Article rédigé par Communion et Libération, le 02 mai 2014
À la veille des élections européennes du 25 mai prochain, l’opinion publique semble partagée entre ceux qui poussent à sortir de l’Union européenne et ceux qui considèrent inutile d’aller voter parce que le vote, de fait, ne changera rien. Quoique l’UE ne manque pas de supporteurs, c’est la frustration qui prévaut : l’Europe n’apparaît plus comme un centre mais plutôt comme une vaste périphérie du monde globalisé.
Toutefois, suivant le pape François, le fait d’être ou se considérer comme une « périphérie », si cela est vraiment pris au sérieux, ne peut-il pas constituer une chance pour retrouver une attitude positive et nous offrir une occasion de pouvoir changer ?
Quels sont les facteurs de l’opportunité qui nous est offerte ?
L’Europe est née autour de quelques grandes réalités qui ont marqué l’histoire du monde et qui témoignent de la portée de la foi chrétienne pour la vie des hommes. Don Giussani[1] les rappelait en 1986 :
"♦ la valeur de la personne, absolument inconcevable dans toute autre littérature du monde ;
♦ la valeur du travail, qui est perçu comme un esclavage par toutes les cultures, dans l’Antiquité mais aussi par Marx et Engels, alors que le Christ définit le travail comme l’activité du Père, de Dieu lui-même ;
♦ la valeur de la matière, c’est-à-dire l’abolition du dualisme entre l’aspect noble et l’aspect ignoble de la vie naturelle — qui n’existe pas pour le chrétien ;
♦ la valeur du progrès, du temps chargé de signification, car le concept d’histoire exige l’idée d’un dessein intelligent ;
♦ la liberté. L’homme ne peut pas se concevoir libre dans un sens absolu : puisque avant il n’existait pas et maintenant il existe, il dépend. Forcément. L’alternative est très simple : soit il dépend de Ce qui fait la réalité, c’est-à-dire de Dieu, soit il dépend du hasard des mouvements de la réalité, c’est-à-dire du pouvoir.
"
1/ La valeur de l’Europe unie
C’est dans le sillage de ces quelques grandes réalités qui constituent historiquement les fondements de l’Europe qu’est également né le projet d’une Europe unie, comme le souligne le père Julián Carrón[2] : « Qu’est-ce qui a permis aux premiers pères de l’Europe, même au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de trouver la disponibilité de se parler, de construire quelque chose ensemble ? La conscience qu’il était impossible d’éliminer l’adversaire, ce qui les rendait bien moins présomptueux, moins imperméables au dialogue, et davantage conscients de leur besoin. Ils ont commencé par se donner la possibilité de percevoir l’autre dans sa différence comme une ressource, comme un bien. » (La Repubblica, 10 avril 2013).
Dans l’après-guerre, les leaders de pays qui quelque temps plus tôt s’étaient battus les uns contre les autres (De Gasperi, Schuman, Adenauer) décident de mettre de côté tout sentiment de vengeance ou de domination et jettent les bases d’une paix durable en mettant en commun leurs intérêts économiques respectifs.
Pour comprendre la portée exceptionnelle de ce qui s’est produit en Europe à cette occasion, il suffit de penser à ce qui s’est passé après la Première Guerre mondiale, après les guerres napoléoniennes ou après les guerres de religion : ce ne fut jamais une véritable paix mais plutôt une tension continuelle qui préparait les guerres suivantes.
L’Europe unie naît sur une question très précise et concrète : l’accord sur la coopération du charbon et de l’acier (Ceca) de 1951, qui a été reconnu dans le monde entier comme un exemple d’une façon nouvelle de se considérer les uns les autres. Avec la naissance de ce premier projet européen, la puissance de l’idéal a été un facteur décisif, capable de changer le cours des évènements.
À la différence de ce qui se produit de nos jours, le but ne se limitait pas à l’économie. Cet accord économique constituait en effet le premier pas vers un but bien plus grand : la paix – car des partenaires qui coopèrent et qui ont des échanges commerciaux entre eux tendent à ne pas se faire la guerre – et, avec la paix, une aide réciproque afin que chacun puisse chercher à la fois son propre bien et le bien commun.
Ce but a été poursuivi et s’est renouvelé lors de ce deuxième passage historique de l’Europe contemporaine que fût en 1989 la chute du Mur de Berlin et qui a été porté aussi par la puissance d’un idéal. Peu de personnes, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, auraient parié sur la possibilité de résorber pacifiquement la division de l’Europe en deux blocs qui a si dramatiquement marqué l’histoire du Vieux Continent.
Václav Havel, le futur premier président de la Tchécoslovaquie postcommuniste, avait soutenu dans son livre Le Pouvoir des sans-pouvoir, paru en 1978, que le problème de la vie sociopolitique était la domination par le mensonge de l’idéologie et que la vraie réponse à cette situation ne serait ni une révolution violente ni une réforme purement politique, ni le simple fait de remplacer le totalitarisme par une démocratie parlementaire. Ce serait plutôt une vie, personnelle et sociale, engagée dans la recherche de la vérité.
Il est évident dans le témoignage de Václav Havel que les facteurs qui changent l’histoire sont ceux qui passent à travers le coeur de l’homme.
2/ La crise européenne
La crise actuelle de la « conscience européenne », accompagnée par la crise économique, nous montre que ce qui a donné naissance à l’Europe unie n’est plus une donnée évidente, un présupposé reconnu de tous comme une condition nécessaire pour faire face aux défis de la réalité.
Comme dans le passé, nous aussi Européens de 2014 devons reconquérir les raisons d’une unité qui ne va surtout pas de soi et qui peut toujours décliner. En effet, comme l’affirme Benoît XVI,
"« un progrès qui peut s’additionner n’est possible que dans le domaine matériel. Dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n’y a pas de possibilité équivalente d’additionner, pour la simple raison que la liberté de l’homme est toujours nouvelle et qu’elle doit toujours prendre à nouveau ses décisions. La liberté présuppose que, dans les décisions fondamentales, tout homme, chaque génération, est un nouveau commencement ».
Les difficultés du présent nous rendent conscients du fait que « même les structures les meilleures fonctionnent seulement si, dans une communauté, sont vivantes les convictions capables de motiver les hommes en vue d’une libre adhésion à l’ordonnancement communautaire. » (Spe salvi, 24).
"
Voilà donc la grande chance que cette crise nous offre, à nous Européens : celle de reconquérir les raisons de notre « existence en tant que communauté ».
Il s’agit d’un défi qu’on ne peut pas se passer de relever, et c’est encore Benoît XVI qui nous rappelle pourquoi :
"« Puisque l’homme demeure toujours libre et que sa liberté est également toujours fragile, le règne du bien définitivement consolidé n’existera jamais en ce monde. Celui qui promet le monde meilleur qui durerait irrévocablement pour toujours fait une fausse promesse ; il ignore la liberté humaine. »
"
Autrement dit, « les bonnes structures aident, mais elles seules ne suffisent pas. L’homme ne peut jamais être racheté simplement de l’extérieur » (Spe salvi, 25).
Il y a un élément qui, de nos jours, rend ce chemin encore plus ardu : nous n’avons plus la même conscience de la profondeur du besoin de l’homme qu’avaient les pères fondateurs de l’Europe unie ; l’élan idéal s’est tari et c’est maintenant une logique de purs intérêts qui domine.
Descendre jusqu’à la racine de la crise en cherchant à comprendre quels sont tous les facteurs en jeu : voilà le seul chemin possible pour regagner cette conscience dont l’Europe d’aujourd’hui a tellement besoin.
C’est notamment pour nous Européens qu’il est devenu essentiel de promouvoir une discussion réelle quant au présent et à l’avenir du Vieux Continent, en évaluant si les tentatives faites jusqu’ici ont été adaptées à la nature de cette crise. Cela concerne autant l’économie que les défis anthropologiques. Il est aussi inefficace qu’illusoire de prétendre résoudre les graves questions anthropologiques que nous devons affronter uniquement avec des instruments juridiques.
Comme cela devient évident face aux problèmes les plus radicaux de l’existence humaine, on arrive à une solution « non pas en affrontant directement les problèmes, mais en approfondissant la nature du sujet qui les affronte » (don Giussani, 1976).
L’oubli de ce niveau de la question est à l’origine de cette crise de l’humain qui a affaibli la conscience du but. De sorte que, au fil du temps, le moyen (économie, profit, finance) est devenu le but et l’union économique s’est transformée dans un pur compromis entre des intérêts inévitablement opposés.
Voilà donc que refait surface l’Europe des États, qui ne se font plus la guerre avec des canons mais plutôt avec les armes de l’économie et de la finance et sont divisés sur tant de questions cruciales : le rapport avec les pays du pourtour de la Méditerranée, l’immigration clandestine, la dette publique, les missions de maintien de la paix, la solidarité envers les partenaires le plus en difficulté.
La crise de l’élan idéal et de la conscience du but a également eu des conséquences sur le fonctionnement de l’Europe en tant qu’institution: les organismes européens n’ont pas cessé de s’agrandir, devenant souvent hypertrophiques et en générant une sorte de monstre technocratique qui semble décidé à plier la réalité pour qu’elle se conforme à ses exigences. L’idée que les structures européennes soient inefficaces se diffuse donc de plus en plus.
Jusqu’en 2008 (c’est-à-dire jusqu’au moment de l’explosion de la crise financière), le jugement porté sur la fiabilité des institutions européennes était encore très positif, bien meilleur que celle des États nationaux. Aujourd’hui, en revanche, selon les sondages, 70 % des citoyens européens considèrent les structures européennes (la Commission, le Conseil, le Parlement) inadaptées aux exigences des personnes et de la vie sociale.
Selon l’universitaire américain Joseph Weiler (L’Europe chrétienne, une excursion, Cerf 2007), une des plus grandes autorités sur les dynamiques européennes, l’Europe souffre d’un déficit politique. Elle manque d’une véritable vie politique propre faute d’idéal. Puisqu’on a tout misé sur l’économie et que celle-ci n’a pas pris son envol, les gens se demandent : « Elle sert donc à quoi, l’Europe ? »
En même temps s’affirme une idée de l’Europe en tant qu’espace culturel et politique relativiste dont les structures cherchent à rendre licite et même à transformer en droit toute aspiration individuelle faisant abstraction de ce qu’est la personne humaine. Les eurosceptiques qui veulent quitter l’Union européenne parce qu’ils considèrent que le rêve des pères fondateurs serait anéanti et dépassé ont-ils donc raison ?
3/ La personne comme condition de l’Europe
Y a-t-il une issue à cette impasse ? Oui, il faut repartir de cette position dont sont issues l’Europe et l’Europe unie. Les intérêts économiques ne suffisent pas à eux seuls pour repartir : il est nécessaire de redécouvrir que « l’autre est un bien et non un obstacle, qu’il est un bien pour la plénitude de notre “moi” aussi bien en politique que dans les relations humaines et sociales » (père Carrón).
La seule chose capable de construire est un « amour au reflet de vérité qui se trouve en quiconque. C’est un facteur de paix, qui construit une demeure humaine, une maison qui peut offrir un refuge même face au désespoir le plus extrême » (don Giussani, 1995).
Retrouver une conscience adaptée de l’humain, de ce qui est essentiel à la réalisation de chaque personne et des peuples, cela peut se produire dans des lieux qui réveillent le moi de chacun, l’éduquent à un rapport adapté avec la réalité (quelle qu’elle soit) et lui fassent percevoir dans la chair de son existence la centralité, l’unicité et la sacralité de toute personne.
Pour cela, comptent l’expérience bimillénaire de la communauté chrétienne ainsi que toutes les réalités sociales inspirées d’idéaux laïques ou religieux. Ce n’est qu’une conception de l’homme en tant que réalité irréductible, « rapport avec l’infini » (don Giussani), qui peut réunir des personnes d’ethnies, de couches sociales, de cultures, de religions et d’idéologies politiques différentes en vue d’une réelle intégration qui abolit tout ghetto et qui devient porteuse de développement.
C’est à partir de ces préoccupations qu’il faut ouvrir un ample dialogue sur la manière dont l’UE devra évoluer dans les prochaines années, en impliquant tous les citoyens et en particulier les jeunes générations qui, par milliers, quittent leurs pays d’origine et se sentent chez eux où qu’ils aillent étudier ou travailler.
Cela a un reflet important au niveau institutionnel aussi. Dans le discours qu’on lui a empêché de prononcer à l’Université La Sapienza de Rome en 2008, le pape Benoît XVI a déclaré qu’il partageait le jugement du philosophe Jürgen Habermas
"« lorsqu’il dit que la légitimité d’une charte constitutionnelle, en tant que présupposé de la légalité, découlerait de deux sources : d’une part, de la participation politique égalitaire de tous les citoyens et, d’autre part, de la forme raisonnable qui voit la résolution des oppositions politiques. En ce qui concerne cette “forme raisonnable”, Habermas note qu’elle ne peut pas être une simple bataille en vue de majorités arithmétiques, mais qu’elle doit se caractériser comme un “processus d’argumentation sensible à la vérité” », c’est-à-dire dans la tension continue à découvrir toute étincelle de vérité qui s’élève dans la rencontre avec l’autre.
"
La vérité, en effet, n’est jamais quelque chose que l’individu possède et brandit comme une massue contre les autres. Elle émerge plutôt dans la rencontre entre les hommes :
"« La vérité est une relation ! À tel point que même chacun de nous la saisit, la vérité, et l’exprime à partir de lui-même : de son histoire et de sa culture, du contexte dans lequel il vit, etc. Ceci ne signifie pas que la vérité soit variable et subjective, bien au contraire. Mais cela signifie qu’elle se donne à nous, toujours et uniquement, comme un chemin et une vie » (Pape François, Lettre à Eugenio Scalfari, La Repubblica, 11 septembre 2013).
"
Cela met en déroute le relativisme en sauvant justement ce que le relativisme voudrait valoriser : la différence, l’altérité. Dans la mesure où l’on fait appel à une expérience non réduite de l’homme, il est possible de ne plus fonder la politique européenne sur le choc d’intérêts opposés et sur un relativisme qui débouche dans le nihilisme, dans l’indifférence de tout le monde envers toute chose, mais plutôt sur un usage « sensible à la vérité » et sur un réalisme qui reconnaît l’autre non pas comme une menace mais comme un bien pour soi.
Comme l’écrit le pape François,
"« Notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il “considère comme un avec lui”. Cette attention aimante est le début d’une véritable préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle je désire chercher effectivement son bien. » (Evangelii Gaudium, 199).
"
Dans ce sens, les organismes européens devraient être les premiers à s’organiser en fonction d’une subsidiarité réelle. Cela favoriserait la responsabilité de chacun (personnes, groupes sociaux, États), en évitant de créer l’illusion que les réponses tombent toujours et en tout cas du haut.
Une Europe qui comprendrait cela n’aurait pas tendance à se fermer face à l’immigration, ne pratiquerait pas uniquement l’austérité économique mais la solidarité aussi, ne se replierait pas sur des nationalismes irréalistes et antihistoriques, ne travaillerait pas pour imposer une législation ayant pour but de casser tous les liens et cultivant l’obsession pour les nouveaux droits individuels, ne soutiendrait pas l’hostilité envers les fois religieuses et envers la foi chrétienne en particulier (trahissant notamment ce qui a construit l’Europe et qui l’a rendue grande dans l’histoire).
"« Parfois, je me demande — poursuit le pape François — qui sont ceux qui dans le monde actuel se préoccupent vraiment de générer des processus qui construisent un peuple, plus que d’obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine.
L’histoire les jugera peut-être selon le critère qu’énonçait Romano Guardini : “L’unique modèle pour évaluer correctement une époque est de demander jusqu’à quel point se développe en elle et atteint une authentique raison d’être la plénitude de l’existence humaine, en accord avec le caractère particulier et les possibilités de la même époque.” […] Comme croyants, nous nous sentons proches aussi de ceux qui, ne se reconnaissant d’aucune tradition religieuse, cherchent sincèrement la vérité, la bonté, la beauté, qui pour nous ont leur expression plénière et leur source en Dieu. Nous les voyons comme de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection de la création. » (Evangelii Gaudium, 224-257).
"
C’est là que se situe la contribution fondamentale que la foi peut donner à la vie publique « en élargissant la raison », comme l’a rappelé Benoît XVI.
Ce qu’apporte le christianisme est avant tout l’éducation à regarder la réalité dans tous ses facteurs et donc à retrouver cet élan idéal des origines qui s’est troublé avec le temps. Voilà la vraie urgence actuelle.
Si l’Europe ne fait pas la sourde oreille à un tel rappel, elle pourra renaître et ainsi espérer recommencer à être le « nouveau monde », un exemple et un modèle pour tout le monde. La contribution que peut offrir au monde entier une culture européenne redevenue vivante est de remettre au centre la question de ce qui fait qu’un être humain est et se sent humain.
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[1] Don Luigi Giussani (1922-2005), est le fondateur du mouvement Communion et Libération (Ndlr).
[2] Le père Julián Carrón est l’actuel dirigeant du mouvement Communion et Libération.