Article rédigé par Jean-Paul Brighelli , le 05 février 2018
source[Valeurs actuelles]« Je suis très attachée à la dissertation », déclare Souâd Ayada, philosophe tout récemment nommée à la tête du Conseil Supérieur des Programmes, en remplacement du très peu regretté Michel Lussault, l’homme de Najat Vallaud-Belkacem et du prédicat réunis. Et elle persiste et signe (c’est dansle Figaro du 1er février) : « Contrairement à ce qu’en disent certains, ce n’est pas un exercice formel ou de pure rhétorique. Il sollicite toutes les compétences et permet de mettre en avant l’autonomie, la réflexion personnelle. »
Certes — mais une dissertation ne se limite pas à la « réflexion personnelle » — ou plutôt (et ce n’est pas un paradoxe), la réflexion personnelle n’existe pas sans une connaissance approfondie des réflexions des autres. Sans une maîtrise des savoirs, des références, de ce qui a été pensé avant soi de beau et d’intelligent. Ou de franchement stupide, car la bêtise, qu’Aristote a oublié d’intégrer dans les « universaux », est un marqueur de civilisation bien plus sûr que le génie, si rare. Souâd Ayada a curieusement omis cette dimension essentielle de la dissertation : elle est un exercice d’application des savoirs, un champ de démonstration de la culture. Elle est de ce point de vue-là bien plus qu’un exercice scolaire : ne serait-elle pas plutôt un marqueur de civilisation ? Et sa disparition, et la mise en place de nouveaux programmes et de nouvelles pratiques — en particulier ce « texte d’invention » destiné à remplacer, justement, une pratique dissertative jugée trop élitiste — ne serait-elle pas le marqueur d’un effondrement culturel et d’une dissolution nationale ?
Discussion ce matin, avec une collègue qui vient de faire, en classe de Première, un Bac blanc de français. Sur 35 élèves de section littéraire, deux seulement ont choisi la dissertation. Le gros de la troupe s’est réfugié sur les territoires apparemment plus sûrs du commentaire de texte — c’est-à-dire, en pratique, de la paraphrase ânonnante. Et quelques-uns ont choisi le « texte d’invention » — invariablement une tribune pseudo-journalistique destinée à éveiller la conscience d’un public fictif qui ne demandait rien.
La Commission qui imposa au bac de Français ces monstruosités pédagogiques était présidée par Alain Viala, qui comme le dit fort bien l’organisation Sauver les Lettres, « s'étant en toutes circonstances déclaré l'adversaire résolu de l'élitisme, a quitté au plus vite l'enseignement secondaire pour exercer dans les universités et notamment celle d'Oxford qui est sans conteste l'endroit au monde où se rencontre le plus fort taux d'exclus de la connivence culturelle. » Quand nous aurons tout perdu, il nous restera l’ironie, cette « politesse du désespoir », selon le mot de Vian. C’était en 1999, sous Lionel Jospin et Claude Allègre réunis. Mais la Droite revenue au pouvoir en 2002 entérina la mort programmée de la dissertation : elle a eu à cœur, en matière d’éducation, de se montrer constamment aussi bête que la Gauche.
En Philo — la spécialité de Souâd Ayada —, le commentaire de texte (en fait, la laborieuse dissection paraphrastique de huit lignes, prétexte à embrouillamini filandreux) a largement pris le pas sur la dissertation. Et dans les autres matières qui jadis supposaient la maîtrise de ce genre oublié, l’Histoire par exemple, le commentaire de document a remplacé l’art délicat de la pensée organisée et critique. Comme le souligne fort bien l’actuelle président du CSP, « un combat idéologique a été mené contre cet exercice jugé élitiste. Certains y restent très hostiles, jugeant qu’un commentaire de documents serait plus égalitaire. Comme si expliquer un texte ne nécessitait ni réflexion, ni des qualités d’expression et d’argumentation. » Et d’ajouter : « Pour moi, la dissertation est précisément l’exercice le plus égalitaire. » Oui — à condition que l’on ait tout fait, depuis le Primaire, pour promouvoir la langue, la pensée et la culture — les trois conditions d’une dissertation intelligente.
Souâd Ayada en convient : « Pour faire une dissertation, encore faut-il maîtriser les fondamentaux de l’écriture, de l’expression, de la syntaxe ». Aussi étrange que paraisse l’affirmation, c’est au CP que l’on apprend à disserter. Avec une vraie méthode d’apprentissage de la lecture, couplée à une méthode sensée d’apprentissage de l’écriture. Dès le Primaire, avec des textes et des faits inlassablement ressassés, appris par cœur, avec une initiation précoce aux faits scientifiques, qui éloigne les enfants puis les adolescents de la dictature de l’« opinion » — en l’occurrence la leur, qui ne vaut jamais tripette. La loi Jospin, en instaurant la dictature de l’« expression » de soi, a renoncé à former ce Moi qui ne parvient jamais à l’autonomie qu’en passant par les autres. « Rien de plus soi que de se nourrir d’autrui, dit Valéry. Le lion est fait de mouton assimilé » (analysez cette affirmation du poète sétois, je ramasse les copies dans quatre heures).
Apprentissage de la langue, apprentissage de la culture — parce que « nani gigantum humeris insidentes », comme ont dit vulgairement, « nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants » qui nous ont précédés (idem : quatre heures pour commenter cette formule attribuée à Bernard de Chartres, le bon maître du XIIème siècle). La dissertation répugne au Je, parce qu’à l’âge des élèves, le Je n’est que le masque de la nullité conceptuelle — tout comme le selfie est l’art de l’impuissant. Le narcissisme n’est pas une culture — il en est même la réfutation. Mais la loi Jospin (jamais remise en cause par les successeurs de ce malfaiteur) préconisait au contraire l’expression précoce du Je : tous ego !
La dissertation, tant décriée, est une école de bon français, de culture maîtrisée et d’humilité — trois qualités peu recommandables, en ces temps de gloubi-boulga, d’inculture étalée et de prétention précoce. Parce qu’elle suppose la maîtrise d’un raisonnement dialectique, qui fait la part toujours de la pensée hétérodoxe (non conforme à la « doxa », aux idées reçues étaux lieux communs), elle est l’un des remèdes à la tyrannie de l’opinion, de la certitude non démontrée et du fanatisme aveugle. Est-ce là de l’élitisme ? Non — mais la disparition programmée de la dissertation marque la fin des Lumières.
Le retour en grâce de la dissertation ne peut donc s’imposer qu’en changeant en profondeur tous les programmes. En imposant une méthode d’apprentissage de la lecture. En obligeant les enfants à écrire précocement. En recourant au par cœur — parce que contrairement à ce que croient les ânes, c’est du par cœur que naît une pensée autonome (là encore : quatre heures pour… disserter !). En croisant les sources et les opinions, en retissant une culture, et en redonnant le goût et l’orgueil de l’effort. Souâd Ayada a du pain sur la planche.
PS. Si l’article ci-dessus vous fait effectivement penser à une dissertation, c’est que je m’impose, chaque fois que j’en donne une à mes élèves, de leur fournir un corrigé complètement rédigé : le Maître cesse d’en être un dès qu’il renonce à être modèle — là aussi, vous avez quatre heures…