Article rédigé par Gérard-François Dumont, le 13 juin 2014
Interrogé par le site Atlantico sur le baromètre TopDesRégions 2014 de NewCorp Conseil, le démographe Gérard-François Dumont recommande la prudence sur l’interprétation de l'opinion des Français en faveur du regroupement régional. Il poursuit pour Liberté politique son analyse sur le projet de redécoupage de François Hollande (cf. son Petit dictionnaire des idées reçues). « Notre maillage territorial est une dentelle fragile. » Les régions sont dynamiques quand elles sont ancrées dans une identité. Des regroupements sont possibles, d’autres n’auraient aucun sens. Ce n’est pas une question de taille, mais de gouvernance.
Liberté politique. — D’où vient la force des régions existantes ?
Gérard-François Dumont. — L’une des forces des régions tient à leur identité dans la mesure où, lorsqu’elle est partagée, elle permet aux différents acteurs politiques, économiques, sociaux, associatifs, de bâtir et d’oeuvrer pour des projets communs. Les Français connaissent leur histoire ; ils savent que leurs régions sont culturellement et géographiquement différentes, y compris celles à faible identité partagée, comme le Centre et les Pays-de-la-Loire.
Ils savent aussi que, dans un monde globalisé, il est essentiel d’avoir des racines, car ce sont des outils de compétitivité. Pour ne citer que deux exemples, la réussite de la première entreprise française de pneumatiques (Michelin) ou celle de la première entreprise française de semences (Limagrain) tiennent aussi à ce qu’elles sont auvergnates et surtout qu’elles le sont restées. La réussite mondiale du festival des vieilles charrues à Carhaix-Plouguer est inséparable de l’identité bretonne de ses créateurs et organisateurs.
Le redécoupage régional prévu par le gouvernement socialiste prévoit à terme la suppression des départements, à laquelle les Français seraient favorables [1]. Est-ce une bonne idée ?
Ce changement d'opinion montrant une France favorable à une suppression des départements est le résultat d’un discours "politiquement correct" sur ce sujet, tenu à droite et à gauche, depuis des années. En outre, un sondage national sur un tel sujet doit être relativisé.
En effet, les départements français ont une profondeur identitaire fort différente. La grande majorité est le produit d’une longue histoire, d’ailleurs bien antérieure à leur dénomination de 1790, puisque la Creuse était la Marche, l’Aveyron le Rouergue, le Lot le Quercy…
En revanche, d’autres départements ont une identité moins marquée. Les révolutionnaires de 1792 n’ont laissé à Lyon[2] qu’un département croupion pour les sanctionner d’avoir élu une majorité girondine. Les départements de l’Île-de-France datent des années 1960. Autrement dit, le Parisien ou le Lyonnais ne ressent pas le même sentiment d’éventuelle privation de son département que l’habitant du monde rural.
En outre, même si on supprime les départements, il faudra maintenir les missions qu’ils remplissent : aide à l’enfance, aide aux personnes âgées avec l’allocation personnalisée à l’autonomie (APA), aide aux handicapés, entretien des collèges… Et, dans la grande partie du territoire français, le département est un échelon essentiel car, dans le pays le plus vaste de l’Union européenne, c’est le seul échelon où s’exerce réellement la complémentarité entre le monde urbain et le monde rural.
Les départements correspondent à une identité ancienne qui exerce toujours ses effets aujourd’hui car ils donnent des réponses de proximité qu’une région lointaine, chargée des grandes infrastructures, ne peut donner.
Un seul exemple : transférez toutes les compétences du département de la Vendée à Nantes, il est à peu près certain que l’économie, donc l’emploi et les conditions de vie des Vendéens, en pâtiront. Il faut se rappeler que la force de la France, c’est la dimension et la diversité de son territoire. Tuer les départements, c’est porter atteinte à ces atouts.
En revanche, tout doit être fait pour améliorer la gouvernance des territoires. En ce sens, le projet de fusion Haut-Rhin/Bas-Rhin, un projet élaboré localement, malheureusement pas soutenu par Paris, était excellent. De même, les projets de mutualisation de moyens du Loiret, du Loir-et-Cher et l’Eure-et-Loir sont à encourager. Rappelons aussi que nombre de pays ont des échelons correspondant aux départements : les Kreise en Allemagne, les provinces en Espagne, les comtés aux Etats-Unis...
Comment réussir un regroupement régional ?
Partout, le redécoupage des régions françaises peut, s’il est imposé par le haut selon une logique technocratique, susciter des polémiques avant, pendant la procédure de fusion ou après, au vu de résultats probablement décevants.
Qui peut démontrer où se trouve la synergie à fusionner l’Alsace et la Lorraine ? D’une part, ces deux régions disposent de réglementations différentes dans de nombreux domaines. D’autre part, l’Alsace est tournée vers l’Allemagne rhénane et la Lorraine vers le Benelux.
Qui peut démontrer a priori où se trouve la synergie à fusionner le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie, deux régions qui ont, grosso modo, les mêmes problèmes de reconversion avec un avantage incontestable au Nord, compte tenu d’une tradition d’entrepreneuriat et du désenclavement de Lille, la grande oeuvre de Pierre Mauroy, ville passée d’une gare terminus (Lille Flandres) à une gare (Lille Europe) tête d’un réseau nord-ouest de l’Europe.
Une fusion ne peut réussir qu’à condition qu’elle s’inscrive dans des logiques de meilleure gouvernance. Même la fusion Haute-Normandie/Basse-Normandie n’aura pas d’effets positifs si elle n’est pas précédée de la définition d’un projet commun.
Le découpage actuel vous paraît-il réussi ?
Le découpage régional actuel en France a du sens. Il n’est pas intervenu en un jour, mais se moule dans l’histoire longue des territoires. D’abord, il respecte les frontières départementales qui, rappelons-le, n’ont pas été imposées par l’Assemblée nationale de 1790, mais ont été laissées par l’Assemblée au libre choix des acteurs locaux qui ont le plus souvent retenu des limites historiques, donc identitaires.
Ensuite, la réflexion conduisant à la régionalisation actuelle a commencé il y a longtemps, avant la Première Guerre mondiale. La France appauvrie par cette Première Guerre l’a mise entre parenthèses et ensuite, il a fallu plus de trois décennies pour l’établir. Bien sûr, on peut imaginer des retouches à la marge. Mais aucun pays qui a voulu faire table rase de son passé territorial n’a obtenu de résultats probants.
Les identités régionales ont-elles un effet sur leur dynamisme ?
Le risque de perte des identités régionales et des repères est réel, et la capacité des personnes de s’investir dans la vie et le développement de leur territoire serait amoindrie.
Regardons Paris. Supposons qu’en 1960, un gouvernement ait fait de Montreuil, Issy-les-Moulineaux, Saint-Denis ou Levallois- Perret des arrondissements de Paris. Ces territoires s’en porteraient-ils mieux ? Evidemment non. C’est parce qu’ils ont conservé leur personnalité communale qu’ils se sont investis et connaissent des résultats meilleurs que s’ils avaient été mangés dans un Paris élargi.
Quels types de réforme pourraient aider les régions françaises ?
D’ores et déjà, dans les lois françaises, tout permet des synergies entre les régions. L’important est d’écarter ce qui gêne leur meilleure gouvernance, ce qui signifie par exemple, revenir sur les nombreuses mesures de recentralisation prises ces dernières décennies et supprimer les doublons qui alourdissent la gestion des territoires, doublons dont l’État est le plus souvent responsable.
Par exemple, il est anormal que l’État conserve dans les départements des directions sociales aussi importantes alors que le social est de la responsabilité centrale des départements. Mais peut-être veut-il masquer ses propres responsabilités en faisant des régions et des départements les boucs-émissaires des malheurs de la France ?
Notre maillage territorial est une belle dentelle fragile qui sera encore moins attractive si, au lieu d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire du sur mesure, elle devient du prêt-à-porter. Être compétitif dans le monde pour dynamiser, ce n’est pas seulement vendre des produits et des services, c’est aussi vendre l’identité territoriale qu’ils portent. Les gouvernements ne doivent pas croire que, grâce à un "grand soir" des régions et des départements, un miracle se produira.
En revanche, ils doivent créer de meilleures conditions pour permettre aux régions et aux départements d’améliorer la gouvernance de leurs territoires. En particulier, il appartient à l’État de mieux jouer l’émulation entre les territoires, car c’est un élément essentiel de meilleure gouvernance. L’émulation territoriale permet d’obtenir davantage de résultats que l’intégration territoriale. C’est pourquoi il ne faut pas empêcher que cette émulation s’exerce par le bas. Les réussites du Futuroscope ou du Puy-du-Fou ont ainsi engendré nombre de réalisations, certes moins connues, dans d’autres territoires.
Pour en savoir plus :
Régions françaises : petit dictionnaire des idées reçues, par Gérard-François Dumont, 5/6/2014
Brouillage des régions, brouillage des repères, par Roland hureaux, 6/6/2014
Revue Population et Avenir n° 718, mai-juin 2014
Sur Atlantico :
REFORME DES REGIONS : L’OPINION DES FRANCAIS ET LES BONNES QUESTIONSAtlantico, 15/4/14 — Selon une étude Newcorp Conseil, 76 % des Français se déclarent fiers de leur région, mais sont favorables à leur réduction ! Comment expliquer cette contradiction ? GFD. — Des millions de Français viennent de subir des prélèvements fiscaux inédits : augmentation sans précédent de leurs impôts ou personnes devenues imposables alors que le chômage est extrêmement élevé. Dans ce contexte, on leur répète depuis des années qu’une réforme territoriale serait nécessaire et, désormais, qu’elle pourrait rapporter plus de dix milliards d’euros. Difficile de ne pas le croire alors que cette idée est diffusée à l’envi par les gouvernements successifs et soutenue par nombre d’experts dont les Français ne savent pas qu’ils méconnaissent la géographie de la France. Pourtant, nombre de questions se posent :
Il faut poser ces questions et donner les réponses vraies. Premièrement, l’intercommunalité, à ce jour, a augmenté les charges sur les territoires sauf dans les cas, trop rares, où les élus l’ont mise en oeuvre en respectant le principe de subsidiarité qui suppose de laisser les questions se traiter à l’échelon le plus bas où elles peuvent être mieux résolues [1]. Deuxièmement, employer une méthode jacobine serait néfaste. Une fusion autoritaire ou quasi-autoritaire des régions se traduirait par de lourdes procédures qui mettront plusieurs années à se concrétiser effectivement. Le temps et l’énergie consacrés à de telles procédures priveraient les régions du temps précieux qu’elles doivent investir dans l’essentiel, le développement de l’attractivité de leur territoire. Pendant ce temps, les pays étrangers qui ne perdent pas de temps à courir après un optimum régional inexistant, donc à discuter du "sexe des anges" [2], avanceront. Parce qu’ils savent que cette idée technocratique selon laquelle il y aurait un découpage régional rationnel entraînant inévitablement une meilleure situation de l’emploi n’existe pas. Car, en effet, dans tous les pays, le découpage régional est issu de l’histoire [3]. Il en résulte partout des régions plus petites, parfois plus petites que la région française la plus petite, et d’autres plus grandes, pourtant moins peuplées que la région française la plus peuplée, que ce soit en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Autriche ou aux Etats-Unis.
[1] Dumont, Gérard-François, Diagnostic et gouvernance des territoires, Paris, Armand Colin, collection « U », 2012. |
[1] En 2008, selon l’Ifop, 39% des Français étaient favorables à une suppression des départements. D’après l’étude NewCorp du baromètre Top des Régions 2014, ils sont désormais 60 % (février 2014).
[2] Cf. Gérard-François Dumont, « Lyon : la revanche d’un métropole », Population & Avenir, n° 712, mars-avril 2013.
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