Article rédigé par Henri Hude, le 20 juin 2014
Un siècle après 1914, soixante-dix ans après le Débarquement, vingt-cinq ans après la chute du Mur, comment se pensent la guerre et la paix ? Une réflexion d’Henri Hude, directeur du Pôle Ethique des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cette semaine, le sens donné à la lutte contre le terrorisme islamiste.
À CAUSE DE L'ÉCRASANTE SUPERIORITÉ des États-Unis, dans les vingt ans qui suivirent l’effondrement du mur de Berlin, nul, mis à part Saddam Hussein, n’osa un affrontement classique suicidaire avec la puissance impériale. Ce fut donc l’époque dite des guerres asymétriques (entre le fort et le faible), remake des guerres coloniales et de décolonisation, avec par conséquent un usage intensif du terrorisme et de la lutte antiterroriste.
L’expression de « contre-insurrection » est significative d’une conception impériale, selon laquelle les ennemis sont avant tout des rebelles (insurgents) au nouvel ordre mondial[1]. Malgré bien des agitations, ce fut encore une époque de paix relative pour le monde.
Ce terrorisme fut principalement islamiste. Le point commun à la totalité des guerres menées directement ou indirectement par les US ou l’OTAN (Irak 1 & 2, Bosnie, Kossovo, Afghanistan, Lybie, Syrie) est de se dérouler sur des terres de tradition musulmane. Ceci, pour être correctement interprété, demande à être relié rationnellement à la politique impériale de new world order.
Le terrorisme islamiste
Le thème de ces guerres est la lutte contre le terrorisme islamiste. On ne peut toutefois que s’étonner de la disproportion entre les moyens gigantesques mis en œuvre pour combattre le terrorisme et le caractère effectif presque fantomatique de ce dernier, bien qu’il soit médiatiquement omniprésent comme une obsession. Ce paradoxe peut évidemment être expliqué de façon positive, par l’efficacité extrême de nos services, parant la plupart des tentatives terroristes, grâce à leur supériorité technologique. Sed contra, nous demanderons aussi pourquoi nous ne sommes pas capables d’en finir une bonne fois, même sur le terrain, et pourquoi ces guerres traînent ainsi en longueur.
Une autre explication est moins glorieuse. Un officier allemand de la Bundeswehr me la développait récemment. En fait, on peut se demander ce qu’il reste de l’islamisme quand on a enlevé l’argent des pétroliers et les manipulations de la CIA, qui ont pris la relève de l’Intelligence Service.
Rationnel ou irrationnel ?
L’islamisme, en partie fabriqué, mais obsessionnellement anxiogène dans l’opinion publique occidentale, possède deux fonctions, selon qu’il cède à une passion anti-occidentale irrationnelle, ou accepte de faire un calcul rationnel :
"1/ en tant qu’il est irrationnel en certains de ses quartiers, il va justifier le réarmement massif dont nous avons parlé, dont la finalité première n’est d’ailleurs pas la lutte contre le terrorisme, mais l’acquisition du monopole du pouvoir dans le monde ;
2/ en tant qu’il est plus raisonnable, il constitue un chien de garde, relativement contrôlable, servant à tenir en respect tous les autres rivaux potentiels, ou États indépendants.
"
C’est là une action analogue à celle de la France se servant jadis du Grand Turc dans une alliance de revers contre la Maison d’Autriche. Ainsi, l’islamisme, en tant qu’il est piloté par Washington et financé par des pétroliers n’ayant (jusqu’à il y a peu) rien à lui refuser, constitue l’alliance de revers idéale et indispensable permettant de fragiliser, d’intimider et de contrôler à la fois l’Europe, la Russie, l’Inde et la Chine, c’est-à-dire la totalité des rivaux possibles.
L’État d’Israël fonctionne alors, dans cette perspective, comme un pion, permettant de tenir l’islam sous tension islamiste et de le garder dans le camp US – et de maintenir les pays musulmans dans la crainte d’une force militaire massive, constamment prépositionnée, et pro-occidentale.
Le contrôle de l'énergie
Les guerres d’Afghanistan et d’Irak ont sans doute à voir, moins avec la lutte contre le terrorisme, qu’avec le contrôle des sources d’énergie, le soutien du dollar par la captation des pétrodollars, le refoulement de la Russie et l’encerclement de la Chine.
Naturellement, cette politique impériale de grand style est vendue à l’opinion publique internationale par des médias largement biaisés et sous contrôle, sous couvert aussi de sécurité nationale, de défense de la démocratie et des droits de l’homme, de la R2P [2], etc.
On dit que cette politique n’a pas atteint les résultats escomptés. Pour ce qui est des guerres « antiterroristes », cela n’est pas certain. Elles ont permis le réarmement, la survie du système dollar et du contrôle US sur l’énergie. Qu’elles aient abouti à l’anarchie sur place est un dommage collatéral. Elles ont aussi permis le développement de 703 bases militaires à travers 122 pays pour soutenir ces entreprises.
Henri Hude est philosophe, directeur du Pôle Éthique des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté, nouvelle philosophie du décideur (Economica).
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[1] C’est assez paradoxal pour une puissance née d’une révolution et d’une guerre d’indépendance et dont les combattants patriotes étaient eux-mêmes dénommés insurgents.
[2] Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, La Guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, PUF, 2012.