Berezina
Article rédigé par , le 17 septembre 2015 Berezina

Berezina n’est pas un récit de voyage. Il s’agit plutôt d’un journal, écrit durant un pèlerinage à moto sur les traces des milliers de soldats de la Grande Armée. Pourquoi souffrir sur le chemin d’une défaite ? « Pour le panache. »

Comme à chaque fois, la pérégrination s’est imposée à Sylvain Tesson et l’un de ses compagnons au cours d’une autre expédition : « Les idées de voyage jaillissent au cours d’un précédent périple. » Ils sont donc partis à cinq, deux Russes et trois Français, mettant les roues de leurs motos Oural, monstres de rusticité, dans les pas des grognards de Napoléon. Nous suivons donc cette bande des cinq, guidés par plusieurs récits, à chacun son favori : le sergent Bourgogne, « vélite increvable qui vénérait l’empereur », Caulaincourt, le « grand écuyer de Napoléon »…

Leurs étapes se succèdent, ponctuées de pannes mécaniques, de chutes de neige, de chauffards russes et de toast à Napoléon — « en Russie, l’art du toast a permis de s’épargner la psychanalyse ».

Si le ton de l’ensemble est plutôt léger, on ne parcourt pas près de trois mille kilomètres marqués par la retraite de Russie sans être marqué par la démesure du sacrifice consenti par la Grande Armée : sur les quelques six cent mille soldats partis pour conquérir Moscou, seuls… cinquante mille ont retraversé le Niémen au retour. Les autres sont morts, faits prisonniers ou ont déserté. Laissant sur leur chemin des « haut-lieux » en pagaye :

« Un haut lieu, écrit Tesson, c’est un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. C’est un paysage béni par les larmes et le sang. Tu te tiens devant et, soudain, tu éprouves une présence, un surgissement, la manifestation d’un je-ne-sais quoi. C’est l’écho de l’Histoire, le rayonnement fossile d’un évènement qui sourd du sol, comme une onde. Ici, il y a eu une telle intensité de tragédie, un si court épisode que la géographie ne s’en est pas remise. Les arbres ont repoussé, mais la Terre, elle, continue à souffrir. Quand elle boit trop de sang, elle devient un haut lieu. Alors, il faut la regarder en silence, car les fantômes la hantent. »

Les fantômes des grognards nourrissent les réflexions de Sylvain Tesson, qui s’interroge : pourquoi, pour qui mourrait-on aujourd’hui ? Car il n’y a plus de « roman collectif » : « Acheter des choses [est] devenu une activité principale, un horizon, une destinée. » Le destin commun qui unissait les grognards, qui les faisait tenir contre les éléments et les cosaques ligués s’est vaporisé dans le vivre-ensemble. La patrie n’est plus glorifiée. Le shopping l’a remplacée.

Les voyages de Tesson ressemblent parfois d’ailleurs à une fuite éperdue de nos sociétés modernes. Est-ce parce que c’est le seul moyen de trouver ce petit supplément d’âme qui  cherche la vie, la vraie vie, en dehors du monde ? 

 

 

T.L.

 

 

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