Le monde de 2030 nous surprendra
Article rédigé par Thomas Flichy de La Neuville, le 12 août 2015 Le monde de 2030 nous surprendra

De quoi sera fait l’avenir ? C’est la question que se posent Thomas Flichy de la Neuville et Gregor Mathias dans leur dernier ouvrage, Le monde en 2030 : Celui que la CIA n'imagine pas (Giovanangeli Editeur). Constatant les erreurs des tentatives de prédictions américaines trop souvent basées sur l’idéologie, ils se prêtent à leur tour à l’exercice, en rajoutant un élément crucial : la prise en compte de la réalité géopolitique. Les questions qui viennent à la lecture de leur ouvrage sont nombreuses. Conscients qu’« aucun avenir n’est écrit à l’avance », ils rappellent que bien gouverner, c’est prévoir, et si possible à long terme. Même si « l’avenir reste ouvert aux inflexions des minorités pensantes et agissantes ».

1 – Pourquoi le monde nous surprendra-t-il ?

Aux États-Unis comme en Europe, la dictature de l’immédiateté, combinée à la préférence pour les analyses conceptuelles s’est traduite par une véritable panne de la prospective. Fondés presqu’exclusivement sur l’analyse statistique, les travaux d’anticipation se sont détournés des mutations politiques et culturelles à venir, comme si la prophétie libérale d’un monde pacifié par l’ouverture des frontières devait immanquablement se réaliser. Il faut toutefois être conscient que la plupart des civilisations en déclin sont marquées par une incapacité à prévoir les dangers qui les menacent.

Ainsi, lorsque le conquérant perse Shapour Ier entra dans la cité d’Antioche en 252 après J-C, il trouva les habitants insouciamment rassemblés dans le théâtre. Selon Ammien, l’acteur sur scène s’adressa soudainement à la foule en plein délassement, déclarant : « Est-ce un rêve ou vois-je les Perses en haut de ces gradins ? ». Se retournant, les citoyens d’Antioche découvrirent stupéfaits les archers sassanides qui les criblèrent de flèches avant de mettre le feu à la ville. La sanction de la cécité intellectuelle est parfois douloureuse. Incapables de voir le monde comme il est, et n’imaginant leur chute qu’en rêve, les empires finissants accumulent les erreurs stratégiques. Combien plus difficile encore leur est-il de se projeter ne serait-ce que deux décennies en avant. D’ailleurs quelles études de prospectives ont, ne serait-ce qu’envisagé, la chute du Mur de Berlin au milieu des années 1970 ?

2 – Quelles sont vos principales critiques envers Le monde en 2030 vu par la CIA ?

Ce rapport, dont l’expression clef est le brouillard de la transition comporte trois erreurs  d’appréciation majeures.   La première erreur a trait à la projection de l’utopie démocratique sur le monde de 2030. Les Américains évoquent la perspective chimérique d’une réconciliation israélo-palestinienne, comme l’avènement de gouvernements modérés et démocratiques au Moyen-Orient. Le concept de démocratie islamique -  par essence contradictoire - apparaît à plusieurs reprises, comme s’il s’agissait d’une évolution probable.

La seconde erreur a trait aux évolutions géoéconomiques probables : si le rapport insiste à juste titre sur le vieillissement de la population européenne et japonaise, il n’en tire à aucun moment les conséquences sur les potentialités créatrices de ces deux espaces géographiques. Or l’âge moyen d’une population, a une forte incidence sur sa capacité à innover. La troisième erreur a pour objet l’évolution de l’islam. Ce sont ici, à l’évidence les connivences entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite qui expliquent la fable distillée par le rapport 2030, au sujet du terrorisme islamique. Celui-ci est assimilé à un simple mouvement politique et promis comme tel à la dissolution à court terme.

3 – Quel diagnostic pour la France en 2030 ?

En 2030, la France se relève à peine d’un effondrement économique majeur. Différant éternellement la réforme de l’État afin de ne pas attenter à un confort devenu le dernier privilège des masses, des gouvernements mal élus à la légitimité populaire très faible ont longtemps préféré l’immobilisme aux réformes courageuses.  L’implosion économique entraîne dans sa chute la part morte des élites composée de technocrates incapables de donner du sens à l’existence face aux effondrements successifs.

Les classes dirigeantes connaissent la même évolution que les corps des officiers au début de la guerre de 1914-1918 : celle d’une brusque recomposition. Les élites vivantes qui émergent du chaos rassemblent à la fois des Français issus de l’immigration, ayant pris des responsabilités malgré la crise durable d’identité occidentale qui rend leur intégration improbable, et la partie la plus créatrice des anciens dirigeants. Leur point commun est leur capacité à maîtriser la violence. Le chantier est d’autant plus important qu’en 2030, l’État failli est placé sous tutelle financière extérieure. L’Etat paléo-républicain s’est effondré, les mutations ethniques se sont accélérées sous le choc des migrations.

4 - Que reste-t-il de l’Europe ?

En 2030, la compétitivité européenne est en berne. Désormais âgées, les sociétés européennes cultivent le loisir pour seule finalité. Concurrencées notamment par des élites indiennes, chinoises, russes, iraniennes, brésiliennes, algérienne ou mexicaines, les économies européennes n’en finissent pas de perdre des parts de marché. Pour avoir conditionné de nombreux contrats d’exportations à un considérable transfert de technologies en destination des acheteurs, les industries européennes sont contraintes à l’excellence pour conserver une avance déterminante. L’éviction de la Grèce de la zone euro, et par conséquent l’implosion de l’unité monétaire a pour conséquence directe une perte des avoirs européens placés à Athènes et une hausse de leurs déficits de plusieurs points.

Outre les pertes colossales qui fragilisent toujours plus des économies déjà malades, une crise de confiance sans précédent éclate pour la monnaie européenne. Constatant l’échec de toutes les solutions politiques, les Européens se détournent massivement de la politique. Le jeu de l’alternance au niveau national et le déficit démocratique de l’Union européenne favorisent les populismes et l’euroscepticisme. Le contrôle des frontières par les États-membres pour interdire l’accès de l’immigration clandestine arrivée par des navires-poubelles depuis la Méditerranée, devient une revendication si forte que des pays comme l’Italie menacent de sortir du traité de Schengen. Le vieillissement de la population européenne a pour conséquence immédiate une surreprésentation des seniors dans la société. Trop nombreux, les systèmes des retraites par répartition explosent, conduisant les papy boomers tantôt vers la précarité extrême, tantôt vers la dépendance envers les jeunes générations. L’Allemagnes connaît des émeutes armées spasmodiques dans ses anciennes vallées industrielles entre les vieux-allemands et les Länder islamiques autogérés. L’Ecosse a quitté le Royaume-Uni. A Ceuta et Melilla, les forces espagnoles ont été débordées par l’afflux des migrants.

5 – La Russie fait-elle figure d’exception ?

En 2030, la Russie a renforcé sa cohérence interne en renouant avec sa propre identité : la solidarité, l’indétermination et la tendance vers l’absolu. Bénéficiant de réformes de fond finalisées à la défense d’un territoire hérité de l’histoire, mais d’une taille très inférieure à la Russie des Romanov, celle-ci se reconfigure défensivement autour de la voie maritime du nord. La montée en puissance de la voie du Nord-Est est la conséquence indirecte du réchauffement climatique. La fonte de la banquise arctique permet aux Russes de créer des bases sibériennes d’exploitation de gisements d’hydrocarbures et de minerais. Le transport maritime en océan arctique est donc devenu très rentable pour approvisionner leurs bases en mer de Kara ou pour acheminer leurs matières premières. En Europe occidentale, les centres culturels russes aiguillent désormais les demandeurs d’asile qualifiés vers l’Université de Saint-Pétersbourg qui accueille des chercheurs et des professionnels soigneusement sélectionnés. L'apport de ces nouvelles populations, associé à un rebond de la natalité amorcé à l'orée des années 2010, permet à la Russie de renouer avec la croissance démographique. En 2030, la Fédération de Russie compte près de 150 millions d'habitants. La Russie a réussi à briser l'encerclement voulu par les Américains par l'intermédiaire des ex-Républiques soviétiques acquises à Washington. L’Ukraine a retrouvé sa place de territoire matriciel du monde slave, sous la protection de la Russie.

En effet, le lobbying actif de pays comme la Grèce, la Hongrie, la Slovaquie ou l’Autriche a fini par obtenir des grands États européens une position plus mesurée vis-à-vis de la Russie, d'autant que de nombreux "incidents" auront permis de montrer la réalité des fondements doctrinaux bien peu démocratiques du nationalisme ukrainien. Lâchée par Washington d'une part, et par l'Union européenne d'autre part qui a préféré jouer la carte du pragmatisme en raison de sa dépendance énergétique à l'égard de la Russie, l'Ukraine amputée de sa partie orientale a connu une grave crise économique qui l’a contrainte à accepter la main tendue par la Russie. Pourtant, si la situation de la Russie semble stabilisée à l'ouest et dans la Caucase, elle doit faire face à une forte pression migratoire chinoise en Sibérie. En réponse au « trop plein » chinois, le « vide » sibérien provoque un appel d'air. Des centaines de milliers de travailleurs chinois ont ainsi traversé le fleuve Amour pour s'installer en Russie où leur main d'œuvre bon marché est mise à profit pour faire renaitre les anciens kolkhozes laissés à l'abandon et développer l'industrie.

6 – Les Etats-Unis dominent-ils encore le monde ?

Marqués brutalement par le déclin impérial, les États-Unis retournent à leur tradition isolationniste. Exploitant leurs propres hydrocarbures et se désintéressant des affaires du monde, l’Amérique s’isole, perdant davantage encore le sens des réalités géopolitiques. La quête de prospérité illimitée ayant buté sur une impasse, les États-Unis connaissent un réveil religieux sanctuarisant dans l’esprit collectif la nouvelle terre promise dont l’Amérique s’est détournée pour vouloir régir les affaires du monde. Le temps nouveau est celui du retour au désert. Ce repli isolationniste profite fort logiquement aux puissances concurrentes de l’Amérique, qu’elles soient extra-européennes ou occidentales. Les populations latinos atteignent désormais 20 % à 25 % de la population des États-Unis.

Désormais, l’espagnol est la première langue parlée dans les États du Sud. Pour autant, il ne faut pas sur-interpréter les conséquences de ces changements. A l’image des royaumes barbares désireux de perpétuer l’Imperium Romanum, la majorité de ces populations, dont une proportion importante est née sur le sol américain - et possède donc la nationalité américaine - se considère avant tout comme "américaine". Toujours est il que le retour des États-Unis à l’isolationnisme, permet aux puissances concurrentes d’émerger.

7 – Le Brésil a-t-il supplanté les Etats-Unis ?

S’il est un pays qui cristallise les espoirs – et les fantasmes – d’un développement quasi exponentiel, c’est bien le Brésil. Or, bien qu’il soit indubitablement pourvu d’atouts qui font la puissance, les difficultés auxquelles le Brésil est actuellement confronté devraient s’exacerber au point d’hypothéquer son rêve de devenir une superpuissance. La coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques au Brésil n’apportent pas de solution au problème des inégalités sociales qui sont des plus criantes. Ces opérations de communication de prestige qui se sont avérées ruineuses ont hypothéqués des milliards d’euros qui n’auront pas été investis dans le développement et la réduction de la pauvreté. L’insécurité dans des villes telles que Rio de Janeiro et São Paulo est si élevée que des insurrections très violentes issues des favelas les embrasent en 2030, paralysant ses poumons économiques pendant de longues périodes. La répression policière très musclée de ces émeutes par la police militaire et l’armée entache durablement la réputation du Brésil au risque de le désigner comme un État paria comparable à l’Afrique du sud de l’apartheid. Terrorisés par un climat de violence endémique, l’industrie touristique s’effondre soudainement.

Pour juguler les crispations, le Brésil achète la paix sociale en développant son système social, ce qui provoque une forte augmentation des dépenses publiques et une reprise de l’endettement. Sur le plan économique, la corruption massive, les gaspillages et les investissements hasardeux dans des opérations destinées à flatter un orgueil national sourcilleux, compromettent les perspectives de développement. Le Brésil est empêtré dans une croissance terne qui ressemble à une stagnation – voire à une récession pure et simple suite aux conséquences de l’explosion de la zone euro –, et accroît la pauvreté de la population. Le mirage de l’indépendance énergétique par la combinaison de ses réserves de pétroles et la production d’agro-carburants se révèle à la fois un désastre écologique et social en raison de la culture intensive de la canne (éthanol) et du soja (diesel) destinées à nourrir des véhicules prioritairement aux hommes. Pour autant, le Brésil poursuit sa politique de rayonnement international en s’implantant plus solidement en Afrique, notamment dans les anciennes colonies de l’empire portugais (Mozambique, Angola, Guinée Bissao), et assoit sa position de leader régional en Amérique du Sud en devenant un interlocuteur au moins aussi incontournable que Washington.

8 – Une classe moyenne africaine a-t-elle émergé ?

La partie de Global Trends 2030 consacrée à l’Afrique, est sans doute la plus caricaturale du rapport du National Intelligence Council. Les références à l’Afrique se présentent comme un tissu de généralités creuses sur l’émergence des classes moyennes, les difficultés de la gouvernance, ou les défis démographiques du continent, sans qu’un mot ne soit prononcé sur le réveil de l’Islam ou bien les affrontements ethniques. La croyance en l’avènement inéluctable de la démocratie, selon un schéma biaisé de l’histoire des sociétés humaines se traduit par des propos risibles sur le « déficit démocratique » des États africains et leur « transition malaisée de l’autocratie à la démocratie ». En réalité, vers 2030, l’Afrique s’est débarrassée de l’héritage de la colonisation européenne. Celui-ci ne reste plus qu’un vague souvenir à l’heure où les infrastructures mises en place par l’ancien colonisateur se sont effondrées. L’Afrique nouvelle est plus pauvre que jamais : l’exploitation de ses ressources ne lui profite désormais plus comme auparavant. En effet, les nouveaux colons, adeptes d’un capitalisme sans scrupule, réinvestissent le strict minimum sur place. Juste assez pour assurer leur sécurité. La nouvelle Afrique ressemble par conséquent à une peau de panthère : de petites tâches de richesse dans un océan de pauvreté. Le continent, davantage urbanisé qu’aujourd’hui, souffre plus que jamais de malnutrition. Ceci d’autant plus que ses richesses, qu’elles soient agricoles ou minières, sont méticuleusement exfiltrées du continent. Sans transport en commun, gangrenés par les groupes criminels, les espaces urbains, peuplés de néo-citadins échappent au contrôle des États et des autorités municipales. De ces bidonvilles sortent périodiquement ces émeutes de la faim qui embrasent régulièrement les banlieues voisines afin de protester contre la hausse des prix alimentaires. Des pilleurs s’attaquent aux boulangeries et aux grands magasins, dont les prix sont inaccessibles en raison de l’inflation.

En Afrique, la productivité agricole reste faible. Les terres arables se sont en effet rétrécies en raison du réchauffement climatique et de l’accaparement des terres pour la production de biocarburants destinés à l’exportation. Pour faire face à cette demande urbaine alors même que la terre manque, certains États africains n’hésitent pas à transformer les parkings à étage en immeubles de champs irrigués. Perçus au début comme une curiosité, ces champs citadins verticaux se sont répandus comme une traînée de poudre dans les quartiers des villes africaines. Véritable mosaïque comportant près de 200 ethnies, à laquelle se mêlent la guerre de religion et les convoitises des richesses, le Nigéria est devenu une poudrière qui ne peut demeurer unifié et en paix. Le maintien du pétrole à des cours peu élevés affaiblit un peu davantage une économie largement dépendante de ses exportations et qui s’apparente à un pillage pur et simple. En raison de la croissance démographique effrénée du pays le plus peuplé d’Afrique, des millions de Nigérians continuent à s’entasser dans de gigantesques mégapoles qui ne produisent rien sinon des consommateurs ivres de misère. L'atmosphère morose qui règne à Mandela City (ex-Pretoria) depuis plusieurs années semble sans remède. Le PIB s'est effondré, les inégalités sont encore plus fortes qu'avant la dissolution de l'apartheid et le climat de violences interethniques suppose une mobilisation permanente de l'armée. Autrefois promise à un grand avenir, la République d'Afrique du Sud (RSA) qui domine économiquement et politiquement le continent a sombré progressivement dans un chaos qui semble inexorable.

9 – Le Moyen-Orient sera-t-il toujours en guerre en 2030 ?  

Au cours de la décennie 2020-2030, le Moyen-Orient est profondément déstabilisé par le nouvel isolationnisme américain. Rendus moins dépendants de l’Arabie saoudite en raison de l’exploitation de leurs propres hydrocarbures, les États-Unis laissent le pays s’enfoncer dans le chaos à partir du moment où le dollar perd sa fonction de réserve de change internationale. D’autre part, le soutien des États-Unis à Israël et à la Turquie se fait de plus en plus discret alors même que les entrepreneurs américains investissent à nouveau en Iran. Devant le vide laissé par les États-Unis, le Moyen-Orient connaît une reconfiguration profonde. Au Nord, la Turquie, humiliée par les manœuvres dilatoires d'une Union européenne incapable d'incarner un modèle attractif, a préféré créer son propre modèle concurrent avec l'Union turcique. Puissance économique et militaire moyenne, la Turquie espère ainsi disposer d'une influence géopolitique de la Méditerranée aux confins de la Chine et de la Sibérie en proposant un modèle alternatif à l'Europe et la Russie. Au Sud, les États arabes se balkanisent et s’appauvrissent.

À l’Est toutefois, l’Iran retrouve son rôle géopolitique central grâce à une savante politique d’équilibre entre la Turquie et l’Inde. Depuis l’ouverture diplomatique américaine de 2013, l’Iran a pu mettre fin aux sanctions internationales en se cantonnant au nucléaire civil. Grâce à sa stabilité, le pays est devenu l’un des plus grands États exportateurs d’hydrocarbures. Il a surtout réussi à jouer sur la concurrence entre les investisseurs occidentaux, indiens et chinois. Pendant longtemps, les sanctions avaient laissé le champ libre aux entreprises chinoises. Mais avec la reprise des relations avec les États-Unis, l’Iran a rééquilibré ses relations étrangères sans se laisser dépouiller par l’un ou l’autre État. Après 2025, l’Iran a ouvert ses portes au nouveau géant indien avec lequel il entretient des liens culturels très anciens. Les hommes d’affaires iraniens n’ont d’ailleurs aucune difficulté à passer du persan à l’hindi lorsqu’ils négocient avec leurs partenaires de l’Union indienne.

10 – Le rêve mort de la grande démocratie indienne

En 2030, l’Inde est devenue incontestablement le pays le plus peuplé au monde. Ses 19 millions d’habitants supplémentaires par an, lui permettent de devancer la Chine. Toutefois, l’élimination sélective des filles par avortement a eu plusieurs conséquences : en premier lieu celle-ci a forcé les hommes, à prendre femme dans une caste inférieure, faute d’en trouver suffisamment dans la leur. En bas de l’échelle a donc émergé une vaste classe d’hommes célibataires parmi les plus basses castes de l’Inde. Ces hommes doivent trouver une épouse à l’étranger, d’où une augmentation des migrations forcées de jeunes femmes vers l’Inde. La vitalité indienne, moins bridée qu’ailleurs par les politiques malthusiennes suicidaires, encourage l’innovation et la puissance du pays. En 2030, le nationalisme hindou structure l’identité indienne. Les derniers vestiges de la colonisation culturelle britannique puis américaine se sont alors effacés. Sa vie politique est structurée autour du slogan l’Inde aux Hindous. Cette affirmation est particulièrement forte dans l’Hindi Belt et s’accompagne de persécutions religieuses contre les chrétiens. Les derniers restes du discours égalitaire promu par l’Occident ont été réduits à néant en raison de son propre déclin. Assimilée au chaos, la démocratie se présente alors comme un contre-modèle absolu face à la valorisation d’un ordre social soutenu par une hiérarchie. Dans ce contexte, le régime des castes – réalité qui avait été passée sous silence quelques décennies auparavant par un discours lénifiant sur l’ascension de la démocratie indienne – se présente comme l’une des meilleures garanties de l’ordre social. À l’évidence, ce régime se présente comme l’exact contre-modèle d’une société démocratique.

Or il structure désormais une société hindoue en plein renouveau. Celle-ci est marquée par la répulsion, la hiérarchie, et la spécialisation héréditaire. En renouant avec elle-même, l’Inde renoue également avec son passé. Son handicap le plus grave n’est pas la corruption galopante de sa bureaucratie mais son renoncement à l’action, son aspiration à l’anéantissement. En 2030, la pointe méridionale du triangle indien présente les derniers vestiges d’un territoire anciennement mondialisé. Cet espace au peuplement dravidien marqué, se présente comme le musée indien de l’échec de la mondialisation. Cette zone, qui a le plus souvent échappé au contrôle des empires de la plaine indo-gangétique, garde une originalité marquée par rapport au monde hindiphone. Jadis ouvert au monde extérieur des marchands ou des missionnaires venus du Proche-Orient, l’île dravidienne connaît une forte récession économique en raison de la fracture croissante entre l’Inde dravidienne et indo-iranienne. Une solution de sortie, consiste pour ces populations à bénéficier d’une émigration vers l’Afrique. Les plus basses classes de l’Inde, majoritairement masculine, ont en effet la possibilité d’enfler les communautés indiennes d’Afrique orientale. Là-bas, elles ont réinventé le système des castes. C’est ainsi que les intouchables sont devenus les nouveaux Brahmanes du continent noir.

11 – La Chine une puissance fragilisée à l’horizon 2030 ?

Fondée sur les relations de solidarité familiale, la civilisation chinoise est sérieusement fragilisée à l’horizon 2030 en raison de sa fuite en avant démographique. La politique de l’enfant unique a eu des conséquences négatives à long terme. En 2030, la population chinoise atteint un pic de 1,44 milliard d’habitants. Mais la Chine a connu un arrêt dans son ascension. En effet, au-delà des analyses statistiques, les nations sont d’abord mues par un principe spirituel. Or, lorsque celui-ci vient à manquer, on sait que les civilisations peuvent brusquement s’effondrer sur elles-mêmes. Semblable au Japon des années 1980, dont les analystes prédisaient l’hégémonie prochaine, la Chine se présente aujourd’hui comme une puissance fragile. Ses succès militaires, économiques et diplomatiques ont suscité la crainte des États-Unis.

Toutefois, le pays connaît un développement inégal et opaque. De surcroît, sa politique écologique et démographique n’investit pas sur l’avenir. Concurrente avérée des États-Unis dans la course pour la suprématie maritime à l’aube du xxie siècle, elle retournera un quart de siècle plus tard à son isolationnisme ontologique. Pourquoi partir à la conquête du monde alors même que la Chine n’en a nul besoin ? En 2030, les frégates chinoises et américaines des années 2010, jadis concurrentes et désormais hors d’usage, iront rouiller ensemble dans les ports turcs pour y être déconstruites et recyclées. Au même moment, des émeutes éclatent entre immigrés chinois et indiens en Australie. À cette époque, la Chine a compensé son déclin par la mise en place d’une zone économique exclusive incluant le Japon, la Corée, Taïwan et le Vietnam. Cette zone de prospérité asiatique permet la réunification coréenne. L’ancienne zone frontière coréenne, devenue une réserve faunique de première importance, devient un rideau vert, parc naturel unique au monde. En Sibérie chinoise, les friches industrielles sont en voie de démantèlement. Quant aux insurrections du Tibet, celles-ci sont désormais pilotées par les services secrets brésiliens.

12 – Quid des évolutions sociales ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le développement spectaculaire des réseaux sociaux aura pour principale conséquence de renfermer les individus sur leurs communautés identitaires. Les années 2030 seront par conséquent marquées par le retour de groupes, parfois microscopiques, à culture forte et parfois subversive. Sur le web, les luttes entre les minorités à culture forte pour le contrôle des masses s’exacerberont. Dans les pays jadis développés, les conséquences de l’usage des nouveaux moyens de communication sur l’innovation se feront clairement sentir : brisé en miettes par la puissance des messageries immédiates, le temps de la réflexion créative individuelle sera devenu l’exception. Dans ce sens, l’explosion de la communication aura réduit plus encore toute forme de pensée libre.

Au sein des pays paléo-démocratiques, l’illusion d’un gouvernement par le peuple aura volé en éclats depuis longtemps. Ayant été réduites à user de la violence afin de compenser leur incapacité à distiller l’émotion créatrice apte à mouvoir les masses, les élites bureaucratiques mortes auront laissé la place à de nouveaux dirigeants. Plus que jamais se fera sentir le besoin d’une action politique dans la longue durée guidée, non par l’intérêt privé des lobbyistes, mais par le bien commun. Ce réveil culturel et politique conjoint explique dès à présent la progression d’une religion éminemment politique et identitaire comme l’islam, dans le vide sidéral laissé par l’individualisme forcené. En somme, le rêve distillé par les médias d’un monde futur dans lequel l’individu enfin libre et prospère connaîtra une douce félicité grâce à l’ouverture des frontières et au progrès inéluctable de la démocratie apparaîtra très rapidement à tous comme… un conte de fées. Pourtant, malgré les évolutions qui se dessinent dès à présent, la prospective n’est pas prophétie. En effet, contrairement aux croyances distillées par les religions figées, aucun avenir n’est écrit à l’avance. L’avenir reste ouvert aux inflexions des minorités pensantes et agissantes.

 

Thomas Flichy de La Neuville et Grégor Mathias sont historiens, membres du Centre Roland- Mousnier (CNRS – Université de Paris IV – Sorbonne).

 

 

2030

Le monde en 2030 :
celui que la CIA n'imagine pas
Bernard Giovanangeli Editeur, juillet 2015
206 pages, 14 €

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