Article rédigé par Roland Hureaux, le 23 juillet 2015
Le malaise des éleveurs français n'est pas nouveau, mais il a atteint cet été une phase critique. Qu'il coïncide avec la crise grecque est sans doute fortuit ; les deux questions n'en ont pas moins un rapport étroit. Toutes les deux témoignent des distorsions croissantes que suscitent, entre les États ou entre certaines productions, le fonctionnement actuel de l'euro.
On le sait dans le cas de la Grèce : que les prix intérieurs grecs — et surtout les coûts — aient augmenté au cours des quinze dernières années plus que dans tous les autres pays empêche l'économie grecque d'être compétitive, sauf à dévaluer, ce qui supposerait pour elle une sortie de l'euro.
Entre les éleveurs français et leurs concurrents européens, principalement allemands, une différence analogue entre les dérives des coûts rend les producteurs français moins compétitifs, malgré les efforts considérables qu'ils ont faits pour tenir le choc.
L'Allemagne, grande puissance agricole
L'Allemagne a bénéficié, non seulement d' une moindre hausse des prix intérieurs valable pour toute son économie, mais encore d'avantages comparatifs que l'agriculture française n'a pas ou n'a plus : le SMIC agricole n'existe pas [1], ce qui permet d'employer à bas prix des garçons de ferme venus de l'Est. La fin du communisme dans l'ex-RDA a permis de remettre en valeur d'anciens kolkhozes dépeuplés et dévastés, ce qui a suscité la création, spécialement en matière bovine, de grandes exploitations modernes qui inondent le marché européen, en particulier celui du lait, et font baisse les prix.
Parallèlement les secteurs les plus archaïques de l'agriculture allemande (qui, en Bavière, avait terminé don remembrement beaucoup plus tard que nous) se sont modernisés.
Certains segments de la production agricole (comme les fleurs hollandaises et allemandes) sont sous-traités en Pologne, un pays hors de la zone euro et que personne n'est pressé d'y faire rentrer car il sert de poumon à l'économie allemande.
Le coup de collier du gouvernement Schröder, faisant baisser de manière forcenée tous les coûts allemands dès l'entrée dans l'euro, a déséquilibré la zone euro à l'avantage de l'économie allemande et au détriment de celles des pays latins, mais particulièrement de certains secteurs comme l'élevage français.
Le résultat est paradoxal : l'euro a fait de l'Allemagne qui n'avait jusque-là guère brillé dans ce domaine, une grande puissance agricole. En 1957, lors de la création du Marché commun, le contrat non écrit était que l'Allemagne exporterait ses produits industriels et que la France exporterait ses produits agricoles. La balance agricole fut longtemps excédentaire pour la France et déficitaire pour l'Allemagne. Aujourd'hui, la balance agricole est excédentaire pour l'Allemagne : du jamais vu.
Des contraintes bureaucratiques folles
Les éleveurs sont également sensibles à la politique des grandes surfaces et aux profits des intermédiaires, une question soulevée depuis longtemps qui ressurgit aux époques de crise.
Plus nouvelles, car elles ont elles aussi coïncidé avec la mise en place de l'euro, sont les contraintes bureaucratiques folles qui se sont multipliées au cours des derrières années pour des raisons sanitaires, environnementales et fiscales. Les règlements européens ont privilégié une approche punitive, humiliante pour les agriculteurs, à ce qu'aurait pu être une incitation positive par les labels de qualité. À l'issue d'une dure journée de travail aux champs, chaque agriculteur doit désormais faire une seconde journée de "paperasses".
Cette situation touche particulièrement l'élevage bovin (viande et lait) et porcin. En matière céréalière, la France conserve, grâce aux plaines du Bassin parisien, un avantage fort sur un marché plus tributaire de la bourse de Chicago que des aléas continentaux. Pour les fruits et légumes et le vin courant, l'euro est au contraire avantageux pour la production française car il freine la concurrence des pays méditterannéens.
Autre parallèle avec la Grèce : de même que les Grecs ont été incités à s'endetter dans les premiers temps de l'euro, les jeunes agriculteurs français continuent d'être tributaires d'un système mis en place il y a cinquante ans, qui, au motif d'encourager l'investissement, encourage leur endettement en début de vie active.
Prendre le taureau par les cornes
Le drame que traverse l'élevage français est d'une extrême gravité. La contrainte sur les prix de vente exercée, ou en tous les cas aggravée par l'euro est telle que ceux-ci n'ont pratiquement pas augmenté depuis trente ans. Pendant ce temps, les charges (charges sociales, assurances, prix des inputs) ont explosé. Une situation d'autant plus décourageante que la plupart des exploitants ont fait de considérables efforts de modernisation au cours de cette période.
Les subventions, arrachées par Chirac il y a quarante ans pour les zones de montagne ne suffisent plus : on a beaucoup parlé des suicides de France Télécom. A-t-on parlé autant de ceux des éleveurs du Massif central ?
Sauf à envisager un éclatement prochain de l'euro qui aurait l'effet mécanique de faire remonter les prix de la viande et du lait du fait de la réévaluation de la monnaie allemande, il faut prendre, si l'on ose dire, le taureau par les cornes à l'échelle européenne : comparer les charges réelles entre les différents concurrents, presque toutes plus lourdes en France, les rééquilibrer et, s'il y a lieu, compenser les différences, alléger les contraintes administratives.
Il faut surtout qu'un gouvernement ayant compris l'importance de l'enjeu, non seulement agricole mais civilisationnel, sache affirmer qu'une France sans élevage (et un élevage de plein air, non industriel) ne serait plus la France, que la France a plus que jamais besoin de ses éleveurs.
Roland Hureaux
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[1] Alors que les lois sociales en agriculture ont été appliquées en France de manière de plus en plus stricte.