme : quelles que soient les méthodes de procréation (naturelles ou biotechnologiques), le recours à l'autre sexe est incontournable. Nul n'est « autonome » en ce domaine. C'est pourquoi le désir d'une procréation exclusivement maternelle (célibataire ou homo-sexuée) ne peut être réalisé que grâce au recours aux gamètes de l'autre sexe.
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Ce recours ne relève pas seulement d'une technique, comme on le dit trop souvent : il nécessite une pratique sociale grâce à laquelle une tierce personne « fournit » les gamètes nécessaires à l'insémination ou la fécondation in vitro. Dans Corps en miettes, je soulignais combien le vocabulaire technologique avait modifié l'expérience de la procréation en général, au point de réduire les individus aux « ressources » et aux « matériaux » biologiques dont ils disposent pour procréer. Le schéma de la fabrication des enfants s'est substitué à celui de l'engendrement charnel. Inutile de préciser que, si le principe ridicule de « l'autonomie reproductive » était reconnu aux femmes, on ne tarderait pas à l'invoquer pour les hommes et donc à considérer qu'il faut bien des « mères porteuses » pour les hommes célibataires ou gays.
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