L’arrogance laïque
Article rédigé par Michel Pinton, le 30 janvier 2015 L’arrogance laïque

La politique autoritaire de la laïcité défendue par le gouvernement n’a rien appris des leçons des attentats du 7 janvier. À la fois réductrice, fragile et dangereuse, elle porte en elle des germes de conflit redoutables qui aggraveront le mal qu’elle prétend combattre.

À LA MANIERE d’une pierre qui tombe sur la surface lisse d’un étang, l’attentat terroriste du 7 janvier a fait se lever des vagues concentriques de réactions gouvernementales.

La première, presque immédiate, consista à renforcer la sécurité publique. Un peu plus tard, la liberté d’expression apparut comme le thème dominant des déclarations officielles. Ensuite, nos dirigeants se penchèrent sur les questions de laïcité. Enfin, les préoccupations ministérielles se tournèrent vers l’immense problème de l’intégration des populations immigrées. Comme chacun sait, plus une onde se propage loin de son point d’origine, plus les vagues qu’elle soulève sont amorties. Il en sera probablement de même pour les quatre réactions successives de notre gouvernement. La dernière ne laissera guère de traces.

Renforcer la laïcité

Je me bornerai ici à examiner la troisième, c'est-à-dire l’ensemble des décisions annoncées par le gouvernement pour renforcer la laïcité. Même si elles n’ont pas beaucoup de force, elles portent en elles des germes de conflits qui pourraient devenir virulents. De plus, elles trahissent une compréhension de la notion de laïcité qui, pour être très répandue dans les partis de la gauche, est impropre. Elles méritent donc qu’on s’y arrête quelques instants.

L’idée qui soutient les décisions en question, est simple : les auteurs de l’attaque contre Charlie hebdo, étaient animés par un mélange délétère de foi musulmane et d’activisme partisan. Une partie de la population immigrée, faisant la même confusion entre politique et religion, ne les a pas condamnés. Notre société ne peut tolérer une fracture aussi béante. Il faut rétablir sa cohésion. Pour y parvenir, la laïcité est un « instrument fondamental ». Le service ministériel qui a inspiré les décisions de nos dirigeants et qui est nommé Observatoire de la laïcité, voit en elle la vraie solution à nos déchirements : « Elle nous donne les outils pour vivre ensemble. »

Mais qu’est-ce que la laïcité ? Les nombreux textes de l’Observatoire n’en donnent pas de définition générale et claire. Il est dit qu’elle consiste en une « séparation des Églises et de l’État ». Ce dernier « garantit à chaque citoyen la liberté de croire ou non » et exige que les religions s’abstiennent de toute immixtion dans les affaires temporelles.

L’Observatoire n’a manifestement rien appris des évènements récents. Le pouvoir socialiste vient d’être secoué par deux affaires qu’il aurait bien voulu traiter seul, en termes strictement politiques : le mariage homosexuel et les caricatures de Charlie hebdo. Selon sa doctrine, les religions auraient dû se tenir en dehors des débats. Il a été contraint d’en constater l’impossibilité. La séparation entre les Églises et l’État est non seulement périlleuse pour le bon ordre de notre société, elle se retourne en pratique contre le gouvernement.

Distinguer et non séparer

Il faut donner à la laïcité une définition plus précise et plus opérante. Nous n’avons pas à chercher bien loin. D’éminents penseurs l’ont fait. La laïcité est ce qui permet de distinguer le domaine de la raison et celui de la foi. Je dis bien distinguer et non pas séparer. La nuance peut paraître secondaire mais elle a d’immenses conséquences politiques, sociales et religieuses. Un homme qui sépare ses convictions religieuses de ses actes rationnels court le risque de s’enfermer dans des contradictions qui lui rendront la vie insupportable. Celui qui, après avoir distingué ce qui relève de ses choix rationnels et ce qui appartient à sa foi, s’efforce d’accorder les deux aspects de son existence, enrichit sa personnalité.

Il en va de même pour les communautés humaines. Il est bon qu’elles distinguent les responsabilités de l’État, dont l’autorité repose sur des considérations de raison et celles des religions, qui gèrent les questions de foi. Il est dangereux pour l’ordre social que ces deux puissances soient séparées, c'est-à-dire qu’elles ne dialoguent pas.

Définie ainsi, la laïcité n’a rien de spécifiquement français. Elle n’est pas une valeur propre à notre République. Elle a une portée universelle. Ce qui différencie les nations, c’est l’équilibre que chacune essaie d’établir entre la raison et la foi, l’État et les Églises, la politique et le religieux. L’Angleterre n’apporte pas la même réponse que l’Espagne ; les États-Unis divergent de la Russie. La France se distingue de tous les autres par sa tendance à surévaluer les prérogatives de l’État par rapport aux Églises.

L’Observatoire tombe dans ce travers de façon presque caricaturale. Non seulement il transforme la nécessaire distinction en séparation systématique, mais encore il oppose l’État « gardien de l’intérêt général » aux Églises expressions de « croyances particulières ». Il laisse penser à une différence de hiérarchie entre le premier dont la mission est le bien commun et les secondes, qui sont renvoyées à des choix privés. Cette conception de la laïcité est fausse. En réalité l’État et l’Église ont, en ce qui concerne l’intérêt général, chacun leur domaine de compétence propre. Le second n’est ni inférieur ni subordonné au premier.

Un principe déformé

L’Observatoire, ayant décidé de camper sur un principe déformé, est inévitablement conduit à des propositions fragiles et le gouvernement, en les reprenant à son compte, lance des actions dangereuses ou inefficaces.

Comme dit plus haut, la plupart des mesures annoncées par Hollande et Valls n’ont guère de portée. Elles sont quand même marquées d’un même défaut : elles sont des décisions unilatérales du gouvernement. La laïcité, pense ce dernier, est la responsabilité exclusive de l’État. Les religions n’ont qu’à suivre ou se taire. Il ne lui vient pas à l’esprit que cette relation est trop déséquilibrée pour porter de bons fruits.

Illustrons ce que je veux dire en considérant plus en détail deux des actions annoncées : la journée nationale de la laïcité et l’enseignement laïque du fait religieux.

La journée de la laïcité

Le gouvernement a décidé que l’anniversaire de la loi de 1905 serait désormais célébré chaque 9 décembre dans tous les établissements scolaires. Des exposés, débats, conférences et autres « initiatives pédagogiques » rappelleront l’acte fondateur de la séparation entre Église et État, et expliqueront comment la laïcité qui en est née défend « la liberté de chacun et la cohésion de tous ».

Les représentants des cultes ne sont pas appelés à participer à cette grande manifestation républicaine. Ils auraient cependant beaucoup à dire sur le sujet traité. Que se passera-t-il ? L’État, seul admis à parler, se glorifiera lui-même et les élèves seront conduits à croire que la laïcité est son œuvre exclusive. La vérité sera maltraitée et il est probable que ce déséquilibre suscitera plus de malaise que d’adhésion.

L’enseignement laïque du fait religieux

L’enseignement laïque du fait religieux est plus troublant encore. Que faut-il entendre par là ? Nul ne le sait précisément. L’Observatoire parle de donner aux élèves du primaire et du secondaire « les outils critiques à l’appropriation du fait religieux ». Des enseignants recevraient la mission « d’introduire une distance critique (vis-à-vis des religions) dans les réflexions des élèves ».

En tout état de cause, le gouvernement s’obstine dans son idée que nul n’est plus compétent que ses agents pour exposer le « fait religieux ». Il ne voit pas qu’il pénètre, à ses risques et périls, dans un domaine qui lui est étranger. Les seuls qualifiés à parler de religion sont les représentants des cultes.

Tout ce que les enseignants de l’école publique peuvent faire, c’est expliquer à leurs élèves que la raison, si utile et puissante qu’elle soit, ne répond pas à toutes les questions de l’existence humaine, que ses limites sont clairement tracées, que d’autres questions — celles qui touchent le sens de l’existence, son origine et sa fin — appartiennent au domaine religieux et que eux, les enseignants ont trop de respect pour les Églises pour se hasarder à répondre à leur place. En instruisant leurs élèves de cette façon, ils remettraient la laïcité sur ses pieds. Elle n’est pas un don de l’État aux citoyens mais un partage de responsabilités entre deux puissances également souveraines dans leurs domaines respectifs et également appelées à former l’esprit public.

Le gouvernement semble loin d’accepter ces vérités simples. Il est donc probable que son arrogance le mènera à des actes qui diviseront les Français et embourberont le char de l’État dans de nouvelles querelles.

 

Michel Pinton est ancien maire, ancien député européen.

 

 

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