Article rédigé par Jacques Sapir, le 27 septembre 2013
Jacques Sapir est économiste, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Spécialiste de l’économie russe et des questions monétaires, il a consacré son dernier ouvrage à la crise de la monnaie unique : Faut-il sortir de l’euro ? (Seuil, Janvier 2012). Il est aussi co-auteur, avec les économistes Philippe Murer et Cédric Durand, d’une étude sur les scenarii de dissolution de l’euro, publiée par la Fondation Res Publica. En septembre 2012, nous avions déjà ouvert nos colonnes à cet économiste hétérodoxe. Il y décrivait les conséquences économiques, sociales et politiques de la crise de l’euro. La fin de la monnaie unique apparaissait alors comme inéluctable et souhaitable. Un an plus tard, Jacques Sapir dresse un rapide bilan de l’année écoulée, et pose les enjeux des prochains mois.
Liberté politique – Depuis le précédent entretien, le chômage en zone euro a poursuivi son ascension, le pouvoir d’achat des citoyens a encore baissé, Mario Monti a été démis de ses fonctions par les électeurs et le gouvernement italien demeure fragile, les dirigeants européens se sont affolés à l’occasion de la crise chypriote, plusieurs manifestations de masse contre l’austérité ont eu lieu dans les pays du sud de l’Europe et ont parfois été marquées par des violences comme récemment en Grèce, un livre-anti-euro est arrivé en tête des ventes au Portugal… Malgré tous ces événements, les dirigeants européens n’ont pas changé les règles de l’union monétaire. Ne font-ils que gagner du temps ?
Jacques Sapir – La stratégie des dirigeants européens est de gagner du temps parce qu’il y a des divergences structurelles sur la question des réformes à mener dans la zone euro. On l’a bien vu avec le projet d’union bancaire, signé en octobre. Dès la fin de l’année, l’Allemagne remettait en cause l’accord. Non seulement il a été réduit, mais le gouvernement allemand prétend que cet accord ne pourra être appliqué qu’après modification des traités ; ce qui repousse l’échéance à 2015, voire à 2016.
Les dirigeants européens peuvent gagner du temps grâce à la politique de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne. Il rachète régulièrement des titres de dettes des pays « à risques » et maintient ainsi les taux auxquels empruntent ces pays à un niveau plus ou moins tolérable (même si des taux à 4,5% sont extrêmement lourds pour un pays comme l’Italie). Il n’y a plus de crise spéculative majeure depuis la fin du printemps, mais comme rien n’est réglé, nous sommes à la merci d’une nouvelle secousse, qu’elle soit économique, politique (un arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe, élections italiennes, françaises…) ou sociale. Pour reprendre une formule, nous dansons au dessus d’un volcan. Le volcan est provisoirement endormi. L’éruption peut reprendre à tout moment.
« Il y a des craquements dans le consensus pro-euro »
Le cas chypriote est particulièrement intéressant. Un contrôle des mouvements de capitaux, contraire aux traités européens, a été mis en place. N’avez-vous pas sous-estimé la volonté politique de sauver à tout prix la monnaie unique ?
Non. Je savais qu’il y aurait une volonté acharnée de sauver l’euro. Toutefois, les élites européennes ont pris conscience que la question de la monnaie unique a été très mal engagée. Cette prise de conscience a commencé à la périphérie de la zone euro : les pays ne se précipitent plus pour passer à la monnaie unique. Un document récent de la banque de Pologne est très critique à l’égard de l’euro alors qu’il était prévu que le pays en fasse sa monnaie.
D’autre part, la question du refinancement de plusieurs pays va se reposer. Trouvera-t-on l’argent nécessaire ? La position de la Finlande est claire : si les plans de sauvetage se multiplient, elle menace de sortir de l’euro.
Parmi les intellectuels français, Emmanuel Todd et Frédéric Lordon ont rejoint vos positions. Qu’en est-il de la classe politique ? Les parlementaires sont-ils davantage ouverts à ce scénario ?
Dans le long terme, il y a indéniablement une progression. Depuis six mois, la principale évolution est qu’on se pose des questions très sérieuses au sein de la classe politique. Depuis la fin du mois d’août, des responsables politiques de l’UMP et du PS m’ont par exemple contacté pour en savoir plus sur la sortie de l’euro. Ils n’ont pas forcément rejoint mes positions mais le dialogue a été ouvert. C’est une nouveauté.
On peut aussi noter une évolution très sensible du Front de gauche sur la question. Ils ont compris que casser la monnaie unique en deux euros (un euro pour les pays du nord et un euro pour les pays du sud) ne marcherait pas. Le Parti communiste tenant absolument à l’alliance avec le Parti socialiste aux municipales, le Front de gauche est prudent sur cette question. Mais, après les municipales, il peut tout à fait changer de position.
« La vision catastrophiste de la sortie de l’euro va peu à peu se déliter »
Parmi les peuples européens, l’idée d’une sortie de la monnaie unique gagne-t-elle du terrain ?
Il y a des craquements dans le consensus pro-euro, mais chaque pays est un cas particulier.
En Allemagne, le parti anti-euro Alternative für Deutschland a réalisé 4,7% aux élections de dimanche : pour un parti créé au début du mois de mai, c’est un excellent score ! Environ 15% de son électorat vient du parti de gauche Die Linkie. Son membre fondateur, Oskar Lafontaine, s’est prononcé pour une dissolution de la zone euro, mais il n’a pas été suivi par le reste de son parti. Les bons résultats de Alternative für Deutschland peuvent pousser Die Linke à revoir sa position.
Une majorité des Grecs et des Portugais pense que l’euro est désastreux, comme le prouve le succès du livre Porque devemos sair do Euro, mais craignent une sortie. En Grèce, le discours à la fois de la droite et de la gauche consiste à dire « sortir de l’euro, c’est sortir de l’Europe ». Or, sans l’Europe, les Grecs se retrouveraient seuls face aux Turcs et ils reviendraient à la situation politique du temps de la dictature. Il faut insister sur ce point : la fin de l’euro n’est pas celle de l’Europe puisque certains pays de l’Union européenne ont conservé leur monnaie nationale. Dans l’hiver, la vision catastrophiste va peu à peu se déliter et la confusion entre l’euro et l’Europe entretenue à des fins politiques va cesser.
« La baisse actuelle de crédit est plus importante qu’au moment de la chute de Lehman Brothers »
Abordons justement l’avenir. Les journalistes économiques parlent aujourd’hui de « reprise ». Est-ce un faux espoir ?
Oui. Les statistiques de PIB sont des évaluations à environ 0,6%-0,7%. Dans deux ans seulement nous aurons les chiffres définitifs. En attendant, la marge d’erreur est telle qu’elle varie entre ce qui nous mettrait en récession et ce qui nous amènerait à la soi-disant croissance.
Surtout, nous sommes toujours dans une phase de contraction du crédit. En zone euro (France et Italie en particulier) la baisse du crédit est plus importante qu’au moment de la chute de Lehman Brothers. Les banques régulent le taux de crédit non plus par les prix mais par la quantité.
Autrement dit : si on vous accorde un crédit, vous aurez des taux intéressants ; mais il y a de fortes chances qu’on ne vous l’accorde pas. Cette restriction du crédit, qui pèse sur la consommation et les entreprises, se traduit par une baisse de l’investissement (de l’ordre de -1,5% à – 1,8%). Or les capacités de production à l’horizon d’un an et demi à deux ans dépendent des investissements d’aujourd’hui. Il n’y a donc aucune chance pour que nous sortions rapidement de cette situation. Nous sommes toujours entre la stagnation et la récession. Le nombre de chômeurs augmente encore fortement et la destruction d’emplois dans l’industrie continue à un risque très inquiétant.
Dans l’étude réalisée avec Philippe Murer et Cédric Durand, vous estimez dans différents scenarii les conséquences qu’aurait une sortie de l’euro. Tous ces scenarii sont-ils préférables au statut quo ?
Les chiffres de cette étude sont issus d’un modèle, calé avec les derniers chiffres européens.
Nous avons analysé trois hypothèses de sortie de l’euro : l’euro « cassé en deux » (euro du nord, euro du sud), la dissolution contrôlée, et une fin de l’euro désordonnée. Au sein de ces scenarii, nous avons étudié trois hypothèses : 1/ le gouvernement investit les gains immédiats de la dévaluation dans les entreprises, 2/ le gouvernement les distribue aux ménages pour leur donner du pouvoir d’achat, 3/ le gouvernement règle la question des déficits. Il y a donc neuf scenarii au total.
On obtient des chiffres de croissance cumulée qui, de 3 à 4 ans, vont de 8% à 20% en fonction des scenarii. L’économie française se trouvera quelque part au milieu de cette marge, sans doute dans la fourchette haute puisque nous avons délibérément choisi des hypothèses pessimistes. Le plus mauvais de ces scénarii est donc préférable à la poursuite des politiques de déflation actuelles.
Autre enseignement : les résultats sont les plus mauvais lorsque le gouvernement choisit de réduire les déficits. Ils sont les meilleurs dans le cas de l’investissement. Pour baisser le poids de la dette en France, il ne faut pas donner de priorité à la réduction des déficits mais à l’investissement. Plus le taux de croissance est important, plus le poids de la dette dans le PIB recule !
« Plus on restera longtemps dans la situation actuelle, plus le risque d’éclatement sauvage va monter »
Pensez-vous toujours que les gouvernements européens finiront par s’accorder sur une dissolution ordonnée ? Ou le scenario de la fin désordonnée de l’euro, de toute façon favorable à l’économie française et aux pays du Sud de l’Europe mais qui s’avère coûteux pour l’Allemagne, est-il devenu le plus probable ?
Le jour où la France sort de l’euro, elle entraîne avec elle l’Italie et l’Espagne.
Si la dissolution est concertée, le choc instantané sur l’économie allemande sera moins fort. En cas de dissolution sauvage, le choc sur l’Allemagne sera très violent. L’étude montre une convergence en matière de taux de change et d’inflation relativement forte. C'est-à-dire que le taux de change réel du nouveau Deutsche Mark reviendra dans des zones tolérables pour l’Allemagne. Mais, pendant un ou deux ans, il sera dans des zones intolérables. Un nouveau Deutsche Mark risquerait alors de s’échanger contre 1,6 dollar ou 1,7 dollar, ce qui étoufferait l’industrie allemande ! C’est d’ailleurs un argument de négociation avec les allemands, pour les contraindre à une dissolution concertée.
En revanche, pour en arriver là, il faut pouvoir se parler. Or, nous pouvons arriver dans la poursuite des politiques actuelles à une situation où le dialogue sera rompu. Autrement dit : plus on restera longtemps dans la situation actuelle, plus le risque d’éclatement sauvage va monter.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Retrouvez Jacques Sapir sur son blog : http://russeurope.hypotheses.org/
Son débat avec Jean-Luc Mélenchon pour le site Arrêt sur images : http://russeurope.hypotheses.org/1425