Article rédigé par Paul Le Daluc, le 15 novembre 2013
Un fait divers ? En Israël, certainement… Il y a un peu plus d’un mois, une bavure de l’armée israélienne contre une diplomate française, Marion Fesneau-Castaing, lors d’une mission humanitaire en faveur des Bédouins, avait fait scandale (cf. Le Point). Mais la France, face aux polémiques, a finalement cédé et s’est pliée aux exigences de l’État hébreu. Voici l'analyse d’une personne en poste sur place [1] qui exprime l’écœurement des Occidentaux face à l’injustice faite aux Palestiniens, en toute impunité. À une semaine de la visite du président Hollande en Palestine et Israël, la situation reste tendue.
RAPPEL des faits. Le 20 septembre dernier, un convoi humanitaire se dirige vers le village bédouin de Makhoul, au nord de la vallée du Jourdain, entièrement détruit quelques jours auparavant par l’armée israélienne, pour y livrer cinq grandes tentes destinées à protéger les soixante résidents qui dorment sans toit et passent la journée sous un soleil torride. Quelques jours plus tôt, l’armée a saisi les tentes de la Croix-Rouge, au mépris du droit humanitaire le plus élémentaire. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies soulignera l’injustice de ces actions [2], et des témoins la violence [3].
Une vingtaine de diplomates [4] et membres des Nations-unies accompagnent ce convoi et tentent pendant deux heures de parlementer pour obtenir l’installation — même provisoire — de tentes de première urgence, tandis que d’autres montent à bord du camion pour empêcher une confiscation.
Les discussions sont infructueuses et l’armée passe aux actes, sortant de force la diplomate française Marion Fesneau-Castaing du camion et la jetant à terre. Alors qu’elle s’éloigne, un soldat l’interpelle et exige qu’elle remette ses papiers, ce qu’elle refuse de faire. Elle repousse alors le soldat d’un geste de la main.
Ce sont ces deux images fortes qui alterneront dès lors sur le web : l’une qui montre la diplomate gisant à terre, menacée à bout portant par une mitraillette (une insulte à l’impunité diplomatique et une preuve accablante de l’indélicatesse de l’armée), l’autre diffusée par l’armée israélienne deux jours plus tard pour se tirer du malaise : la Française semble asséner un coup de poing au soldat (un geste insupportable pour la sensibilité israélienne). Plusieurs vidéos montrent l’enchaînement des faits.
Résultat des courses : l’État hébreu se scandalise que l’on humilie ainsi ses soldats (imaginons quel traitement ils doivent réserver aux Bédouins s’ils sont si délicats avec les diplomates…), et menace d’expulser Mme Castaing. Sur place, une campagne d’intimidation personnelle est montée, obligeant l’intéressée et sa famille à changer de domicile. Paris cède finalement et annonce que la diplomate quittera Israël avant décembre. Avec une visite présidentielle qui s’approche, il vaut mieux jouer la conciliation… quitte à abandonner, une fois de plus, les Palestiniens aux injustices de l’occupation. D’où l’opinion d’Alain Gresh dans le Monde diplomatique : « Paris se couche »…
Une véritable capitulation de la France : celle d’une hiérarchie qui abandonne et désavoue l’action humanitaire, pourtant juste et nécessaire, d’un de ses représentants ; celle d’une diplomatie qui plie devant la raison du plus fort et feint d’ignorer les souffrances et vexations du peuple palestinien. L’histoire européenne devrait pourtant nous enseigner que ce genre de capitulations, en plus d’être lâches, ne présagent rien de bon…
Une activiste passionnelle ?
Passons à l’aspect personnel de l’événement : qui est cette Marion Fesneau-Castaing pour accomplir un tel délit ? Une militante d’extrême-gauche en mal d’action, une « diplomate boxeuse » (selon Le Monde) qui est allée provoquer l’armée israélienne ? Il suffit de la connaître personnellement pour dégonfler tous les fantasmes qui ont circulé sur l’Internet : une carrière sans histoire au service de la diplomatie française, une mère de quatre enfants (tous encore mineurs) qu’elle éduque à Jérusalem, une catholique assez proche d’un mouvement charismatique, une férue de littérature anglaise (niveau doctorat).
Pas vraiment un profil explosif ! La connaissant, nous pouvons dire qu’elle aurait été tout à fait disposée à présenter ses excuses pour son geste regrettable – qui la met dans une situation personnelle et familiale très tendue. Mais on serait en droit d’attendre que l’armée israélienne reconnaisse le droit des Bédouins sur leur terre et que la France ait le courage de dénoncer la violation de l’impunité diplomatique qu’elle a subie. D’autant plus que le Royaume-Uni et l’Union européenne l’ont fait [5].
Mais les représentants de notre État ont-ils encore ce genre d’honnêteté ? Rappelons la violence faite en métropole, tout au long de l’année, contre des manifestants par ailleurs pacifiques et même des familles… Rappelons qu’en juin dernier, à l’occasion de la Gay Pride à Tel Aviv, l’ambassadeur de France en Israël (Christophe Bigot) avait invité personnellement puis logé aux frais de la République le premier couple homosexuel marié en France [6]… Ne crions pas tout de suite à la persécution mais reconnaissons que le climat est proche de l’affaire des fiches de la IIIe République… et interrogeons-nous : Quelles sont les priorités de notre diplomatie ? Quel est le message d’abandon envoyé ainsi aux Palestiniens qui peinent à former leur État ? Quel est ce blanc-seing donné à la colonisation israélienne en territoire occupé ?
Triste spectacle que cet abandon des propres responsabilités au détriment de populations qui souffrent tant.
Triste spectacle que celui de vingt représentants de la communauté internationale, regardant s’éloigner le camion confisqué, financé par leurs soins, emportant les cinq tentes fournies en stricte application du droit humanitaire et du secours dû aux populations occupées.
Plus triste spectacle encore, qu’un pays, défenseur des droits de l’homme, acceptant le compromis honteux d’avoir à rappeler une diplomate, traînée à terre et sommée de se départir de ses papiers au mépris de son immunité, dans l’exercice même de ses fonctions.
L’enjeu politique
On pourrait être surpris de l’ampleur des polémiques autour d’une simple claque. Mais l’affaire a bien touché un point névralgique : la colonisation israélienne, illégale et agressive, dans la West Bank. D’où les passions qui se déchaînent de part et d’autre [7]. Cette colonisation, pourtant, est bien le nœud du problème israélo-palestinien depuis 1967, et a été officiellement condamnée par les instances internationales [8]. Décrivons-en simplement quelques aspects.
Dans la partie de la Cisjordanie appelée zone C par les accords d’Oslo, et sous total contrôle israélien, les populations rurales, au premier rang desquelles les Bédouins, livrent leur dernière bataille. Ils sont 50 000, dont quelques milliers de Bédouins, face à 350 000 colons, dans la région de Jérusalem, la vallée du Jourdain et les collines du sud d’Hébron. Dépourvus de tout, empêchés de circuler pour vendre leurs produits, disposant d’environ 20 litres d’eau par personne et par jour, contre plus de 300 pour le citoyen israélien moyen — l’usage des puits étant réservé aux colonies [9] — ils subissent régulièrement les descentes de l’armée, les fouilles, les arrestations, les attaques de colons, les confiscations de bétail et la destruction de leurs habitations. Il faut, en effet, un permis pour construire en zone C — même pour y planter une tente — mais l’administration israélienne le refuse dans 95 % des cas.
L’armée détruit donc régulièrement ce qu’elle considère comme des villages illégaux. Selon les données de l’ONU, depuis le début de 2013, l’armée a démoli 524 structures possédées par des Palestiniens dans la West Bank, déplaçant ainsi 862 personnes. Rappelons que la destruction délibérée de propriétés civiles (sauf en cas de nécessité absolue pour les opérations militaires) est une grave violation de la 4e convention de Genève. Sans parler de la prochaine extension du mur de séparation dans la vallée de Crémisan, une véritable entreprise d’apartheid.
Face à ces injustices criantes, que d’autres diplomaties ont le courage de dénoncer [10], mentionnons simplement deux voix autorisées qui expriment l’indignation de la communauté internationale. La première est celle du Comité des Nations-unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) qui déclarait en mars 2012 sur la situation en Cisjordanie :
"« Le Comité s’est déclaré extrêmement préoccupé par les conséquences des politiques et des pratiques équivalant de facto à un régime de ségrégation, comme la mise en œuvre, dans les territoires occupés palestiniens, de deux systèmes juridiques et deux types d’institutions totalement distincts, les uns pour les communautés juives regroupées dans des implantations illégales, et les autres pour les populations palestiniennes vivant dans des villes et villages palestiniens. Le Comité est particulièrement choqué par le caractère hermétique de la séparation entre ces deux groupes qui vivent sur un même territoire mais qui ne bénéficient pas d’un usage égal des routes et des infrastructures ou d’un accès égal aux services de base et aux ressources hydriques. »
"
L’autre voix est celle du Saint Siège : Mgr Francis A. Chullikatt, son observateur permanent à l'ONU, est intervenu lors du débat public sur le Moyen-Orient, le 22 octobre 2013. Il déclarait alors :
"« Une solution pour l’ensemble des peuples du Moyen-Orient, et pour chacun d’eux, doit se caractériser d'abord et surtout par le respect du caractère central et de la dignité de la personne humaine, sans distinction de race ou de religion, par le souci de chaque vie humaine et de la dignité humaine. […] La reconnaissance et le respect de la dignité inaliénable de chaque être humain est la feuille de route pour l'unité et la stabilité de chaque nation. »
"
La défense des droits de l’homme, un thème si français… Notre Président aura-t-il le courage de dire quelques paroles de bon sens devant la Knesset (le parlement israélien) le 18 novembre prochain ?
P. L.D.
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[1] L’auteur de ces lignes a tenu à rester anonyme, pour éviter les possibles représailles administratives, tant de la France que d’Israël qui retire facilement son visa à toute persona non grata.
[2] Cf. la Briefing note du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations-unies : “Within the space of one month, the structures – both residential and those related to livelihood – in three Bedouin and herder communities have been entirely, or almost entirely, demolished by Israeli authorities in the occupied West Bank. Most recently, on 16 September, 58 structures were demolished, including all residential structures and livestock shelters, in the herding community of Mak-hul in the northern Jordan Valley. All 10 families (48 people, including 16 children) were rendered homeless. No alternative housing options were offered. Israeli authorities denied the provision of emergency shelter assistance to the community by humanitarian organisations. The absence of any form of shelter has obliged the women and children of the community to leave Mak-hul to seek temporary shelter in a neighbouring community, whilst the men have remained to tend to the livestock.”
[3] Cf. le Communiqué de Human Rights Watch: “Numerous witnesses said that on September 20, Israeli forces threw “sound bombs” – disorienting, non-lethal grenades that make a loud noise on impact – at diplomats and aid workers attempting to deliver tents and other aid. Israeli forces also assaulted two Bedouin residents, who were later hospitalized, arrested three, and confiscated the truck and its cargo, witnesses said.”
[4] Pays de provenance de ces diplomates : France, Grèce, Irlande, Espagne, Suède, Royaume Uni, Australie, Brésil, Union européenne.
[5] Cf. la déclaration officielle du Haut Représentant de l’Union européenne, Mme Catherine Ashton.
[6] Cf. l’article du Monde.
[7] Il suffit de constater la violence des commentaires pro-israéliens à l’encontre de Mme Castaing sur le web, mais aussi la récupération palestinienne du symbole, dans une rhétorique incendiaire comme toujours.
[8] Voir par exemple le Rapport de 2002 de l’Union européenne, qui note : “The EU continues to oppose Israeli settlement activities in the Occupied Territories as being illegal under international law and damaging for the Peace Process as they prejudge the outcome of the Final Status Negotiations. The Fourth Geneva Convention prohibits the occupying power to transfer citizens from its own territory to the occupied territory. Furthermore the Hague Regulations prohibit the occupying power to undertake permanent changes in the occupied areas, unless these are due to military needs in the narrow sense of the term, or unless they are undertaken for the benefit of the local population. Also the Hague Regulations outlaw confiscation of private property and recognizes requisition of land only for the needs of the occupying army. Lastly, the Hague Regulations state that the occupying power must administer public property as a usufructuary.”
[9] Cf. l’article du grand quotidien israélien Haaretz : “Settlers in the West Bank have seized control of dozens of springs in the past few years, and often use violence and intimidation to prevent Palestinians' access to them, according to a UN agency report published yesterday.”
[10] Cf. la récente déclaration d’un représentant britannique.