Article rédigé par Pierre de Lauzun, le 04 juillet 2013
Quand le peuple proteste dans la rue, il n’a pas forcément raison. Mais quand l’État passe en force en s’abritant derrière la légalité, il n’est pas nécessairement légitime. La véritable paix civile se construit dans l’adhésion commune aux valeurs fondamentales et, au moins, dans le respect des minorités.
LA SIMULTANEITE des crises politiques égyptienne, turque et brésilienne a frappé les observateurs. Dans les trois cas des gouvernements démocratiquement élus sont contestés activement, parfois violemment, par des foules nombreuses, débouchant sur une mise en cause de leur légitimité — au moins de leur action politique.
Pourtant il n’est pas évident que ces gouvernements élus n’aient pas l’appui de la majorité de la population, notamment en Turquie. Mais les médias occidentaux ont immédiatement pris parti pour les opposants. Sans réflexion sur cette entorse à la logique démocratique.
En revanche, personne n’a fait le rapprochement avec La Manif pour tous française. Or là aussi, on a eu des foules nombreuses, représentant une part importante de l’opinion, sans doute majoritaire à l’époque — au moins sur l’adoption. Mais ici le petit monde médiatique trouve tout à fait normal que la majorité parlementaire passe en force.
Démocratie : les conditions du fonctionnement du système
Ce qu’on constate donc est au minimum un grave manque de réflexion sur ce qu’est une démocratie. C’est vrai en premier lieu de la mise en place du régime : il faudra qu’on finisse par comprendre que la démocratie n’est pas un régime qu’on installe comme on veut, où on veut. Il suppose non seulement une base culturelle dans la population, mais une organisation, un équilibre des forces politiques et une articulation entre elles qui en général ne s’improvisent pas et supposent un long processus historique.
En outre, une révolution n’est contrairement à l’idée reçue certainement pas le bon moyen pour arriver à ce résultat : non seulement parce que sa violence crée des tensions difficiles à canaliser et apaiser ensuite, mais parce qu’elle ne crée par elle-même aucune des institutions au sens large, partis compris, qui concourent au fonctionnement du système en régime de croisière.
Irresponsables révolutions
Applaudir à n’importe quoi parce que cela se proclame révolution, comme on l’a vu avec les printemps arabes, est naïf et irresponsable. Non que les régimes précédents étaient satisfaisants, évidemment. Mais leur renversement ne dit rien sur ce qui suivra : ce peut être mieux, pire ou carrément invivable.
On l’a vu et on le voit en Libye et en Égypte. On le voit plus encore avec la Syrie : on y a nourri des espoirs qui ne peuvent en aucun cas être satisfaits ; la victoire de l’opposition donnerait un régime peut-être majoritaire mais pas démocratique, et désastreux pour toutes les minorités du pays. Et on y alimente une guerre civile dévastatrice, peut-être longue.
En second lieu et corrélativement, il ne va pas de soi que le règne de la majorité soit la panacée pour avoir une bonne démocratie, légitime. Les politologues réfléchissent depuis longtemps sur ce difficile problème ; et les anciens libéraux étaient très soucieux du risque d’écrasement de la minorité par la majorité.
Il est en réalité vital que les institutions et les mœurs organisent le respect de la minorité par la majorité, ce qui ne saurait se limiter au droit à concourir dans la course aux prochaines élections. Au fond ce qu’on reproche à M. Erdogan, qui jouit très certainement d’une majorité tant au parlement que dans l’opinion turcs, c’est de ne pas tenir compte de ces autres sensibilités.
L’antidote de la protestation non-violente
Oui, mais ce que fait M. Erdogan, c’est exactement ce que fait le gouvernement français actuel avec la loi sur le « mariage pour tous ». Il est passé en force sans vrai débat, sans écouter la minorité (qui est une majorité sur certains points) et sans lui donner une porte de sortie : ne serait-ce que l’objection de conscience pour les maires.
D’où le recours des opposants à la protestation, en l’occurrence non-violente. D’abord par des manifestations au sens classique, sans précédent par leur répétition et leur taille combinée, mais dont le régime n’a tenu aucun compte. Car dans la “démocratie” à la française, les manifs, on connaît ; et on est vacciné contre.
Ensuite on est donc passé à d’autres formes de présence, en l’espèce obsessionnelle à l’occasion des visites des ministres.
Enfin on a eu ce remarquable mouvement des Veilleurs, qui se limitent à une présence silencieuse, irréprochable. Tout ceci est admirable de dévouement. Et ce qu’il est très intéressant d’observer, c’est que ces deux formes de protestation crispent les politiques, à commencer par les ministres. D’où une réaction policière disproportionnée, sans rapport avec les faits, et qui fait bon marché des libertés élémentaires.
La légitimité n’est pas dans la procédure
Une réaction qui a de quoi intriguer. Pourquoi les princes qui nous gouvernent sont-ils donc tellement émus par de tels signes visibles mais inoffensifs de protestation ?
J’y vois pour ma part deux raisons. Cela veut dire d’abord que payer de sa personne, manifester son opinion par sa présence physique visible, a une force particulière, bien plus grande et frappante que la seule expression d’un point de vue écrit ou oral.
Ensuite parce que l’idéologie, ou si on veut la règle du jeu, actuellement dominantes, veulent qu’après le débat tout s’arrête. Mais cela suppose que ce qui légitime la décision, c’est la procédure, le vote, et rien d’autre. Or dans la réalité, ce qui importe pour les gens c’est la substance de la décision, et ils ont raison. C’est elle qui fonde la vraie légitimité. Il y a donc conflit entre les deux références. Et lorsque des gens disent : « Vous avez voté, la décision est légale, mais elle n’est pas moralement légitime ; donc je manifeste ma protestation en payant de ma personne », on considère du dedans qu’ils blasphèment contre le système et son credo relativiste et procédural. Ce qui est jugé intolérable.
En réalité on n’obtient pas la paix civile par les seules procédures, fussent-elles démocratiques. Idéalement, dans un vrai système politique, sain, on l’obtient par des décisions bonnes en elles-mêmes et reconnues comme telles. Et donc morales ou au moins respectables. Mais à défaut, ou au minimum, on en obtient une forme plus grossière en composant avec les minorités, et en les respectant. Sinon on perd sa légitimité. C’est ce qui pourrait bien se passer.
Pierre de Lauzun est essayiste. A publié notamment L’Avenir de la démocratie (Fr.-X. de Guibert, 2011).