Article rédigé par Le Figaro, le 28 juin 2018
Source [Le Figaro] Après une longue enquête, Sheela Saravanan révèle les conditions dans lesquelles se déroule la gestation pour autrui en Inde : très pauvres, les mères porteuses sont retenues en quasi captivité, sans aucun soutien psychologique. Un récit bouleversant.
Sheela Saravanan est une chercheuse indienne, titulaire d'un doctorat en santé publique , et a travaillé dans plusieurs universités allemandes. Elle appartient notamment à l'Institut d'Éthique et d'Histoire de la médecine, à l'Université de Göttingen. Féministe, elle s'intéresse aux violences faites aux femmes en Inde et dans les pays du Sud, ainsi qu'aux technologies de reproduction, en particulier la PMA.
Elle a mené une longue enquête auprès des mères porteuses en Inde, et a publié à la suite de ses recherches A Transnational Feminist View of Surrogacy Biomarkets in India(Springer, 2018), un document réalisé à partir de nombreux entretiens. Elle y révèle les conditions terribles dans lesquelles les mères porteuses sont étroitement surveillées tout au long de leur grossesse. Entretien exclusif.
FIGAROVOX.- Pour quelles raisons avez-vous choisi de vous intéresser aux mères porteuses en Inde?
Sheela SARAVANAN.- En 2007, L'Inde était la deuxième destination au monde en matière de tourisme médical, grâce à la qualité de son système de santé, de ses équipements et de l'accessibilité des soins. Je pensais donc que les parents d'intention (les personnes qui ont recours à une mère porteuse pour obtenir un enfant) étaient attirés par la modernité des équipements médicaux et le haut degré de qualification des médecins, ainsi que par la permissivité de la législation indienne, la faiblesse des coûts et la disponibilité des mères porteuses.
Mais lorsque je suis venue en Inde et que j'ai discuté avec des parents d'intention, j'ai compris en réalité qu'ils viennent surtout parce qu'en Inde, les mères porteuses n'ont absolument aucun droit sur l'enfant qu'elles portent, ni même sur leur propre corps tout au long de leur grossesse. Elles ne bénéficient d'aucun soutien légal ni psychologique. On leur demande d'allaiter l'enfant qu'elles ont porté, puis on le leur arrache sans leur apporter la moindre assistance psychologique.
C'est tout le contraire de ce que l'on nous montre à la télévision: dans les talk-shows comme celui d'Oprah Winfrey aux États-Unis, on nous vend une image romantique de la gestation pour autrui en Inde, comme si c'était un service rendu, entre sœurs, en quelque sorte. J'ai donc pris conscience qu'en Inde, la gestation pour autrui est une violation flagrante des droits de l'homme, et qu'elle fait encourir d'importants risques pour la santé des femmes.
Vous rapportez les difficultés que vous avez eues pour approcher les mères porteuses. Pourquoi les cliniques étaient-elles si réticentes à vous mettre en contact, si leur activité est légale?
Malgré tout, deux cliniques ont accepté de m'aider dans mes recherches, dont une qui dispose d'un foyer pour mères porteuses, c'est-à-dire des dortoirs dans lesquels les femmes enceintes sont détenues pendant toute leur grossesse. J'ai toutefois appris plus tard que les femmes avaient reçu des consignes très strictes sur ce qu'elles avaient le droit de dire ou non.
On leur demande d'allaiter l'enfant qu'elles ont porté, puis on le leur arrache sans leur apporter la moindre assistance psychologique.
J'ai rapidement compris les raisons de tous ces mystères. Ces cliniques étaient impliquées dans diverses activités illégales: elles ne fournissaient aucune copie de leur contrat aux mères porteuses, elles fabriquaient de faux certificats de naissance, et se servaient même de leur influence pour émettre de faux passeports aux personnes qui souhaitaient ramener un enfant dans un pays où la GPA est illégale. Par ailleurs, de nombreuses médicales y sont contraires à toute forme d'éthique: bien qu'on n'ait pas le droit d'implanter plus de trois embryons à la fois dans l'utérus de la mère, les cliniques en implantent systématiquement cinq, et s'il y en a plus de deux qui sont viables, on procède in-utero à des avortements sélectifs. De plus, les accouchements ne se font que par césarienne. Une des mères m'a confié que même si le travail se fait douloureusement, on les conduit brutalement en salle d'opération pour les accoucher en urgence. Ces pratiques sont toutes, évidemment, illégales. Les cliniques se doutaient certainement que si je restais trop longtemps ou que j'approchais les femmes de trop près, je finirais par avoir vent de leurs pratiques, d'où leur réticence à me mettre en relation avec elles.
Quelles sont les conditions socio-économiques dans lesquelles vivent les femmes qui deviennent mères porteuses? L'argent est leur seule motivation?
Je n'ai rencontré aucune femme qui ait fait des études supérieures. Leurs revenus familiaux sont tous situés entre 3 000 et 6 000 roupies par mois, c'est-à-dire entre 50 et 100 euros. Pour une gestation pour autrui, elles touchent environ 3 500 euros (250 000 roupies), soit l'équivalent de trois ans de salaire. Toutes les femmes que j'ai rencontrées connaissent d'importantes difficultés économiques: de bas revenus, mais aussi des soucis de santé dans leur famille qui nécessitent des soins parfois coûteux. Même si aucune d'entre elles ne vit dans des conditions extrêmes de pauvreté, et bien que ce qu'elles gagnent grâce à la GPA ne représente pas non plus une immense fortune, ce salaire est très important pour elles car il permet à leur famille de ne pas sombrer dans la misère. Toutes sont au bord de la pauvreté: le moindre imprévu (une maladie, mais aussi un mariage ou le décès d'un proche) peut les y plonger durablement, d'autant qu'en Inde, il n'y a pas réellement de sécurité sociale.
L'argent est donc la motivation première. Elles font souvent le calcul, pour savoir combien de grossesses elles devront réaliser avant d'être complètement à l'abri des difficultés économiques. Les cliniques les encouragent d'ailleurs, après la première GPA, à continuer: souvent, elles savent les persuader en ciblant expressément des femmes qui ont vraiment besoin d'argent. Je n'ai rencontré qu'une seule femme qui a refusé de réaliser une seconde grossesse: sa GPA lui a permis d'acheter la pauvre maison qu'elle louait auparavant avec son mari, et elle s'est remise à vendre des légumes.
Les parents d'intention choisissent-ils les mères porteuses? Vous écrivez dans votre étude que «la GPA est un bazar où même la capacité d'une femme à porter des enfants a un prix». Que voulez-vous dire?
Oui, ce sont principalement les parents qui choisissent la mère porteuse, d'abord sur la base de photos et de quelques informations basiques, puis ensuite en leur faisant passer un entretien. Ils évaluent les candidates en fonction de leur apparence physique, préférant par exemple celles qui sont légèrement en surpoids car c'est un gage de bonne santé selon eux ; mais aussi en fonction de leur disposition à abandonner le bébé sitôt après la naissance. Ils privilégient nettement les plus pauvres, et s'intéressent au taux de mortalité dans leurs familles. Les mères, en revanche, n'ont pas le choix.
Un supplément est versé aux femmes qui allaitent le bébé, et leur salaire est en partie indexé sur le poids de l'enfant à la naissance. En cas de handicap, ou si le sexe n'est pas celui désiré, elles sont en revanche moins payées. D'après un médecin, un tiers environ des parents préfèrent une mère qui a la même religion qu'eux. Une mère m'a confié qu'elle avait touché une prime, car elle appartenait à une caste de propriétaires, les Patel, qui jouissent d'un statut social prestigieux dans le Gujarat. Dans d'autres cliniques, on ne recrute que des femmes à la peau claire, et des critères de beauté ont été introduits.
Les parents doivent débourser environ 1,1 million de roupies (18 000 euros environ), et les prix sont multipliés par le nombre de bébés en cas de jumeaux ou de triplés. Les bébés aussi sont donc une marchandise à vendre. Et en effet, comme je l'ai écrit, ces cliniques ressemblent à de gigantesques bazars, où tout a un prix: le corps des femmes, leur lait maternel, le travail de nounous que certaines font pendant quelque temps après la naissance, le nombre d'enfants, leurs poids, leur sexe, leur santé, et même jusqu'à la caste sociale ou la religion de la mère.
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