Article rédigé par Gaël Giraud, le 07 mars 2014
[Débat] — Économiste jésuite, Gaël Giraud est directeur de recherche au CNRS, membre de la Fondation Nicolas-Hulot. Dans l’Illusion financière, réédité en janvier, il oppose à l’idéal messianique d’une société de propriétaires celui d’une Europe des « communs » confédérale, définanciarisée et écologique. Les énergies fossiles ont contribué aux deux-tiers à la croissance des Trente Glorieuses mais les Européens ne peuvent plus se reposer sur elles ; l’urgence est désormais au financement de la transition écologique par la création de monnaie. Ce qui ne serait pas sans nécessiter quelques changements institutionnels…
Liberté politique. — Les médias et les hommes politiques affrontent abondement la question des dettes publiques. Vous rappelez dans votre livre que les dettes privées sont plus importantes encore. Comment expliquez-vous cette focalisation sur l’endettement de l’État ?
Gaël Giraud. — Les partisans de la réduction des dettes raisonnent comme si une économie était un ménage. Si on suit cette logique, qui pourtant est fausse, la priorité devrait être de s’attaquer aux acteurs les plus endettés, c'est-à-dire aux institutions financières (banques, fonds spéculatifs) dont la dette privée est supérieure à 150 % du PIB de la zone euro et aux entreprises privées non financières dont la dette est autour de 100% du PIB sur la même zone. La puissance publique ne vient qu’en troisième position, avec 90% du PIB en moyenne en zone euro.
On ne parle pourtant que de ces dettes publiques. Et l’on oublie de préciser que leur augmentation après le krach financier est en grande partie due au renflouement par les États des banques surendettées. À l’avenir, les contribuables vont payer, via la déflation, le coût exorbitant des excès de la finance dérégulée.
L’urgence n’est donc pas au désendettement public ?
La dette publique est considérable mais l’urgence n’est pas de désendetter. Baisser maintenant les dépenses publiques est catastrophique : cela accentue la pente déflationniste sur laquelle nous glissons et ne permet même pas d'améliorer le ratio dette/PIB. On ne peut réduire les dépenses publiques avec des chances de succès en termes budgétaires que dans un contexte de croissance inflationniste.
Cette catastrophe, est-ce ce que vous appelez la « double noyade » des États et des banques ?
Les banques européennes sont très fragiles. Elles ont trop peu de fonds propres. Si un nouveau krach se produit, les quatre grandes banques françaises seront de nouveau en faillite. Comme en 2008. Elles avaient alors été sauvées par l’État. Mais on n’a plus les moyens de les sauver. Elles sont too big to fail ! L’actif au bilan de BNP-Paribas (qui s'est dépêchée de faire augmenter son bilan de 30% depuis 2008, en pleine crise !) est supérieur au PIB français ! Si une banque boulimique comme BNP meurt, l’État meurt. Le maître nageur périt avec le noyé s’il essaie d’aller le chercher.
La double noyade fonctionne aussi dans l’autre sens. Depuis 2010, les banques ont acheté beaucoup de titres de dette publique. Ils ont l’avantage d’être très peu consommateurs en fonds propres pour les banques (comptablement, les titres de dette publique sont tenus pour peu risqués), ce qui leur permet de faire des profits immédiats. À court terme, cela fait l’affaire de l’État mais, si l’État coule, la banque coule avec lui.
Vous évoquez même dans le livre une triple noyade…
Les statuts de la Banque centrale Européenne (BCE) ne l’autorisent pas à venir au secours d’un État, mais lui imposent de venir au secours d’une banque. Une banque compte plus aux yeux de la BCE qu’un État ! La Banque centrale a 100 milliards de fonds propres. Face à BNP-Paribas, pour reprendre cet exemple, la BCE ne pèse pas grand-chose. Et l'Union bancaire, si elle voit vraiment le jour, ne permettra pas davantage de sauver un tel mastodonte puisque le fonds européen de sauvetage des banques ne comptera que 60 milliards, d'ici une dizaine d'années !
La BCE a certes un pouvoir de création monétaire qu’elle a utilisé en 2012 à hauteur de 1000 milliards d’euros pour soutenir les banques. Mais si la BCE continue d’acheter des « titres pourris » aux banques pour les aider, elle prend le risque de faire une perte phénoménale. D’après les statuts européens, les États devraient alors recapitaliser la BCE. Recapitaliser l’institution qui crée la monnaie via les contribuables, c’est complètement absurde ! Dans une telle situation, il faudra refuser de recapitaliser la BCE et l'obliger à se recapitaliser elle-même en créant de la monnaie. Bien sûr, l’euro baissera mais c'est une bonne nouvelle pour les économies européennes, à l’exception peut-être de l’Allemagne.
Nous sommes donc à la merci de nouvelles secousses. À quels scénarios peut-on s’attendre?
Le niveau des cours des indices boursiers sur la planète aujourd’hui a dépassé celui qui était le leur avant la crise de 2007, alors que l’économie réelle n’a pas du tout fermé la parenthèse de la crise économique qui a suivi le krach de 2007-2009. Il y aura forcément une correction par le bas : les cours financiers vont de nouveau s’effondrer pour se mettre au niveau de la réalité économique qu’ils sont sensés reflétés. La bulle gonfle, et éclatera tôt ou tard ! Les scénarios possibles sont les suivants : une grosse banque fait faillite provoquant un krach global, une explosion de la bulle immobilière chinoise bien que ses dirigeants fassent tout pour l’éviter ou un vent de panique déclenché par les marchés américains ou anglais pour diverses raisons.
À vous entendre et à vous lire, non seulement rien n’a été fait pour réguler la finance, mais la situation actuelle est encore pire…
On a très peu avancé. La taxe sur les transactions financières a été votée par onze pays de la zone euro, mais le lobbying bancaire est intense. Le gouvernement français milite actuellement, plus ou moins discrètement, contre cette taxe. La loi française sur la séparation entre banques de crédit-dépôt et banques de marchés est un leurre (alors qu'il s'agit d'une promesse présidentielle). Le commissaire européen Michel Barnier a proposé une directive de séparation qui va plus loin que la loi française.
Le gouvernement français, de nouveau, fait un lobbying intense pour ne pas appliquer cette proposition de directive, contrairement à la promesse faite par Pierre Moscovici au printemps 2013 de se conformer à la directive Barnier, si celle-ci devait finalement se révéler mieux-disante que la loi française. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, s’est fermement engagé contre la directive Barnier. Il est pourtant tenu par le droit de réserve en tant que haut fonctionnaire et superviseur en dernière instance des banques françaises pour le compte de la BCE ! Et le voilà qui contredit son propre ministre !
En plus du lobbying, vous dénoncez le pantouflage des hauts fonctionnaires de Bercy dans les banques privées…
À 45 ans, beaucoup de hauts fonctionnaires des finances publiques ont leur bâton de maréchal. S’ils veulent augmenter leurs salaires, ils se tournent vers les banques privées. Elles leur offrent des ponts d’or (leurs salaires sont multipliés par 10, 20 et quelquefois 50) pour qu’ils viennent travailler chez eux après avoir servi l’État. Par comparaison, le privé non-bancaire ne leur donne « que » le double ou le triple de ce qu’ils gagnent dans l’administration. Du coup, la haute finance publique a une très forte incitation à aligner étroitement ses intérêts sur ceux de la finance privée, et à jeter complètement l'intérêt général aux oubliettes.
Mais il y a d’autres obstacles. Depuis quarante ans, les marchés financiers dérégulés se sont immiscés dans toutes les sphères de l’économie. Par exemple, l’Unedic, qui finance les allocations chômage, emprunte sur les marchés financiers et est notée par eux. Si, demain matin, les marchés estiment qu’il faut supprimer ces allocations, ils dégraderont l’Unedic.
Le problème est aussi spirituel. On a idolâtré les marchés financiers, dont on pensait qu’ils pourraient résoudre tous les problèmes à notre place, à commencer par le chômage. Tout se passe comme si nos sociétés vivaient depuis quarante ans une grande panne eschatologique. Nous n’avons plus de projet de société. Les marchés financiers sont devenus un récit collectif de substitution. L'ennui, c'est que l'efficience des marchés est un conte de fées.
Comment remettre la finance au service de l’économie réelle ?
Dans Vingt propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion), j’ai listé les solutions, avec un certain nombre d'amis, universitaires, ingénieurs, dirigeants et cadres d'entreprises, financiers.
Il faut une politique contracyclique vis-à-vis du cycle de l’effet de levier. Les marchés sont dopés à cet effet de levier. De quoi s’agit-il ? Vous disposez d’un petit montant d’un capital propre. Vous empruntez auprès d’une banque le complément, qui, en 2007, pouvait représenter jusqu’à trente fois la somme initiale ! Avec tout cet argent, vous faites un pari sur les marchés financiers. Si vous le gagnez, la somme obtenue, dont on déduit le remboursement du prêt et le paiement de l’intérêt à la banque, est colossale ! Mais si vous perdez, vous êtes complètement incapables de rembourser vos dettes. C'est là que l'Europe fait appel aux contribuables...
C’est ce qui s’est produit lorsqu’une micro-filiale d’AIG (le premier assureur mondial) basée à Paris a mis en faillite sa maison mère. Ou encore lorsqu'en 2010 le secteur bancaire islandais a entièrement fait naufrage, ayant accumulé 7 fois le PIB national sous forme de dettes privées. Le sens d’une loi sur la séparation bancaire est d’empêcher un tel évènement de mettre en péril les dépôts des Français (lesquels, eux aussi, ne sont garantis que par... le contribuable puisque les banques n'ont pas suffisamment alimenté le fonds de sauvetage des déposants : aujourd'hui, il ne compte que 2 milliards d'euros). Ensuite, pour lisser le cycle de l'effet de levier, les solutions se déclinent : la réforme des réserves obligatoires des banques, des règles prudentielles de Bale III, du statut de la BCE…
Aux désordres financiers s’ajoutent les problèmes monétaires. L’austérité appliquée en zone euro fait craindre la déflation dont, écrivez-vous, « on ne sait pas comment on en sort » comme l’ont montré le cas japonais et les années trente. Hormis la Grèce, quels pays de la zone euro sont en déflation ?
La déflation se définit par quatre symptômes : 1/ les prix n’augmentent plus, 2/ le taux d’intérêt directeur de la banque centrale est à zéro, 3/ il n’y a plus de croissance, 4/ La plus grande partie des acteurs économiques est endettée. Les quatre critères sont réunis en Grèce. Chypre est aussi en déflation. Pour les autres pays de la zone euro, le deuxième et le troisième point sont vérifiés. Mais les prix ne baissent pas partout, heureusement ! En France, une partie des prix est en train de baisser en valeur absolue, le reste non. En Espagne, cela dépend des régions. Elle bascule lentement, comme le Portugal. Si le Portugal et l’Espagne tombent dans la déflation, les prochains sur la liste seront l’Italie et la France ! Reste qu'au niveau de la zone euro, l'inflation n'est que de 0,7% sur la dernière année, très loin, par conséquent, de la cible statutaire de la BCE autour de 2-2,5%.
Les autorités refusent de voir ce scenario déflationniste, et font une distinction qu'elles croient subtile entre déflation et désinflation. Les mêmes, souvent, réécrivent l’histoire, en expliquant l’arrivée au pouvoir de Hitler par l’hyperinflation (1923) alors que c’est la déflation qui a porté Hitler à la chancellerie du Reich en 1933 ! Quant à l'épisode hyperinflationniste de 1923, il ne doit à peu près rien à un prétendu dérapage des dépenses publiques, mais il doit tout à la privatisation de la monnaie organisée à la demande des Alliés, et au grand bénéfice des banques privées allemandes. Il y a été mis fin par Schacht en un an, simplement par le refus, par la Banque Centrale, de refinancer les crédits absurdes des banques privées.
Il faut donc créer de la monnaie pour éviter la déflation qui nous menace. Or la BCE dans ses statuts a pour priorité la lutte contre l’inflation…
Il faut mettre fin à l’indépendance de la banque centrale, qui ne repose sur aucun fondement théorique convaincant ! La BCE manque d’un pouvoir politique en Europe, qui lui imposerait de faire marcher la planche à billet à bon escient (c'est-à-dire, pas uniquement pour sauver les banques). Car la création monétaire, rappelons-le, n'induit pas nécessairement de l'inflation (cela dépend de la richesse économique créée par le nouveau crédit) et l'inflation ne dégénère pas nécessairement en hyperinflation.
Cet argent serait mis au service de la transition écologique, qui verrait le jour dans le cadre d’une Europe des « communs ». De quoi s’agit-il ?
Il faut sortir du débat binaire entre bien public et bien privé. Le premier est un bien dont l’accès ne peut être interdit à personne et dont la consommation n’exclut pas l’autre (par exemple, la lumière du soleil). Le deuxième est un bien dont l’accès peut être interdit et dont la consommation est exclusive (par exemple, une pizza). Il y a au moins deux autres catégories de bien comme l’a brillamment montré Elinor Ostrom. Ce sont les biens communs et les biens à effet club. Un bien commun est un bien dont l’accès est universel comme pour les biens publics mais dont la privatisation est possible, c'est-à-dire qu’il est possible d’en faire un usage exclusif. Cette caractéristique prend toute sa force lorsque l'usage privé de ce bien, sans régulation, est susceptible d'en détruire la source, c’est-à-dire de priver tout le monde d'y accéder. Par exemple, la faune halieutique de nos océans est en passe d'être décimée par la pêche industrielle en eaux profondes (activité privée insuffisamment régulée). Si cela continue, nos mers n'auront plus de poisson comestible pour l'homme vers 2040.
Les biens à effet club ont un accès qui peut être limité, mais leur consommation n’est pas exclusive. Par exemple, l'accès à un club d'échec peut être restreint par une cotisation mais, une fois que je suis membre, jouer aux échecs ne prive aucun autre membre d'y jouer, au contraire. De même, avoir un téléphone suppose un coût d'entrée, mais, si j'en ai un, je rends d'autant plus intéressant, pour les autres, de faire partie du club de ceux qui peuvent me joindre par téléphone (ou par Skype, Facebook, LinkedIn, etc.).
La crise écologique pose la question des communs. Tout le monde devrait avoir accès à un environnement sain. Mais l'usage privé et dérégulé de certaines ressources (par exemple les hydrocarbures de schiste dans le sous-sol américain) menace de priver tout le monde de l'accès à un environnement sain. Il n’y a pas que l’environnement. Si l’on reprend la classification classique de Karl Polanyi, grand économiste Hongrois des années trente, il y a aussi le travail, la monnaie — à la fois comme crédit bancaire et comme réserve de valeur — et les ressources naturelles ! Ces trois catégories de biens, selon moi, devraient être considérées comme des communs.
À quoi ressemblerait la transition écologique que rendrait possible l’Europe des communs ?
Le comité des experts pour le débat national, dont j’ai fait partie, a décrit en 2013 plus d'une douzaine de grands scenarios de transition énergétique, regroupés en quatre familles, selon que l’on conserve plus ou moins d’énergie nucléaire et selon la vitesse à laquelle on se désengage, le cas échéant, du nucléaire. Ils reposent tous sur une réduction massive de la consommation d’énergie en France, afin de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre.
La réduction de la consommation d'énergies fossiles passe par une rénovation thermique du bâtiment (40% de la consommation). Un autre chantier essentiel est celui de l’écomobilité. Il faut développer le covoiturage, réduire fortement le nombre de voitures à moteur à explosion, développer les voitures électriques et les transports en commun ! Retricoter le tissu ferroviaire en France s’impose, de manière à pouvoir promouvoir notamment le ferroutage et relier les centres urbains.
Enfin, il faut se lancer dans le verdissement des processus industriels et agricoles, ce qui est à la fois le moins urgent et le plus difficile. Commençons en priorité par la rénovation thermique du bâtiment et l’écomobilité !
Comment financez-vous tous ces chantiers ? Le protectionnisme est-il nécessaire à cette transition ?
Il faut utiliser intelligemment le pouvoir de création monétaire des banques qu’elles utilisent tous les jours quand elles accordent des crédits. Je suis favorable, par ailleurs, à une discussion ouverte sur un protectionnisme intelligent, écologique et social à l’échelle européenne. La taxe carbone, envisagée par le gouvernement Sarkozy, est un exemple. Et, par ailleurs, je ne connais pas d'argument convaincant en faveur du libre-échange commercial en présence de mobilité des capitaux.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
L’illusion financière :
des subprimes à la transition écologique
Editions de l’Atelier,
troisième édition, 23 janvier 2014
253 pages, 10 €
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