Eradiquons.
Article rédigé par , le 28 septembre 2016

[Source : Politique Magazine]

Il y a des réalités blessantes, affreuses, scandaleuses, qu’il faut à tout prix éradiquer : sinon, que diraient les jeunes ?

Heureusement, à les éradiquer, notre siècle est très costaud. Il s’y prend souvent à deux fois, à trois fois, mais il y réussit magnifiquement : la réalité offensante a disparu. Par exemple, la mort. Au début, on a dit le décès, décéder. C’était anoblir la chose, l’adoucir, ce n’était pas la tuer. Puis on a dit : il est parti, il a disparu et sa disparition n’a entraîné aucune recherche. Il est passé de l’autre côté du miroir, il est devenu poussières d’étoiles, il est passé dans l’autre monde. L’autre monde est toujours paradisiaque, l’enfer aussi a été éradiqué. « Le Seigneur a accueilli dans sa Lumière » la pire et la plus impénitente des crapules, le plus effroyable et le plus orgueilleusement satanique des saligauds. Et juste avant que ce saligaud ne passe l’arme à gauche, on ne dira plus comme on le disait désastreusement dans des temps anciens qu’il est en danger de mort, on dira que son pronostic vital est engagé.

Même chose pour l’émotion esthétique, le sens du beau, le beau. Le beau est affreux, il faut le supprimer. Au début, on a dit de la Piéta de Michel-Ange ou du château de Versailles que c’était joli. Certaines personnes timides en sont encore là, elles n’osent pas aller plus loin, « beau » leur paraît un gros mot, elles ne s’aperçoivent que « joli » n’est pas joli. Mais d’autres personnes sont beaucoup plus courageuses et ont compris que « joli » implique encore une émotion esthétique, si mignonne soit-elle. Aussi, devant toute œuvre d’art, ne disent-elles plus que c’est mimi, elles décrètent que c’est un témoignage du passé ou que ça fait partie du patrimoine. Ce qu’ayant dit, elles prennent un air constipé, ravalent les mots qui allaient leur échapper et font par respect une demi-minute de silence, après quoi elles vont jouer. Ce type de jugement (témoignage du passé, partie du patrimoine) a un autre avantage. Ça peut se dire indifféremment de ce que les vieux croûtons appelaient « chef-d’œuvre » et de ce qu’ils appelaient « croûtes ». Il n’y a plus de discrimination. Un tableau de Vuillard et la production de M. Le Peintre du Dimanche ont la même valeur, ce sont des témoignages du passé. Il n’y a plus de jaloux. En revanche, parmi les témoignages du présent, tout est « chef d’œuvre absolu », il n’y a plus que ça. Pas de jaloux là non plus. L’égalité règne.

 

Bernard Leconte