La démocratie a peur de la vérité
Article rédigé par Liberté politique, le 20 septembre 2017

La vérité est-elle encore un droit de l’homme, est-ce que la démocratie impose intrinsèquement le renoncement à la vérité, pourquoi cependant existe-t-il une exception vitale pour Nuremberg ? Telles sont les questions qui vont être ici non pas résolues, évidemment, mais au moins posées. Et la surprise, c’est que, au moins pour les deux premières questions, nous n’allons pas suivre des penseurs « à la droite de l’extrême droite » comme dirait Jean Madiran mais une personnalité de gauche : Richard Rorty. Sa conception de la vérité comporte deux versants, un versant épistémologique (concernant les sciences dures) et un versant ontologique/sociétal.

La vérité « floutée »

Pour le versant épistémologique, on serait tenté de l’écarter ou, à tout le moins, de le mettre provisoirement de côté : car après tout, si nous n’avions aujourd’hui que des « disputationes » sur le sexe de la vérité, on serait très heureux de la situation. Pourtant, ses développements sur le caractère non épistémique de la vérité valent le détour, on trouvera une très bonne présentation de la discussion entre Hilary Putnam et Richard Rorty dans un article en français – en français philosophique, certes – de Christophe Schinckus « Critique davidsonienne du réalisme putnamien ».

Les révisionnistes y apprendront que leur démarche « hyper-scientifique » n’a pas plus de valeur de vérité qu’une approche littéraire de type Elie Wiesel et Rorty reprendrait certainement à son compte un passage de ce dernier qu’on trouve page 347 de ses « Mémoires », passage qu’on trouve cité par Rémi Perron dans son ouvrage « Révisionnisme – Complotisme » : « [Le rabbin de Wizhnitz] me fait parler de mes travaux. Il veut savoir si les histoires que je raconte dans mes livres sont vraies, c’est-à-dire si elles sont vraiment arrivées. Je lui réponds : « Rabbi, en littérature, c’est ainsi : il y a des choses qui sont vraies et pourtant elles ne sont pas arrivées ; et d’autres qui ne le sont pas, alors qu’elles sont arrivées » ». En fait, Rorty irait même plus loin, il n’y a pas besoin de faire référence à des choses qui sont arrivées ou pas, la vérité n’est pas référentielle du tout ! Inutile donc d’être trop précis sur la recherche des causes, on ne peut pas en identifier d’individuelles, tout au plus peut-on parler de pressions causales, le discours justificatif n’est qu’un discours parmi d’autres et il n’augmente en rien la valeur de vérité de ses assertions.

Curieux ce Richard Rorty, il est à la fois le digne successeur des penseurs occidentaux, toujours à la recherche de nouvelles représentations critiques de toute chose, et en même temps, il s’attaque là à l’atout maître de l’occident : la vérité scientifique. Il scie la branche sur laquelle il est assis : la critique et l’Occident. Mais au moins, à ce stade, on peut encore espérer que la vérité, la vraie, la normale, existe quand même quelque part, ou même partout, et ce, même si on ne voit plus très bien comment on pourrait dire d’un énoncé qu’il est faux : il y a peut-être un point de vue divin et même un Dieu qui donnera un jour le fin mot de l’histoire à l’homme qui pourra le recevoir.

La vérité n’est pas un droit de l’homme

Mais, lorsqu’on attaque le volet ontologique/sociétal, on se rend compte qu’on doit comprendre que non : la vérité n’est tout simplement pas un droit de l’homme. On trouvera dans l’ouvrage d’Henri Hude « La force de la liberté » la présentation du concept clé de Richard Rorty : l’identité ontologiquement neutre. C’est la seule identité valable et acceptable, toutes les autres, être homme ou femme, français, blanc sont intolérables en tout cas pas recevables à titre d’absolu : vérité égale l’ensemble vide. Dans l’ouvrage de Rémi Brague « Le règne de l’homme », on trouve à la fin du chapitre sur « le devoir de régner » que pour Richard Rorty, « La renonciation à la vérité est le prix à payer pour obtenir la démocratie ». Même tonalité dans la note Wikipédia qui lui est consacrée : « En politique, Rorty était « libéral » au sens américain du terme, c’est-à-dire engagé à gauche, et défenseur de la démocratie ; mais il refusait la justification, métaphysique selon lui, que les Lumières donnaient de ses principes ». Son livre « Contingence, ironie et solidarité » est « l’occasion pour Rorty d’articuler pour la première fois un idéal politique en accord avec sa philosophie, à savoir celui d’une communauté diverse qui soit unie par son opposition à la cruauté plutôt que par des idées abstraites comme la justice ou l’humanité commune. » Parce que la justice et l’humanité pourraient évoquer la notion de vérité dont on ne veut plus même dans sa version autonomisée par les Lumières : on ne peut pas voter pour ou contre la vérité, n’est-ce pas ? Et comme le dit un prédécesseur de Rorty, John Dewey, la démocratie a priorité sur la philosophie. Si on remarque que « la vérité » est peu ou prou le fonds de commerce de la philosophie, la phrase revient à dire que la vérité peut être nuisible pour la démocratie, voire cruelle.

 

La vérité impossible

La cruauté, nous y voilà, c’est le point faible de la théorie de Rorty, versant épistémique puisque nous avons là une vraie référence concrète et causale (les années trente évidemment) mais aussi versant ontique car, pour la démocratie, il est absolument vital qu’il y ait vraiment eu – quelque part à l’extérieur du langage dont on ne peut pourtant jamais sortir dixit Rorty – des nazis et l’horreur de l’extermination. Pourquoi vital ? C’est ce qui va être progressivement exposé, mais, auparavant, il doit être précisé que toutes les citations qui vont suivre sont fournies par Rémi Brague dans son ouvrage précité « Le règne de l’homme », une mine sauf justement en ce qui concerne le nazisme pour lequel nous n’avons qu’une citation et c’est du Léon Poliakov.

Mais revenons à notre démocratie, on l’a vu, elle refuse toute justification transcendantale comme le vrai ou le bien, mais il lui faut pourtant se différencier du mal et accepter, ne serait-ce qu’à minima par contraste et par défaut d’apparaître comme un bien faute de quoi on ne verrait pas pourquoi on devrait la défendre et la préférer. C’est Charles Péguy qui a démasqué et nommé le parasitisme comme essence de la modernité fin 1907, puis en 1914 : « La seule fidélité du monde moderne, c’est la fidélité du parasite. […] Le monde moderne est […] essentiellement parasite. Il ne tire sa force, ou son apparence de force, que des régimes qu’il combat, des mondes qu’il a entrepris de désintégrer. » Avant lui Nietzche notait : « Nous avons cessé d’accumuler, nous dépensons les capitaux de nos ancêtres. » Et Renan de son côté mettait en parallèle l’épuisement du « capital planétaire », charbon et ressources morales. Dans ce contexte, le Reich est l’Argumentum ad nauseam idéal pour régénérer en permanence la démocratie, il est parfait pour incarner le rôle de « Ce que le monde n’a pas voulu » pour reprendre le titre du petit fascicule de Friedrich Stieve de 1940.

Le problème, c’est que les preuves techniques concernant ce qui s’est passé au cours des années 1942, 43 et 44 sont dangereusement en faveur des révisionnistes. Nous allons donc être obligés de quitter le versant épistémique pour aller sur le versant ontique pour trouver de quoi fonder la position officielle des historiens, des pédagogues, des médias, des juges et bref de tout l’appareil de notre République Démocratique. Or, que trouve-t-on sur ce versant ? D’abord, nous avons ce mot de Pétrarque : « Vouloir le bien vaut mieux que savoir le vrai. » Soit, mais ne pas tenir compte des découvertes des révisionnistes nous oblige à renoncer à l’autonomie de la vérité conquise de haute lutte par les Lumières et nous reculons donc déjà de deux bons siècles. Mais il y a plus fort encore, car on ne voit toujours pas comment nous allons pouvoir remplacer la vérité des révisionnistes par le bien. Une seule ressource, la doctrine de la convertibilité des transcendantaux : en dernière analyse, Être, Bien et Vrai coïncident (c’est ce qui nous a permis plus haut de faire correspondre identité neutre et vérité égale à l’ensemble vide).   Ainsi, contester la Shoah c’est mal donc c’est forcément faux. Intéressante doctrine mais qui nous ramène cette fois en pleine scolastique moyenâgeuse. On recule de mille ans et on va devoir reculer encore car personne n’est assez fou pour penser qu’un humain ou une cour humaine soit capable de garantir la convertibilité du bien en vrai, comme le dit le juriste allemand Ernst Wolfgang Böckenfönde : « L’état libéral, sécularisé, vit de présupposés qu’il est incapable de garantir lui-même. » Il faut une providence : échec et mat, nous voilà revenu dans les années trente, mais trente tout court, trente après Jésus Christ.

Rorty est mort en 2007. Pas décédé ou disparu ou parti, non, mort. Ce n’est pas très démocratique, il faut bien en convenir, peut-être même est-ce un peu cruel d’être ainsi éjecté du langage, mais, et si c’était le prix à payer pour être dans le bien et le vrai ? C’est en tout cas tout le mal qu’on lui souhaite.

Quant à Friedrich Stieve, il est cité plus haut exactement à contre-emploi : le sous-titre du livre de ce diplomate nazi est : « Les offres de paix faites par Hitler entre 1933 et 1939 » et dont « Le monde n’a pas voulu ». Il se concluait ainsi : « L’Histoire du monde est le Tribunal de l’Humanité, dit Schiller, le poète de Jeanne d’Arc. Ici, comme toujours dans ses décisions capitales, ce tribunal prononcera un jugement équitable. »

Francis Goumain