Article rédigé par Aude de Kerros, le 22 octobre 2015
À la veille de la grand’messe de la FIAC (21-25 octobre), Aude de Kerros publie "L’Imposture de l’art contemporain" (Eyrolles). Elle décrypte la contribution hexagonale à la « fabrique » d’un « art » contemporain mué en produit financier.
Pour quelles raisons taxer l’art contemporain d’« imposture », user du terme « utopie » à son sujet ?
Je renvoie aux définitions d’imposture — tromperie de qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas — et d’utopie — construction imaginaire ou conception qui paraît irréalisable — proposées par le Larousse ou le Robert.
Ce que l’on désigne couramment par le vocable d’« Art contemporain » ne reflète pas toute la production artistique de notre époque, loin de là. L’appellation correspond à un label estampillant un courant parmi d'autres de la création : l'art conceptuel. Il a été choisi par le haut marché comme produit artistique à destination planétaire pour son caractère sériel, reproductible, peu identitaire. L'administration culturelle française en a fait l’art officiel de la République. Ses « inspecteurs de la création », ses conservateurs et universitaires décident de ce qui est de l’art et de ce qui n’en est pas, et ne distinguent plus très bien les frontières entre secteur public et secteur privé.
L’art conceptuel — apparu dans les années soixante — s’est en effet imposé à partir des années quatre-vingt en tant que seule pratique « contemporaine » légitime, avant de devenir, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, un financial art globalisé. Les œuvres sont devenues sérielles, avec des produits d’appel haut de gamme pouvant atteindre des cotes astronomiques, déclinées en marchandise industrielle aux quantités et formats divers, adaptés à tous les budgets. L’arbitraire des réseaux de collectionneurs qui en fabriquent la valeur remplace les critères et repères intelligibles de la valeur artistique. L’hyper-visibilité de ces produits, qui résulte de plans marketing et de communication, occulte les nombreux autres visages —« cachés » — de la création d’aujourd’hui, aussi divers que méconnus.
Afin de ne pas ajouter à la confusion, et par souci de clarté du propos, je m’efforce au fil des pages de distinguer sémantiquement « Art contemporain » et « Art » tout court.
Quels « moments » marquants, emblématiques, identifiez-vous dans la genèse du système ainsi décrit ?
Je fais remonter le récit à l’automne 2008, au moment de l’effondrement des marchés financiers, là où je l’ai laissé dans L’Art caché. Je relate de quelles manières, dans le contexte de la crise bancaire et financière, les divers acteurs du marché de l’art ont volé au secours de la cote d’un art contemporain florissant worldwide : investissement de Paris par les succursales des galeries new-yorkaises, facilitation par l’administration culturelle de l’accès aux lieux patrimoniaux de prestige et de mémoire, étapes phares du tourisme culturel, à la notoriété planétaire. En peu de temps la capitale française a été instrumentalisée en showroom, en vitrine « écrin », procurant aux produits la caution institutionnelle prescriptrice, leur conférant prestige et « glamour », la valeur ajoutée made in France.
Le cas d’école représentatif de ces « liaisons dangereuses », endogames, tissées de conflits d’intérêts ou l’on ne distingue plus le service public et les intérêts privés est le premier dîner de gala, en 2008, donné au château de Versailles en l’honneur de Jeff Koons, réunissant le réseau qui fabrique la valeur : critiques, galeristes, experts et leaders d’opinion, collectionneurs amis, autour de François Pinault et de Jean-Jacques Aillagon alors en charge de Versailles, ancien ministre de la Culture, ancien employé de Pinault à la direction de sa collection privée au Palazzo Grassi à Venise.
Quelles intentions et motivations ont présidé à votre démarche éditoriale ?
Moi-même artiste et observatrice attentive des tendances et évolutions de la création et des idées qui animent le milieu de l’art, je ne reconnais pas, dans ce que les médias renvoient sous l’étiquette « d’Art contemporain », ce que je perçois de la pratique de mes pairs, vus de la fenêtre de mon atelier. Je souhaite pour cette raison témoigner depuis ce point de vue peu connu sur notre époque, celui de l’artiste. J’aimerais que soit levé le voile sur l’étonnante vitalité, la liberté irréductible qui existe à l’ombre des écrans médiatiques et à l’écart du storytelling mainstream. Ils sont sous-évalués et dépréciés uniquement parce qu’ils sont invisibles. Je désire faire justice à cette création non officielle et non cotée en contribuant, à mon échelle, à la faire connaître.
J’ai voulu aussi décrire le paysage extrêmement divers de la « dissidence », de ses figures, ses livres et écrits. Ces esprits libres font un travail de fond sur la critique cultivée et argumentée de « l’Art contemporain ». Ils sont de plus en plus visibles, grâce aux moyens d’information alternatifs.
Enfin, je partage mon indignation de citoyenne déplorant ce qui s’apparente à un détournement, à une captation de ressources budgétaires disponibles au titre de l’aide à la création, au bénéfice de spéculateurs internationaux, de marchands, d'artistes « vivant et travaillant » partout, sauf en France qui pourtant accueille traditionnellement tous les artistes du monde.
Je prends à témoin nos compatriotes de cette politique contre leurs intérêts, sans contrepartie, sans les avoir consultés, sans la moindre transparence, et donc contestable.
L’ARGENT DE L'IMPOSTUREPour l’auteur de L’Art caché (2007), l’art contemporain est devenu un mécanisme aux rouages actionnés en réseau, entre marché et décision publique, au profit exclusif — sonnant et trébuchant — d’une poignée d’investisseurs et d’auteurs, au détriment de la partie immergée, majorité écrasante de la scène artistique, toujours moins silencieuse. Anish Kapoor, Jeff Koons, Xavier Veilhan, Paul MacCarthy, Daniel Buren… Les œuvres d’artistes d’aujourd’hui sont omniprésentes dans le paysage urbain des métropoles ainsi que dans le cadre des musées, sites et monuments patrimoniaux. Dans la sphère médiatique, également, laquelle a largement relayé les récents actes répétés de vandalisme dont certaines d’entre elles ont fait l’objet. À l’intention du plus large public interpellé par cette actualité symptomatique et intéressé par la création dans le champ des arts plastiques et les débats qui le traversent ou curieux des enjeux des politiques culturelles, Aude de Kerros délivre clés et ressorts des phénomènes en cours dont elle propose une lecture analytique et critique, étayée par une abondante documentation et fourmillant d’exemples. Son regard est incisif et sans concession, à rebours de la rhétorique manichéenne et conformiste comme des raccourcis idéologiques, pour un essai revigorant autant que salutaire, ambitieux dans ses contours, inédit par son angle factuel. L’approche est tout à la fois rétrospective, sur les métamorphoses de la décennie écoulée, panoramique avec un large spectre sur la production actuelle en France, et prospective, en présentant les scénarios d’éclatement à terme de la “bulle” spéculative.
Aude de Kerros a imposé depuis plus d’une décennie sa singularité d’essayiste de renom dans le domaine de la création artistique dont elle s’attache à restituer et faire connaître l’évolution « souterraine ». Diplômée en droit et sciences politiques, ancienne pensionnaire de la Fondation Konrad-Adenauer, lauréate de l’Institut de France (Prix de portrait Paul-Louis Weiller 1988), l’auteur est d’abord graveur et peintre. Ses œuvres figurent au catalogue des collections du National Museum of Women in the Arts de Washington et du département des Estampes et de la photographie de la BNF. Elle a présenté plus de quatre-vingts expositions en France et en Europe. Elle a publié Sacré art contemporain - Évêques, inspecteurs et commissaires (Jean-Cyrille Godefroy, 2012, prix Adolphe-Boschot de l’Académie des Beaux-Arts), L’Art caché - Les dissidents de l’art contemporain (Eyrolles, nouvelle édition 2013) et avec Marie Sallantin et Pierre-Marie Ziegler, 1983-2013, Les Années noires de la peinture, une mise à mort bureaucratique ? (Pierre-Guillaume de Roux / 2013).
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