Article rédigé par Olivier Hanne, le 13 juin 2014
L’avancée spectaculaire de l’État islamique en Irak et au Levant (EILL) dans le nord de l’Irak n’est qu’une confirmation des divisions ethnico-religieuses du pays, ce qui explique pourquoi l’avancée djihadiste devrait s’arrêter aux portes de Bagdad où se trouve la limite confessionnelle.
LE REVE DES DJIHADISTES est en train de se concrétiser : la renaissance du califat mésopotamien, éteint depuis le XIIIe siècle avec la fin des Abbassides. À l’époque, l’Empire ottoman avait rétabli l’unité du croissant proche-oriental, mais le cœur de l’islam ottoman était passé à Istanbul.
La relative tolérance religieuse ottomane avait autorisé la cohabitation sur place entre chiites, sunnites, chrétiens, yézidis et druzes. La fracture ethnique étant plus forte que l’unité religieuse, les tribus du Hedjaz avaient pu se soulever en 1916 contre l’Ottoman sans craindre l’accusation de fitna, de diviser la communauté musulmane, laquelle n’existait qu’en rêve ou dans le lointain souvenir du Prophète.
L’inefficacité totale de l’armée irakienne
Après sept siècles d’oubli, le califat sunnite peut donc renaître. De la Syrie orientale aux frontières de l’Iran, un continuum islamiste est en train de s’implanter durablement grâce au ralliement des tribus sunnites, provoqué par les exactions et l’aveuglement de Bachar el-Assad en Syrie et de Nouri al-Maliki en Irak.
La véritable nouveauté dans la prise de Mossoul n’est pas l’extraordinaire poussée de l’EIIL, mais l’inefficacité totale de l’armée irakienne et la collaboration opportuniste des responsables de la majorité sunnite du nord du pays. Celle-ci ne durera sans doute pas, mais en attendant l’islamisme guerrier a montré sa force face au gouvernement chiite compromis avec les États-Unis et un système démocratique honni des sunnites, qui ne forment qu’un tiers des musulmans irakiens.
Bagdad à l’abri
La prise de Bagdad n’est toutefois pas pour demain. La ville est en majorité chiite et les sunnites n’en contrôlent qu’une partie de la rive occidentale. Les « soldats » de l’EIIL ne doivent leur avancée qu’au soutien sunnite et celui-ci ne leur sera d’aucune utilité lorsqu’ils atteindront la limite confessionnelle au nord de Bagdad.
Des combats violents auront certainement lieu aux abords de la capitale et sur les marges des zones sunnites, mais le cœur de l’espace chiite devrait rester intact, car le degré de mobilisation des chiites dépasse de loin celui des sunnites, attentistes ou mollement rassemblés derrière les djihadistes. Il suffit d’un débordement des troupes djihadistes pour qu’en quelques heures se recréent les milices chiites, appuyées et armées par l’Iran. Si elle veut s’implanter durablement dans la partie sunnite, l’EIIL n’a aucun intérêt à pousser trop loin les provocations vers le sud.
Vers la partition
L’avenir à moyen terme pour l’Irak est une partition ethnico-religieuse. Au nord, notamment à Mossoul, la purification islamiste a évacué depuis déjà dix ans la majorité des chrétiens arabes (3,5 % des Irakiens en 2003) ; les populations kurdes (21 %) garantissent leur propre sécurité dans le Kurdistan irakien.
Reste à « stabiliser » (litote pour « purifier ») les frontières de la zone sunnite et à uniformiser à l’intérieur de celle-ci les modes de vie selon les règles de la sharia et d’un islam salafiste qui devra, tôt ou tard, recevoir l’assentiment de la population s’il veut durer. L’histoire de la révolution iranienne montre que ce ralliement de la majorité peut advenir et durer au moins quelques années, pourquoi pas en utilisant le suffrage universel. Le dernier scénario est le conflit inter-religieux chiites/sunnites, provoquant une guerre civile généralisée avec des attentats et des combats de rue à Bagdad et tout autour. Ce scénario « syrien » est toutefois peu probable, car l’EIIL s’épuisera rapidement face aux milices chiites et a besoin de conserver ses forces et ses bases arrières pour l’avenir. Au Moyen Âge, c’est la division du califat qui permit aux croisés de reprendre Jérusalem.
L’attitude occidentale ne devrait pas dépasser les frappes ciblées et le soutien logistique au gouvernement irakien, c’est dire que les États-Unis et l’UE ont, depuis déjà longtemps, perdu la main sur cette partie d’échecs.
Olivier Hanne, rattaché à un laboratoire d’histoire médiévale à Nice, est professeur associé à l'Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr.
Sur ce sujet, du même auteur :
Les cultures du djihadisme, in Synopsis n. 9, juin 2014.
Voir aussi :
Mahomet, le lecteur divin,
Éditions Belin, 2013.
***