Article rédigé par Michel Pinton, le 10 avril 2014
La chute de l’empire soviétique mit fin à un système politique, mais pas à ses anciennes frontières intérieures, plus politiques que culturelles… L’indépendance des anciens pays satellites serait-elle un héritage de Lénine ? Vingt ans après, la Russie se cherche encore. Ce qu’en disait Soljenitsyne…
IL Y A UN PEU PLUS DE VINGT ANS, le système communiste s’effondra et l’Union soviétique disparut. Aussitôt, des nations que l’on croyait disparues ont ressurgi. La résurrection la plus surprenante de toutes a été celle de la Russie. Pour en comprendre la réalité et la portée, j’eus l’honneur de conduire à Moscou, au nom du Parlement européen, une délégation de responsables politiques et religieux, d’universitaires et d’éditorialistes, venus débattre d’un projet ambitieux : examiner sur quelles bases l’Union européenne tout juste née et la Russie revenue à la vie pouvaient établir des relations stables, étroites et confiantes.
Qu’est-ce qu’être Russe ?
La moisson des idées échangées fut abondante. Les « actes » de ce colloque en portent encore témoignage. Mais la principale conclusion à laquelle parvinrent les participants issus de Bruxelles, Paris, Londres et Bonn ne fut pas écrite. Nous avions compris que nos interlocuteurs de Moscou étaient hantés par une interrogation qui dépassait le cadre de nos discussions : qu’est-ce que la Russie à notre époque ? Ou en termes plus concrets : qui est Russe et comment cette affirmation identitaire peut-elle se manifester au XXIe siècle sur le triple plan politique, social et religieux ?
Après avoir été enfermée dans une tombe pendant plus de soixante-dix ans, la nation revenue à la lumière était absorbée par cette question existentielle. Nous autres Européens de l’ouest n’avions pas à répondre à sa place. Notre devoir était d’accompagner, avec respect et tact, une recherche qui, pensions-nous, prendrait plusieurs décennies.
Un problème particulièrement compliqué et douloureux fut évoqué plusieurs fois devant nous : celui de l’espace russe. Tous nos interlocuteurs étaient d’accord pour considérer que la République née trois ans plus tôt était enfermée dans des frontières artificielles. Elles avaient été tracées par Lénine et Staline de façon arbitraire, dans le but avoué d’effacer tout sentiment d’appartenance nationale.
Ce qui avait été sous la dictature communiste simple limite administrative, avait reçu, en 1991, le caractère intouchable de frontière d’État. Vingt-cinq millions d’êtres humains qui se pensaient russes, s’étaient retrouvés, du jour au lendemain et sans avoir bougé du lieu que leurs parents et grands parents avaient habité avant eux, munis d’une autre nationalité. Ils formaient la plus grande diaspora du monde. La Russie nouvelle ne pouvait éviter de se préoccuper de leur sort.
L’espace russe selon Soljenitsyne
Les années ont passé depuis ce colloque. Mais, à mesure que la Russie a repris des forces sur le plan politique et religieux, militaire et moral, le problème de l’espace russe est devenu plus sensible. C’est notre éloignement qui nous fait croire à son caractère récent et artificiel. Il y a vingt ans déjà, Alexandre Soljenitsyne a, avec la netteté qui lui était habituelle, souligné sa gravité et indiqué sa solution souhaitable. Les suggestions de ce visionnaire de l’avenir russe sont devenues les buts pratiques des dirigeants politiques de Moscou. C’est pourquoi je crois utile de reprendre en résumé les passages des deux livres qu’il leur a consacrés avant sa mort.
Soljenitsyne traite d’abord des douze peuples de cultures non-russes qui étaient eux aussi enfermés dans l’Union soviétique. Ils ont, dit-il, la faculté de déterminer leurs destins en toute liberté. Il faut seulement que les communautés russes contenues dans leurs nouvelles frontières, reçoivent tous les droits que la charte des Nations-unies accorde aux minorités nationales. L’application de ce principe est particulièrement importante dans les pays baltes. La population de l’Estonie, par exemple, est russe dans la proportion de 40%. La recommandation de Soljenitsyne annonce exactement la politique que suit le Kremlin. Les difficultés viennent des autorités de Tallinn et de Riga. L’Union européenne est obligée de les rappeler périodiquement à leurs devoirs.
Blancs, petits et grands Russiens
Restent trois États : la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan. Leurs territoires ont été taillés par le pouvoir soviétique sans tenir aucun compte de leurs réalités humaines. Le Kazakhstan, par exemple, forme une nation artificielle, russe dans sa moitié nord, kazakh dans sa partie méridionale. Si ces derniers, minoritaires à l’échelle du pays, veulent un État à eux, qu’ils le créent, mais seulement sur leurs terres.
La Biélorussie est la patrie des « Blancs-Russiens », c’est-à-dire d’une des trois branches de la nation russe. Elle a une langue et une culture propres qui sont dignes de respect. De même l’Ukraine, terre des « Petits-Russiens ». Il est légitime que ces deux peuples aient leurs États, s’ils les désirent, tout comme les « Grands-Russiens » ont le leur, dont le siège est à Moscou. Mais l’histoire commune et l’intérêt de chacun commandent que les trois États s’unissent dans une confédération, avec, au minimum, des frontières « transparentes » aux échanges de toutes sortes, à quoi pourrait s’ajouter une monnaie commune et éventuellement une armée unique.
C’est à peu près ce à quoi visent nos « fédéralistes » pour l’Union européenne, mais en essayant de combler des fossés bien plus profonds.
La dernière décennie a montré qu’une telle confédération est devenue le but poursuivi obstinément par Vladimir Poutine. La Biélorussie y a adhéré d’emblée. Le Kazakhstan s’y est rallié après quelques hésitations. Seule l’Ukraine est encore tiraillée entre des destins contradictoires.
L’ancienne Galicie
Soljenitsyne avait pressenti, comme bien d’autres, les réticences d’une partie de la population ukrainienne, notamment de celle qui habite l’ancienne Galicie, à l’ouest du pays. Quoiqu’elle soit, à ses yeux, de culture et de destin russes, il excluait qu’elle fut intégrée de force dans un ensemble dont elle ne voudrait pas. Qu’elle suive donc sa propre voie ! Mais elle ne peut entraîner toute l’Ukraine dans son choix.
Détacher ce pays de la Russie, ce serait non seulement couper des liens immémoriaux mais séparer des millions de familles en les forçant de vivre de part et d’autre d’une frontière artificielle. La rivalité des grandes puissances étant attirée par ces disputes régionales, l’Otan serait poussée à couvrir le gouvernement de Kiev de sa protection. La mauvaise frontière deviendrait barrière militaire. Alors on verrait la guerre accourir. La crainte de Soljenitsyne n’était pas imaginaire. Il y a huit ans, George Bush, cédant à l’ivresse de la toute puissance américaine, voulut que l’Ukraine devienne membre de l’Otan. Pour le plus grand bien de la paix en Europe, la prudence allemande y a mis son veto.
Choisir son destin
C’est pourquoi l’écrivain estimait qu’il appartenait à chaque région de ce pays de choisir son destin. C’est ce que préconise aujourd’hui le Kremlin. Nous venons d’en voir une application en Crimée. D’autres pourraient suivre.
Des voix s’élèvent en Occident pour dénoncer ce qu’elles appellent l’impérialisme de Moscou. Elles prédisent que Poutine, encouragé par notre faiblesse, est sur le point d’annexer Kiev avant d’envahir Tallinn et Riga. Ces prétendues analyses n’ont rien à voir avec la réalité.
En l’état actuel des faits, Poutine ne fait que répondre aux vœux de la nation russe. Si, par un étrange retour de l’histoire, l’Occident mettait tout son poids à défendre l’inviolabilité de frontières héritées de Lénine et Staline, il prendrait la lourde responsabilité des tensions militaires et des misères humaines qui s’ensuivraient. La sagesse lui commande de canaliser pacifiquement un mouvement justifié, pas de le contrarier et encore moins de l’empêcher.
Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.
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