Article rédigé par Jean-Michel Castaing, le 17 janvier 2014
Pour saisir la crise spirituelle de la postmodernité, il faut revenir aux sources du nihilisme. L’absence de transcendance dans notre société a un effet inattendu : l’apparition d'un nouveau conformisme.
LA “CRISE DE SENS” constatée par les sociologues, déplorée par les hommes d'Église, représente à la fois une perte de foi en la signification de l'existence, et une désespérance devant sa privation de finalité. « À quoi bon? », « La vie n'est-elle pas absurde au final? »: ces deux questions se recoupent, sont solidaires. Le sens est à la fois signification et direction. Mais plus importante que la définition de ce nihilisme, et que la tentative d'en cerner les origines, demeure la question de son accointance surprenante avec le conformisme du moment.
Pourquoi la crise de la notion de vérité a-t-elle partie liée avec l'assentiment au monde comme il va ? N'est-ce pas là une thèse paradoxale ? Comment le déboulonnage du Vrai, qui était censé, dans l'esprit des relativistes, libérer l'homme de carcans ancestraux, en est-il venu à rendre ce même homme si docile à l'idéologie dominante, renonçant à tout esprit critique à son endroit ? Afin de répondre à cette question, un bref excursus sur les origines du nihilisme est nécessaire.
Les origines du nihilisme postmoderne
D'où vient ce vide intérieur qui finit pas dénier toute valeur à l'existence ? Est-il inévitable ? Au risque de devoir employer un grand mot, c'est bien de la perte de transcendance que dépérit la postmodernité. Ne croyant plus en la réalité du Bien et du Vrai, l'homme de la cité séculière n'est plus en mesure de pouvoir dégager une orientation à la vie qui la placerait sous la force d'attraction d'une fin supérieure à elle, pour laquelle il vaudrait la peine de vivre, et pourquoi pas mourir.
Ce constat est d'autant plus difficile à diagnostiquer que le nihilisme est une maladie qui se cache, une maladie honteuse, comme on dit. Il reste délicat à faire avouer à l'homme postmoderne ses inhibitions, un peu comme ces secrets de famille que l'on s'évertue à taire devant les tiers. Quelles circonstances l'ont amené à ne plus croire en rien ?
La faute en incombe en majeure partie aux idéologies des messianismes séculiers. Les « faiseurs de sens » de l'histoire l'ont dégoûté du Vrai. La « vérité de l'histoire » s'est terminée, comme on sait, en mensonge officiel et servitude généralisée. D'un autre côté, le moralisme du radicalisme révolutionnaire a détourné du Bien nos contemporains. Le transcendantal Bien, aux mains des tenants de l'idole « Progrès », n'aura servi qu'à légitimer la stigmatisation d'une partie de la population par l'autre. Dans ces conditions pourquoi vouloir y tendre encore ? S'il n'existe plus un Bien à atteindre par le moyen du Vrai, à qui se fier, à quelle idéologie s'en remettre pour « réenchanter » le monde ?
La privatisation du Bien
Ne croyant plus en l’existence de finalités objectives, l'homme postmoderne ne cherche plus dès lors le but à assigner à son existence en dehors de lui, mais en lui. C'est à dire que cette finalité tout immanente, ce bien (car ce que l'on poursuit est toujours un bien pour nous, lors même il nous serait objectivement néfaste) émanera désormais du seul individu qui le poursuit.
Aussi, émergeant des seules ressources de l’individu, ce « Bien » a peu de chance d’être commun, c'est à dire capable de rassembler plusieurs personnes sur son nom, susceptible d’être recherché au-delà des regroupements affinitaires des réseaux virtuels. Car un réseau n'a pas besoin d'un Bien transcendant : ses membres le créent eux-mêmes en fonction de leurs seuls désirs. Ce « Bien » ne préexiste donc pas à la constitution du réseau. Ou s'il lui préexiste, ce ne peut être que dans la tête de ceux qui le constituent.
C'est ici que se greffe la problématique du conformisme inhérent au nihilisme soft de la postmodernité. Cette privatisation du Bien est en effet lourde d'assujettissement à l'air du temps. Le chacun pour soi, véhiculé par le subjectivisme, fait courir à la politique le plus grave des dangers en la privant de ses lettres de noblesse. L'atomisation de la société en monades auto-suffisantes oblitère dangereusement la préoccupation des affaires publiques. Et ce ne sont pas les incantations qui résoudront comme par enchantement les équations complexes du « vivre-ensemble », ou qui décideront des modalités du « faire communauté ».
Certes, la cité séculière ne pourra pas faire l'impasse bien longtemps sur la nécessité de s'inventer un but, ou des buts, afin de justifier son existence. Des utopies refleuriront. Certaines auront un goût de déjà-vu, d'autres présenteront un aspect plus innovant. Les unes seront « cool » et iréniques, les autres plus radicales, et potentiellement irrédentistes. Toutefois il existe de fortes probabilités pour que l'idéologie dominante soit celle qui présentera l'état de nos sociétés comme le meilleur des mondes possibles.
Conformisme de l’économie libidinale
L'arbitraire des désirs de l’économie « fluide », arbitraire véhiculé par l'absence de transcendance, par sa complaisance dans l’ignorance volontaire d'un Bien et d'un Vrai clairement définis, n'est pas en effet contradictoire avec l'acquiescement à l'ordre présent du monde. Les raisons de ce conformisme tiennent à ce que le nouvel ordre des choses se présente comme le règne indépassable de toutes les libertés. Celles-ci, dans la novlangue postmoderne, sont en effet censées prendre le contre-pied des anciennes contraintes afférentes aux institutions traditionnelles en qui s’incarnaient ces Transcendantaux du Vrai et du Bien : Eglise, Etat, traditions de toutes sortes, etc.
Les réseaux sociaux battent d'autant plus facilement en brèche les institutions stables qu'ils ont l'instantanéité et l'immédiateté de l'économie numérique de leur côté, de même qu'une armée de mouvement et de guérilla est mieux équipée qu'une armada, plombée par son gigantisme, pour mener une campagne de déstabilisation. Dans cette confrontation asymétrique, l’avantage revient à celui qui bouge les lignes le plus vite. A ce petit jeu, les institutions portées par les traditions auront toujours un temps de retard par rapport au capitalisme libéral-libertaire dont la fluidité assure l'adaptabilité du consommateur-roi à tous les « états de fait », à la dernière toquade du marché « culturel ».
L'atrophie du sens critique
C'est ainsi que l'arbitraire de l'athéisme pratique va se faire paradoxalement l'adjuvant du conformisme le plus rampant. L’absence de but du nihilisme atrophie chez eux ses adeptes, mi-victimes, mi-consentants, tout sens critique capable de remettre en question le bien-fondé d'une société qui se pense comme l'avènement du meilleur des mondes possible. Privé de transcendance, de tout recul qui lui permettrait de juger de la situation présente du haut d'un belvédère surplombant, l'homme postmoderne en est réduit à n'être qu'une proie facile de tous les slogans, qu’ils soient idéologiques ou plus platement publicitaires.
L'idéologie postmoderne rend impensable la possibilité d'une existence autre, bâtie sur d'autres fondations que celles de libertés résultant de « droits » agressivement revendiqués - comme si c'était aux lois positives qu'il incombait de nous dire ce qu'est notre liberté ! Cette existence autre, le nihilisme postmoderne reste incapable de la penser dans son logiciel de réflexion. Son assujettissement à la marche forcée de la globalisation l'empêche d'en concevoir la possibilité d’apparition dans l’ordre présent des choses. L'élargissement indéfinie du « champ des possibles » que laisse miroiter le marché, ne concerne presque jamais la Transcendance – à moins d'en faire un signe, une caricature de religiosité, un marqueur économiquement rentable.
En récusant l'existence du Bien et du Vrai, en déniant la provenance transcendante de nos libertés, l'athéisme pratique se prive du même coup de la perspective d'envisager un monde différent de celui dans lequel nous vivons actuellement. Certes, il conserve encore des utopies, mais ce sont des rêves au sujet desquels il ignore s'il sera un jour en mesure de les transformer en réalité (même s'il prend bien soin de taire cette ignorance pour les besoins de la mobilisation des crédules qui le suivent).
Les nouvelles « utopies », carburant du système
Le nouveau conformisme n'est pas en effet antinomique avec la résurgence des utopies. Ces dernières ne font que pousser à bout la logique qui a présidé à la subjectivisation du Bien, cette idéologie de confort qui présente l'obtention de droits tous azimuts comme l'acmé des conquêtes des libertés politiques. La privatisation du politique a été si bien intériorisée par le citoyen de la cité séculière qu'il reste persuadé d'agir en toute liberté en obéissant, tel un automate, aux diktats des prescripteurs de la société marchande.
D'ailleurs cette dernière est en mesure de tolérer ces fanatismes utopiques sans remise en question de sa part. Elle n'aura aucune peine à les récupérer. En effet ces mouvements, privés de toute finalité supérieure à eux, condamnent fatalement leurs membres à souscrire les yeux fermés à la charte du « meilleur des mondes possible » pour lequel se fait passer la société d'ayants-droit, de la tolérance par le vide.
A l'intérieur de ce chaudron des vanités refermé sur son immanence, clos sur lui-même, chacun est sommé de poursuivre son « but » sans jamais prétendre vouloir l'imposer à son voisin. C'est là la première « contrainte » imposée par le Big Brother, omniscient et abstrait, qui préside aux réjouissances de ce Luna Park politique. Et si d'aventure un illuminé désirait rompre ce contrat, partir en mission et proposer autre chose, une offre radicalement « différente », la société de spectacle le rappellerait sans tarder à l'ordre du Néant en l’invitant séance tenante à rejoindre sa niche. Quant aux lois « anti-discriminatoires », chargées de protéger les anciennes « victimes » des ordres institués de jadis, elles constituent surtout un formidable rideau de fumée pour occulter une vérité autrement plus terrifiante : il n'existe plus rien désormais à croire, ni à désirer, en dehors de la satisfaction de nos appétits !
Ce constat établi, restent ces ultimes questions : l'addiction consumériste de l'homme postmoderne est-elle la cause ou l'effet de cette absence de but, de direction, à son existence ? Ce désastre anthropologiques est-il réversible ? Pourra-t-on sortir de ce conformisme sans verser dans le fanatisme ? Toujours est-il que nous ne relèverons le défi de cette situation qu'en conservant une idée très claire de ce que l'homme doit continuer à espérer pour rester fidèle à lui-même, sauf à sombrer dans la pure animalité, ou dans la soumission définitive à l'ordre des choses.
Jean-Michel Castaing est écrivain.
Dernier ouvrage paru : 48 objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).
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