Article rédigé par Roland Hureaux, le 04 juin 2018
Arrivant en Iran le lendemain de la décision du président Trump de se retirer de l’accord sur le nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPoA), signé par Obama le 14 juillet 2015, qui avait levé les sanctions à l’égard de l ’Iran en échange du gel de son programme nucléaire militaire, on se serait imaginé trouver un pays en état de guerre, ployant sous le poids des sanctions économiques. Il n’en est rien. Dans la ville de Machhad, comme dans celle de Yazd où nous sommes allés, l’atmosphère était tout sauf à la guerre.
Les Iraniens sont habitués aux sanctions
Les sanctions des Etats-Unis existent depuis bientôt quarante ans. Celles de l’Europe sont plus récentes (2006), mais ni les unes ni les autres n’avaient pas vraiment été levées depuis 2015 en raison de la frilosité des entreprises et des banques. L’économie iranienne s’est réorientée depuis longtemps vers l’Asie : la Chine est le principal client du pétrole iranien et presque tout peut s’ y acheter. Cela n’est pas forcément conforme à ce qu’auraient souhaité beaucoup d’Iraniens, très tournés vers l’Occident, mais sur le plan économique, rien ne change pour eux.
Comment pourrait d’ailleurs s’inquiéter pour son avenir un pays qui contrôle les premières réserves de gaz du monde[1] ?
Le risque pour l’Iran serait plutôt, selon nous, de s’habituer à l’économie de rente au point de faire l’impasse sur le développement industriel : cela a été la malédiction de l ’Algérie, des pays de la péninsule arabique, ce pourrait, au gré de certains, celle de la Russie (qui, selon John Bolton n’est qu’une « pompe à essence déguisée en Etat »). Ceux qui brident sa production d’ hydrocarbures, lui rendent peut-être le meilleur service qui soit à terme.
Au vu des statistiques, la véritable sanction de ces dernières années a été l’effondrement du prix du pétrole – et c’est sans doute pour affaiblir la Russie et l’Iran que les Etats-Unis l’avaient provoqué en accord avec l’Arabie saoudite. Avec son relèvement actuel, la croissance iranienne a repris.
Le pays est vivant, le commerce très actif, des chantiers se dressent un peu partout : dès lors que de l ’argent rentre dans un pays, la pompe est amorcée et il peut y circuler de mille manières. C’est ce qui se passe en Iran.
Le PIB est de 20 000 $ / habitant en parité de pouvoir d’achat, à rapporter à 42 000 $ pour la France. Les prix à la consommation sont très bas, la monnaie s’étant beaucoup dévaluée.
Des Européens plus embarrassés qu’eux
La cible de Trump était sans doute autant Obama, dont il veut détruire l’œuvre que les Iraniens. Trump avait aussi promis ce retrait à Netanyahou et à ses soutiens pro-israéliens, durant la campagne électorale. Mais la principale victime de cette décision pourrait être l’Europe.
40 % des voitures d’Iran sont encore des Peugeot, mais pour combien de temps ? Peugeot y avait, après l’accord sur le nucléaire, projeté la construction d’une nouvelle usine ; pourra-t-elle se faire ? Total et Engie (GDF), ne pouvaient se désintéresser d’un pays qui possède d’immenses réserves d’hydrocarbures. Engie a déjà déclaré forfait. Airbus avait signé un marché pour 100 avions : que va-t-il devenir ? L’industrie allemande (Siemens, Daimler, les banques) pourrait aussi être très touchée.
Le plus probable est que, formellement, les pays européens ne vont pas dénoncer l’accord avec l’Iran mais que les entreprises européennes seront paralysées par la crainte des sanctions américaines. Seule solution : imposer des contre-sanctions aux entreprises d’outre-Atlantique, à condition de bien les choisir. Certains parlent des Gafsa, mais ce sont les ennemis de Trump ; il vaudrait mieux cibler son entourage. Qui osera ?
« Ils n’oseront pas nous attaquer »
Sur le plan militaire, l’Iran ne parait pas non plus à la veille d’une guerre. Les Iraniens auxquels nous en avons parlé pensent qu’ « ils » n’oseront pas nous attaquer. « De toutes les façons nous les attendons de pied ferme. »
Le risque le plus grand semble être aujourd’hui que les Etats-Unis et Israël qui ont en travers de la gorge leur défaite dans la guerre de Syrie où ils n’ont pas réussi à changer le régime, s’en prennent encore à ce malheureux pays et éventuellement au Liban avec de gros moyens , en prétextant une nouvelle attaque chimique de Bachar el Assad : la ficelle serait grosse mais elle peut encore servir compte tenu de l’anesthésie des opinions occidentales auxquelles on peut désormais faire croire n’importe quoi . Un des buts de cette attaque serait la destruction des forces iraniennes ou pro-iraniennes (le Hezbollah) dans les deux pays. La Russie pourrait-elle ne pas réagir ? Et ensuite ?
On peut se demander quelle est l’origine de cette assurance des Iraniens ; il y a bien sûr l’histoire récente : leur succès en Syrie et surtout leur résistance dans la guerre avec l’Irak (1980-1990). Celle-ci est pour eux la « mère de toutes les batailles », comme 14-18 pour nous, et ils ont toujours l’amertume envers la France, plus qu’elle soit intervenue en appui des djihadistes de Syrie, qu’elle ait soutenu Saddam Hussein dans cette guerre. [2]
N’oublions pas que l’Iran est grand comme trois fois le France - et montagneux, ce que n’était pas l’Irak - ni qu’il est peuplé de plus de 80 millions d’habitants. Il s’appuie sur trois millénaires d’histoire. Il est difficile de comprendre la « force tranquille » de ce peuple sans se référer ces fondamentaux.
Pour cette raison l’Iran se flatte de n’avoir jamais transigé (au moins depuis le renversement du shah) avec Israël, et à la différence de tous les autres pays musulmans, de n’avoir avec cet Etat ni relations d’affaires, ni alliance occulte (comme l’Arabie saoudite). Cette posture fière n’est pas sans relation avec le passé prestigieux de ce peuple, même si les Iraniens, comme les Israéliens, oublient que les Perses et les Juifs étaient les meilleurs amis du monde antique, selon la Bible.
Il reste que si ce pays, où on fait peu de cas des Arabes, invoque souvent le sort des Palestiniens dans sa guerre de propagande, il a d’abord en tête ses propres problèmes.
Que pensent les Français ?
Obsession de tous nos interlocuteurs : que pense-t-on des Iraniens en France ? Il n’était pas difficile de leur dire que nos deux peuples ne se sont jamais fait la guerre et que les Français ont plutôt de la sympathie les Iraniens. La colonie iranienne en France est bien intégrée et d’un niveau social élevé, même si le gouvernement iranien nous reproche de soutenir, en son sein, des terroristes.
Et le régime ? La réponse est moins simple : il est difficile de leur dire que le shah était populaire, plus d’ailleurs par sa présence dans la presse « people » que par ses accomplissements politiques ; ni que le régime des ayatollahs, lui, ne l’est pas. J’ai suggéré que la prise en otage des diplomates américains tout au long de l‘année 1980, totalement contraire au droit et aux usages internationaux, n’avait pas été pour peu dans le discrédit du régime issu de la Révolution de 1979, mais la nature de ce régime, si contraire à notre conception de la laïcité n’y est pas étrangère non plus.
Il reste qu’on peut se demander si sans cette étrange dictature à la fois cléricale et policière, aux antipodes de la sensibilité frnaçaise, sans l’encadrement étroit du pays par des religieux, l’Iran aurait pu soutenir la terrible épreuve d’un bras de fer avec la première puissance du monde.
L’ayatollah Khamenei a, parait-il, écrit récemment une lettre à tous les jeunes du monde ; qui le sait ? Est-ce la meilleure communication ? J’ai suggéré à mes interlocuteurs[3] qu’il y aurait sans doute moyen d’améliorer, sinon l’image du régime, du moins celle du chiisme qui passe, à tort, dans l’Europe chrétienne pour encore plus étrange que l’islam sunnite. La figure d’Ali, emblématique de l’islam chiite est, par son martyre, bien plus proche de celle du Christ que de celle Mahomet qui est, lui, un vainqueur sans états d’âme. Bien plus que le sunnisme, le chiisme intègre le tragique de la condition humaine et a, par là, plus de profondeur. Comme les chrétiens attendent le retour du Christ, les chiites attendent celui du Mahdi. La valorisation de l’esprit de résistance est une autre convergence. Tout cela est peu connu tant par les Européens que par les Iraniens et c’est dommage. Autant qu’à une commune origine indo-européenne, c’est à ces convergences qu’il faut attribuer le sentiment de proximité qu’éprouvent les deux peuples[4].
Entre rigorisme religieux et modernité
Il reste qu’en définitive le principal problème de ce pays dans les années à venir pourrait n’être ni géopolitique, ni économique, mais social ou plus précisément sociétal.
L’enseignement supérieur est aujourd’hui très développé et de grande qualité. La majorité des étudiants sont des filles. Nous avons pu voir une jeune iranienne passionnée de Proust. Elles portent le voile noir, ce qui ne les empêche pas de se maquiller et de rivaliser de coquetterie, au-delà même de ce que les usages permettent en France aux jeunes filles « bcbg ». Le taux de fécondité des Iraniennes, le plus bas du monde musulman, est même plus bas qu’en France : 1,7 enfant par femme. Si ce chiffre fait craindre de sérieux problèmes dans l‘ avenir, beaucoup y voient, à tort ou à raison, un signe de modernité.
Dans son esprit originel, le voile, symbole de discrétion ou d’humilité, était en cohérence avec une vie domestique semi cloitrée. Il semble contradictoire avec l’omniprésence actuelle des femmes dans la sphère publique comme employées, journalistes, professeurs, voire militantes nationalistes, ou dans la rue. Les étudiantes que nous avons vues doivent être prudentes, mais d’autres nous ont dit combien elles n’aimaient pas le régime. Beaucoup d’Iraniens sont aujourd’hui incroyants. Certains sont tentés par la conversion au christianisme, dans la discrétion car elle est interdite.
La tension entre la modernisation accélérée du pays et un régime religieux rigoriste constitue une contradiction majeure qui finira par éclater. Si très peu d’Iraniens veulent ce qu’ils tiennent , non sans raisons, pour le dévergondage occidental, beaucoup aspirent au changement.
Face de telles tensions, le principal ciment du pays demeure l’antagonisme américain. Chaque fois que Trump hausse le ton, les Iraniens n’ont d’autre choix que de se rassembler derrière le régime. Ceux qui ne le feraient pas passeraient pour des traitres.
Il se peut qu’en définitive Trump soit le meilleur soutien du régime des mollahs.
Roland HUREAUX
[1] Ou les deuxièmes après la Russie, on ne sait.
[2] Au cours d’une émission de radio, après notre retour, un auditeur nous a appris que son entreprise avait vendu des armes à l’Iran en 1987. Inutile de parler aux Iraniens de l’Irangate et de l’aide reçue alors d’Israël : ils ne le croiraient pas.
[3] Notamment dans un séminaire de mollahs.
[4] Faut-il mettre au compte de la proximité du chiisme avec l’esprit européen, les succès mondains et économiques de l’Aga Khan, chef d’une branche du chiisme ?