Face à la menace djihadiste, quel dialogue interreligieux ?
Article rédigé par Jean-Michel Castaing, le 17 février 2015 Face à la menace djihadiste, quel dialogue interreligieux ?

Avant le terrible massacre des chrétiens coptes égyptiens, mais après les attentats qui ont frappé la France et le Danemark, l’auteur s’interroge sur les conditions du dialogue interreligieux. Comment servir la paix en dépassant les rencontres de convenance ?

Après les massacres djihadistes de Paris et de Copenhague, la profanation du cimetière juif de Sarre-Union, « l'esprit du 11 janvier » semble vouloir nous persuader d'accélérer, d'approfondir le dialogue interreligieux. Face aux fanatiques, le dernier mot devant rester à la paix, les religions sont priées de démontrer à toute force devant l'opinion publique qu'elles ne sont pas fautrices de guerre.

Aussi sont-ils nombreux, dans notre société française traumatisée par les attentats islamiques du début d'année, à attendre des responsables des différentes confessions religieuses qu'ils débattent entre eux. De la sorte, pense-t-on, ils démontreront que les religions sont capables de sortir de leur pré carré, que leurs prétentions à dire la vérité au sujet de l'absolu n'en font pas pour autant des organisations autistes et potentiellement dangereuses pour la concorde civile.

Tout cela est bel et bien. Mais est-ce vraiment cela que les citoyens attendent des plus hautes autorités religieuses ? N'est-ce pas un peu court ? Si ce dialogue est surtout destiné à la galerie, aux tiers médiatiques, s'il n’est qu’une façade envoyant un message subliminal, du genre : « Voyez comme nous sommes ouverts à l'autre ! », qu’en restera-t-il au final, sinon un simple coup de com’, un leurre imbibé de bons sentiments artificieux ? Si l'échange n'a pour but que de délivrer le message suivant : « La preuve que nous sommes tolérants, c'est que nous discutons avec ceux-là mêmes dont nous dénonçons les erreurs doctrinales ! », n'est-ce pas de la malhonnêteté ? Un échange entre dignitaires religieux qui en resterait à la photo, à des formules de courtoisie, est-ce bien sérieux ?

D'un autre côté, en l'absence de toute convergence doctrinale, que peut-on bien échanger, devant les caméras ou à huis clos, sinon des voeux pieux, des bonnes intentions ? Certes, la réalisation de projets en commun est capable de servir de travaux d'approche avant d'aller plus loin, dans le « dur ». Mais quel « dur » ? Le plus simple, le plus honnête, ne serait-il pas d'en rester à ces travaux communs, en l'absence d'un véritable « dialogue » constructif ?

D’autant plus que les chrétiens, comme les autres croyants, seraient en droit de se récrier d’avoir à se justifier, alors qu’ils ne sont en rien responsables des horribles attentats de ce début d'année. Si l’objection est exacte, il ne faut pas négliger toutefois l’occurrence favorable que constituent ces dramatiques événements pour clarifier certains points relatifs aux rapports entre foi et politique. Sur ce terrain la position de l’Église n’a rien à craindre, sinon les foudres des éternels retardataires de l’anticléricalisme primaire. Mais leurs voix ne portent plus qu’à l’intérieur d’un mince enclos du microcosme politico-médiatique.

Les chrétiens ont en revanche tout à gagner à disputer, à s'engager dans ce dialogue interreligieux, de sorte à faire connaître au grand public la sagesse immémoriale de leur foi sur ces sujets. Une opportunité nous est offerte d’éclairer le grand public sur l’enseignement de l’Église relatif à l’articulation, toujours très problématique, du spirituel et du temporel : saisissons-la ! Nous aurions préféré en parler à la suite d’autres circonstances, soit. Mais les événements sont nos maîtres, ici comme ailleurs. L’essentiel est de garder à l’esprit que nous agissons de la sorte en serviteurs, non en propagandistes ou en fonction de luttes d’influence.

C’est qu’en tant qu'êtres religieux, chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, hindouistes sont des personnes de paroles, qui portent des sagesses venant bien au-delà d’elles-mêmes. Leur demander de dialoguer entre elles est non seulement souhaitable, mais surtout tout à fait fondé en raison. Mais dans quel but ? Et comment ?

Pourquoi dialoguer ?

Nous sommes d'accord : un échange qui en resterait aux formules de politesse ne servirait à rien. Si un dialogue est amorcé, il ne peut survenir que sous l'égide de la notion de vérité. En effet, il faut un tiers pour médiatiser un accord (ou un désaccord) entre deux (ou plusieurs) parties. Et ce tiers, dans le cas qui nous intéresse ici, ne peut être que la vérité prise dans son acception objective. C'est-à-dire la vérité en tant qu'elle est extérieure aux intervenants. Ceux-ci n'ont pas à se prononcer, par exemple, sur le degré de véracité, ou de piété, des croyants de la religion d'en face, mais plutôt sur des thèmes, des préoccupations qu’ils partagent avec eux (même s'ils en ont une compréhension différente) : la paix, la recherche de la vérité, la place de la raison, la liberté religieuse, etc. Encore que certains thèmes, comme la liberté de conscience ou de religion, ne fassent pas l’unanimité, certaines sensibilités religieuses les contestant a priori.

Tout de suite surgit une objection : les autorités religieuses ne sont-elles pas des spécialistes de la vérité par excellence qui est Dieu ? Or, comment s'entendre au sujet de la vérité lorsque les contenus de nos croyances sont si éloignées les uns des autres ? Ne faudrait-il pas choisir un autre type de vérité que celle proposée par les religions ? Mais de quelle « vérité » partir alors ? De quelle « vérité » discuter entre responsables ? A-t-on besoin de sommités religieuses pour parler histoire, science, sociologie ?

Quelles que soient les difficultés, il ne faut pas se placer sur un autre domaine que la vérité, même en ce qui concerne le dialogue interreligieux. Pourquoi ? Parce que les vérités partielles n'entrent pas en concurrence avec la Vérité de Dieu, telle que la proclament les religions établies. Les discours, forcément limités, que les hommes tiennent sur la signification de l'existence, sur la justice, sur la morale, ne font pas de l'ombre aux affirmations théologiques. Il est tout à fait légitime pour un responsable religieux de parler de paix, de justice humaine, de tenir des discours prudentiels sur l’attitude à adopter dans telle ou telle situation. De même que Dieu n’est pas un rival de l’homme, de même les vérités que ce dernier arrive à trouver par les lumières naturelles de la raison, hors de tout a priori confessionnel, ont toute leur place dans un échange entre responsables religieux.

Comment dialoguer ?

Cela est évident pour les chrétiens. En effet, la foi chrétienne, en confessant le Christ comme le Verbe, est appelée dans le même temps à mettre sa confiance dans l'intelligence humaine. Non seulement les disciples de Jésus ne nourrissent aucune appréhension envers la raison, ni aucune doute quant à sa faculté à atteindre la vérité (en dehors des vérités révélées), mais de plus ils postulent l'intelligibilité des choses et du monde. Selon eux, le monde est « intelligent » : il porte la marque d'un ordre au sujet duquel peuvent s'entendre des hommes de confessions différentes. C'est ainsi que la « vérité », loin de représenter un obstacle à l'entente de personnes de cultures et traditions différentes, est capable de servir de pont entre elles. La raison humaine est un terrain d'entente idéal. D'autant plus qu'elle n'a jamais été considérée, par les authentiques hommes religieux, comme une rivale de la foi, ainsi que je le disais plus haut. En effet, qui nous en a fait le don, sinon Dieu lui-même ?

Pourquoi dialoguer entre personnes de traditions différentes ? Parce qu'il existe certaines vérités atteignables par la raison universelle. Aussi chercher si ces vérités ne seraient pas susceptibles de consolider la recherche la paix et de la justice entre nous, est une tache qu'il est urgent d'entreprendre. Si le Christ nous dit que « la vérité nous rendra libres », commençons par les vérités que la raison naturelle est capable d'appréhender.

Comment dialoguer ? En partant de vérités « mondaines » plutôt que de vérités « religieuses ». Le « pourquoi » du dialogue interreligieux est conforté par le « comment » de ce même dialogue. La méthode consistant à partir des données de la raison peut prêter main-forte à la recherche de la paix en désignant des vérités sur lesquelles l'entente est possible entre gens de bonne volonté.

L'exemple des premiers apologètes chrétiens

Cependant, ne soyons pas naïfs. Dans ce dialogue, il est important que les chrétiens ne perdent jamais la main. Pour une raison simple : c'est que la religion chrétienne est la seule dans l'histoire qui se soit d'emblée positionnée, dans ses rapport avec ceux qui la contestaient, sur le strict plan de la vérité, avant même d'aborder le terrain proprement religieux. Les chrétiens, qui venaient de sortir d'une scission d'avec la religion-mère du judaïsme, ont tout de suite privilégié la philosophie, dans leurs argumentations avec les classes aisées et cultivées de l'empire romain. Autrement dit, l'apologétique chrétienne n'a pas eu peur de transporter le débat sur le terrain même de ses contradicteurs païens.

La raison en est simple : toute la réflexion humaine est vue, selon le christianisme, comme une « pierre d'attente » du Logos venu dans le monde, ce Logos qui est pour lui la seconde personne de la Trinité. Les apologètes n'avaient qu'à s'appuyer sur les semences de vérité disséminés dans les ouvrages des philosophes antiques pour défendre la jeune foi venue de Palestine.

Ainsi, si nous voulons vraiment discuter avec les représentants des autres religions, le mieux est de partir des vérités que la raison est capable d'appréhender, abstraction faite de tout postulat religieux. Bien sûr, il ne faudra pas en rester là. Car le but profond de l'entreprise, même s'il reste implicite, consiste tout de même à rendre illégitime l'usage de la violence ou de la ruse par l'islam – et cela de la bouche même de ses responsables officiels.

Si cet objectif nécessite un long détour par la raison, nul ne s'en plaindra. Si personne ne peut arguer d'une quelconque révélation pour recourir à la violence, étayer ce refus par l'intelligence toute humaine, hors de toute référence religieuse, n'est pas un secours à négliger. D'autant plus que ce refus de la violence sera ainsi mieux compris par l'opinion publique, peu instruite dans son ensemble sur le fait religieux. Là aussi, les chrétiens sont en mesure d’aider leurs interlocuteurs à concilier foi et raison, piété et non-violence.

Car les premiers apologistes ont été eux aussi confrontés à la nécessité de rendre raison de leur croyance devant des interlocuteurs aguerris aux disputes philosophiques. Par exemple ils ont dû répondre à cette redoutable question : comment concilier faits historiques contingents (vie de Jésus, sa mort et sa résurrection corporelle) et vérités éternelles et nécessaires ? C’est ainsi qu’ils ont été dans l'obligation de faire tenir ensemble propositions métaphysiques (existence de Dieu, ses attributs, etc.) et relation d'événements datés et circonstanciés. On n'a même pu parler d'une « hellénisation » de la foi, comme si la religion et la pensée bibliques s'était métamorphosées, au contact de cette apologétique, en philosophie pure, le Dieu biblique redevenant une simple Idée platonicienne, impersonnelle et distante.

Il n'en était évidemment rien. Toujours est-il que cette confrontation avec la culture grecque dominante des premiers temps du christianisme a fait prendre conscience très tôt à ce dernier qu’une religion qui ne s’appuierait que sur la coutume, la simple appartenance, voire le sentiment, ne serait jamais crédible bien longtemps. On ne trompe pas les hommes durablement en faisant l’impasse sur la raison ! Message d’espérance pour lutter contre la propagande djihadiste.       

Foi et raison

L'effort des chrétiens d'acculturer la foi en milieu païen ou sceptique, n'aura pas en effet été vain. Il devint en effet l'occasion de montrer aux classes cultivées de l'Empire romain que la vérité biblique n'était pas simple interpellation des croyants, un « cri » irrationnel lancé dans le désert, mais qu'elle aussi possédait, à l'instar de l'acception grecque de la vérité, un contenu notionnel précis.

Certes, la notion biblique de vérité ('émet) fait référence à ce sur quoi on peut se fier, ce qui est digne de confiance. Tandis que son acception grecque est davantage « intellectuelle » : a-létheia, c'est-à-dire dévoilement de ce qui est caché. Les Grecs répondaient à la question : « Qu'est-ce ? », tandis que la Bible se concentre davantage sur l'interrogation plus existentielle : « Qui es-tu ? » (en parlant de Dieu). Cependant, la Bible connaît la figure de la Sagesse. Tout l'effort des Pères de l'Église sera de prouver à leurs contemporains que la foi n'est pas antinomique de la sagesse, quelle soit théorique ou pratique.

Pareillement, le dialogue interreligieux que notre société, traumatisée par les tueries islamistes, appelle de ses voeux, devra faire la démonstration que les religions ne sont pas des facteurs perturbateurs pour la paix civile, mais qu'elles portent des trésors de sagesse susceptibles de favoriser le désormais sacro-saint « vivre ensemble ». La foi chrétienne sait cela depuis le début. À l'islam de démontrer à son tour, dans sa théologie officielle, que sa foi est compatible avec la raison. Je dis bien l’islam, et non les musulmans, qui sont gens pacifiques pour l’immense majorité d’entre eux.

Ce débat risque d’être long. Gardons-nous de toute illusion inconsidérée, comme de tout irénisme béat. Certains dignitaires, pris en otage par leur communauté, rechignent souvent à des avancées significatives en ce domaine sensible entre tous, et ne se rendent à ses rendez-vous qu’à reculons. D’autant plus que leurs intérêts personnels ne coïncident pas toujours avec l’attente des citoyens. Même s’ils sont sincèrement attachés à la paix, l’idée de se prêter à des débats approfondis sur des matières cruciales n’est pas de nature à les rassurer : à trop fricoter avec leurs concurrents, leur magistère ne risque-t-il pas d’être remis en cause par les leurs, « en interne » ?

De plus, ce dialogue, sincère et dénué d'arrière-pensée de notre part, ne devra pas néanmoins servir de prétexte à abandonner la tache urgente de la nouvelle évangélisation. Nos frères musulmans ont droit au Christ en plénitude. Notre époque se gargarise d'être large pourvoyeuse de droits « pour tous ». Mais pouvoir accéder à la vérité devrait aussi figurer dans cette liste de droits ! La vérité aussi est un « droit de l'homme ».

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

NB : Cet article a été écrit avant les terribles événements de Copenhague, la profanation du cimetière juif de Sarre-Union et le massacre des chrétiens coptes égyptiens.

 

 

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