Article rédigé par Roland Hureaux, le 12 avril 2013
La mort d’Hugo Chavez a offert une nouvelle occasion aux dirigeants politiques français de faire preuve de leur inculture tant sur les usages diplomatiques que sur certaines catégories politiques de base.
USAGES : avant le « droit de l’hommisme » tout azimut, la volonté de moraliser la planète en fonction de valeurs universelles dont on s’instaure seul juge, la mort de tout chef d’État, suivant le bon vieux principe de non-ingérence, était saluée courtoisement sans qu’on se permette, à ce moment-là, de porter un jugement sur lui. Surtout s’il avait, aussi longtemps que Chavez, incarné un pays ami de la France, comme le sont la plupart des pays d’Amérique latine. Hélas, le principe de non-ingérence étant aujourd’hui passé à la trappe, chacun se permet de juger de tout à tort et à travers, le plus souvent en ramenant les choses à l’aune de ses préoccupations domestiques.
La gauche française s’enflamme pour Chavez sans voir que son socialisme se trouve aux antipodes de celui de Hollande. Rebelle à l’Amérique alors que celui-ci lui est étroitement inféodé ; redistributeur alors que la gauche européenne ne connaît plus que la rigueur, social alors que le socialisme français, rallié aux valeurs libérales, ne connaît plus que le sociétal. La préoccupation de Chavez était de faire profiter des revenus du pétrole les classes populaires, pas de promouvoir le mariage homosexuel qui lui faisait horreur. Assurément, Hugo Chavez, dans un style évidemment différent, était plus proche de Léon Blum que ne l’est François Hollande : en ce sens, la comparaison du ministre Laurel n’est pas absurde, si elle n’avait été gâchée par des propos de fort mauvais goût.
Certains, à droite et même à gauche, le qualifient de dictateur. Cela aussi est exagéré et même inexact si l’on considère que le président du Venezuela a été porté au pouvoir depuis 1999 par le vote populaire et constamment réélu depuis, sans que ses adversaires aient contesté la régularité de ces scrutins, ni que leur liberté de critique ait été sérieusement entravée. Lors de sa récente réélection, son opposant principal, Capriles, a reconnu loyalement sa défaite. Et quel vrai dictateur aurait perdu un référendum comme l’a fait Chavez en 2007 ?
Que Chavez ait entretenu de bonnes relations avec Castro montre que les différences de régimes n’empêchent pas les rapprochements diplomatiques : on le savait quand Richelieu soutenait les princes protestants d’Allemagne ou que la IIIe République s’alliait au régime tsariste ; c’était au temps où les simplifications idéologiques n’avaient pas encore balayé la civilisation !
Démocratie, dictature, totalitarisme : rappels
La lecture que l’on fait du cas Chavez ne fait qu’illustrer une confusion des esprits bien plus large , qui s’exprime dans d’autres champs, notamment l’Europe de l’Est , le Proche-Orient ou l’Extrême-Orient.
Encore aujourd’hui, beaucoup de régimes dans le monde ne sont pas démocratiques, mais il est d’usage de distinguer les démocraties imparfaites, où les apparences électorales sont sauves mais où la tricherie ou la corruption peuvent biaiser les résultats, des vraies dictatures où aucun espoir de changer le régime par la voie électorale n’existe. Les droits de l’homme peuvent n’être respectés qu’imparfaitement dans le premier type de régime, ils ne le sont pas du tout dans le second.
À cette différence bien connue, Hannah Arendt en a ajouté une autre, tout aussi fondamentale et aujourd’hui complètement perdue de vue : entre les dictatures classiques, ayant certes une idéologie mais ne cherchant pas à embrigader autour d’elles toute la population, se contentant de surveiller voire de de museler les opposants, et les régimes totalitaires où « tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire », où la surveillance policière se double d’un embrigadement idéologique de chaque instant , où non seulement les opposants mais encore tous les corps étrangers à l’idéologie d’État, comme les Églises, sont brisés. Là où une dictature classique ne réprime qu’à l’économie, visant d’abord les opposants, le régime totalitaire pratique les emprisonnements voire les massacres de masse, où bien souvent les citoyens passifs sont mêlés aux vrais opposants (ne disons pas les coupables !).
Le magistère catholique, qui s’est souvent accommodé des dictatures classiques, a au contraire déclaré « intrinsèquement pervers » les régimes totalitaires [1].
Tout cela n’est que de la science politique classique.
Mais qui l’apprend encore ?
Si on regarde dans le passé, Hannah Arendt [2], toujours elle, refusa de mettre dans le même sac les régimes vraiment totalitaires, communisme et nazisme, d’un côté et de l’autre un régime idéologique « faible », en ce sens qu’il n’avait pas ni ne cherchait à détruire toute la société civile comme le fascisme italien, ou une dictature classique comme celle de Franco en Espagne, proche de celles d’Amérique latine.
Le sens de la nuance n’étant plus à la mode, aujourd’hui on mélange tout.
Régimes et confusions
Le régime de Bachar El Assad en Syrie est un régime autoritaire, dictatorial si l’on veut, mais nullement totalitaire : la société civile, le commerce, le bazar, les minorités religieuses n’y sont pas passées au laminoir de l’État. Il n’avait donc rien au départ d’ « intrinsèquement pervers » ; comme le régime algérien actuel. Les horreurs de la guerre civile aidant, l’hystérie « droit de l’hommiste » tend aujourd’hui à confondre le régime syrien avec un régime totalitaire et, ce faisant, de le tenir pour l’horreur absolue, ce qui est une erreur.
La Russie de Poutine est une démocratie imparfaite, comme sans doute le Maroc ; des pratiques anciennes (condamnations arbitraires, voire assassinats) s’y perpétuent mais de manière limitée. Comme pour le Mexique du temps du Parti révolutionnaire institutionnel ou le Japon du Parti libéral démocrate, on peut parler de démocratie imparfaite, rien qui justifie l’excitation de beaucoup de socialistes y dénonçant avec véhémence les manquements aux droits de l’homme, peut-être pas pires aujourd’hui qu’ils le sont dans l’Amérique du Patriot Act [3]. La Russie est sans doute le pays au monde où les droits de l’homme ont fait le plus de progrès depuis cinquante ans. L’Inde est sans doute aussi une vraie démocratie quoique avec beaucoup d’imperfections.
La Chine est un cas à part : on peut la qualifier de régime totalitaire dégénéré ; ce régime a relâché son contrôle de l’économie au point de se rapprocher de l’économie libérale mais conserve une idéologie officielle, un parti unique et un contrôle politique rigoureux, qui se traduit par le maintien en détention de dizaines de milliers de prisonniers politiques ; il n’en bénéficie pas moins d’une indulgence (Tibet à part) de la communauté internationale sans comparaison avec la sévérité dont on accable la Russie.
Cuba, aux antipodes du Venezuela, est aussi un régime totalitaire dégénéré. Le Vietnam de même.
Seule la Corée du Sud offre aujourd’hui le visage originel des régimes totalitaires, déjouant, on le notera au passage, le pronostic d’Arendt selon lequel il n’était possible de le réaliser que dans de grands pays.
Proche du régime totalitaire, dans un tout autre genre, l’Arabie saoudite. Le contrôle de la société, au bénéfice de l’islam wahhabite y est étroit. La répression s’étend au-delà des seuls opposants politiques. S’éloigner de la norme sociale ou religieuse suffit pour être emprisonné ou exécuté. Plusieurs État du Golfe persique sont à l’avenant. Des régimes analogiques se mettent en place, sous l’impulsion des Frères musulmans et sous couvert de démocratie formelle, en Egypte et en Tunisie, peut-être même en Turquie. C’est le même régime qui adviendra en Syrie si Assad venait à être renversé, à voir qui sont ses opposants les plus déterminés.
L’Iran est aussi un cas à part ; on peut le qualifier de totalitarisme religieux imparfait et dégénéré ; imparfait car il préserve des procédures d’apparence démocratique à mille lieues de l’Arabie (même si seuls ceux qui acceptent l’islam officiel peuvent se présenter aux élections). Dégénéré car la société civile s’y éloigne à grande vitesse de la norme idéologique. À bien des égards on peut le comparer à la Chine, à la différence que l’ouverture au commerce international accélère la dégénérescence du totalitarisme en Chine alors que les sanctions la freinent en Iran, comblant sans doute les vœux du régime.
Les bons régimes
Nous sommes, on le voit, bien loin de la hiérarchie promue par la presse internationale qui voit indistinctement en Chavez, Poutine et Assad d’effroyables dictateurs et se tait sur des régimes infiniment plus oppressifs comme ceux de la Chine ou de l’Arabie saoudite.
Pourquoi une telle distorsion entre la réalité et sa perception ? Il ne faut pas en chercher bien loin la clef. Qu’est-ce qu’une dictature au plan international ? C’est, ni plus ni moins qu’un régime opposé aux États-Unis, même s’il respecte très largement les exigences démocratiques comme le Venezuela de Chavez. La Yougoslavie de Milosevic avait laissé passer la plupart de ses villes à l’opposition, elle n’était pas moins aussi qualifiée de dictature ! Et s’il s’agit d’un régime seulement autoritaire comme la Syrie, on l’amalgame aux pires des totalitarismes. Qu’est-ce qu’un régime, sinon démocratique, du moins tolérable et exempt des feux de la critique ? C’est un régime ami des États-Unis, comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, ou bien un régime qu’il convient de ménager en raison de sa place dans l’économie mondiale comme la Chine !
R. H.
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[1] Encycliques Divini redemptoris et Mit brennender sorge (1937).
[2] Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Seuil.
[3] Le Patriot Act donne à la police le droit de perquisitionner les citoyens et les arrêter sans intervention de la justice ; le président des Etats-Unis a désormais le droit de faire assassiner qui il veut, même des citoyens américains en dehors ou sur le territoire des Etats-Unis.