Article rédigé par Henri Hude, le 06 février 2013
Comment sortir d’une configuration politique dans laquelle la démocratie française manque à tous ses devoirs ? Celle-ci en effet n’assure en effet ni la représentation des conservateurs, attachés aux droits de la famille, ni la représentation des intérêts économiques du peuple – en particulier son droit au travail. Il ne s’agit pas ici de décrire l’organisation existante des partis, mais de proposer un modèle théorique pour analyser et critiquer l’existant. Ce modèle, s’il était communément adopté, rendrait plus difficile l’usage des ruses qui permettent aux libéraux-libertaires de monopoliser le pouvoir et de manipuler la démocratie. Demain, il pourrait faciliter les pistes de réorganisation pratique.
L’ORGANISATION politique d’une société libre n’est pas binaire (droite/gauche), mais ternaire. Il en est ainsi parce que la justice est une structure qui compte trois dimensions. Schématiquement : autorité, liberté, solidarité[1].
La tripartition des forces politiques est une donnée de l’Histoire et de l’expérience
On distingue donc, en général, trois forces politiques – et ce dès les premières démocraties, à Rome par exemple, mais aussi dans les démocraties modernes :
♦ un parti des populares, plus sensible à la justice distributive et au partage – les travaillistes, ou socialistes, au sens non idéologique.
♦ un parti des equites, parti bourgeois, plus sensible à la justice commutative et à la liberté du marché – les libéraux, au sens non idéologique.
♦ un parti des nobiles ou honestiores, plus sensible à la justice légale et à l’autorité, théoriquement attaché aux traditions, à une morale sociale plus stricte, etc. – les conservateurs.
L’esprit de tolérance politique
Tout parti politique raisonnable reconnaît la valeur de chacune des trois dimensions.
Aucun corps politique, à moins d’adopter la loi de la jungle, ne peut se passer d’autorité et de loi, elles-mêmes soumises à un principe supérieur de justice peu ou prou accepté par tous.
Aucun corps politique n’est un pur rassemblement d’individus, ni ne peut prétendre annuler le fait de l’individualité. Le marché n’existe qu’au milieu d’une cité dotée de règlements qui organisent son bon fonctionnement. C’est aussi vrai pour les marchés financiers que pour le petit marché de quartier. La prise de risque des agents économiques d’une société libre requiert des communautés et des mutualisations grâce à des systèmes d’assurance, qui rendent le niveau de risque compatible avec l’engagement effectif d’une masse suffisante de capitaux.
L’investissement en matière de santé et d’éducation ne peut guère être assuré que par une mutualisation de son coût global impliquant une redistribution allant des riches aux pauvres. Donc aucune société ne peut se passer de justice distributive, non plus que de justice commutative.
Surmonter l’esprit de parti sans supprimer le pluralisme politique
À l’avenir, les forces politiques raisonnables ne se différencieront donc pas, en tant que politiques, par des oppositions absolues, mais par des nuances et des préférences.
En général, les ailes d’un pays ne s’opposeront pas comme le bien et le mal, mais tout au plus comme des dimensions, rivales mais complémentaires et solidaires, de la justice.
Les pathologies politiques
La pathologie politique, couramment appelée aujourd’hui extrémisme, devrait être nommée plutôt unilatéralité. Elle consiste dans l’apparition de conceptions de la justice qui minimisent où annulent certaines de ces dimensions.
Exemples :
♦ Le communisme excluait presque entièrement, avec la propriété privée, la justice commutative.
♦ L’élimination de la justice distributive par les libéraux-libertaires priverait les pauvres de certaines redistributions équitables et la société entière d’une adhésion générale, que permet une suffisante égalité des chances.
♦ La réduction exagérée de l’autorité de l’État détruirait les conditions éthiques et juridiques qui font la supériorité des économies de marché.
♦ La suppression de l’égalité des droits ou des droits universels priverait de contrepartie la justice légale et en ferait quelque chose de monstrueux (tyrannie, ségrégation), etc.
Un citoyen, un homme d’État, un responsable juste penseront donc à la fois, et sans partialité, au bien commun, au bien des plus faibles et au bien des plus forts. Et la prudence consistera dès lors à sentir les limites au-delà desquelles la justice, devenue trop unilatérale, se changerait en injustice et l’amitié en inimitié.
Trois orientations politiques dans l’individu citoyen
Les individus se sentent plus spontanément en sympathie et en résonance avec l’une ou l’autre de ces composantes. Ils tendront par conséquent à se regrouper selon ces affinités, qui correspondent aussi à des intérêts, des croyances, des éducations.
Ainsi aura-t-on trois grands courants politiques, prenant chacun en charge avec prédilection la promotion de telle ou telle de ces dimensions. Il y aura donc sans doute trois grandes forces politiques, mais pas nécessairement, nous allons en dire un mot.
Chacune des grandes forces politiques mettra plutôt l’accent sur une des dimensions de la justice. La compréhension de ce phénomène sera la vraie base de la tolérance en politique, entre esprits amis d’une justice bien structurée, dans une démocratie durable.
La tridimensionnalité de la justice n’impliquera pas toujours, toutefois, une tripartition politique qui lui soit rigoureusement parallèle. Mais, même quand la concurrence politique se limitera à la rivalité entre deux grands partis, les trois dimensions de la justice seront encore prises en charge, d’une manière plus souple. À ces précisions près, chacune des grandes forces politiques mettra bel et bien l’accent sur une (ou deux) des dimensions de la justice[2].
La distinction entre gauche et droite
Laissons aujourd’hui de côté ce qu’elle signifie actuellement, à supposer qu’elle signifie encore quelque chose.
La distinction entre gauche et droite, si nous la conservons malgré tout dans l’avenir, ne se rapportera pas à la structure de la justice (puisque celle-ci n’a pas deux, mais trois dimensions). Elle se rapportera au développement, au rythme de la réalisation de cette structure.
En effet, le développement de la justice tend vers un état idéal que le réel ne permet pas toujours d’atteindre, ni même de viser effectivement. On peut aussi redouter que le développement ne s’effectue à un rythme qui endommage la structure, par exemple que le développement de certaines libertés ne nuise à la sécurité publique, ou d’autres à la justice sociale. Donc, par rapport à ce développement, il peut exister comme un accélérateur et un frein […].
Cela permettra encore de distinguer une gauche et une droite. Ce sera parfois la droite et parfois la gauche, qui joueront le rôle d’accélérateur, ou de frein. Cela dépendra des sujets. En tout cas, le développement de la justice donnera lieu à une bipartition des forces, comme la structure de la justice donne lieu à une tripartition. Car on comprend que certains esprits sont plus hardis, et d’autres plus prudents. Platon dit dans un de ses dialogues que le grand chef est celui qui se montre capable de tisser ces deux genres de caractères, pour le plus grand bien de la cité.
Trois droites et trois gauches ?
C’est pourquoi chacune des deux grandes fonctions politiques du développement de la justice sont susceptibles d’une tripartition. René Rémond a ainsi voulu montrer, dans un ouvrage classique (La Droite en France de 1815 à nos jours (1954), l’existence
♦ d’une droite libérale (justice commutative, dimension de liberté),
♦ d’une droite légitimiste ou conservatrice (justice légale, dimension d’autorité)
♦ et d’une droite bonapartiste plus sociale (justice distributive, solidarité).
Une organisation encore plus complexe
À la tripartition, relative à la structure de la justice, et à la bipartition, relative à son développement, toutes deux concernant la justice intérieure d’une cité, il faut encore ajouter des bipartitions et tripartitions relatives à la justice internationale, régionale ou globale, objectivement très importantes pour la cité, mais dont l’importance est moins facile à sentir par les citoyens.
Ces distinctions sont utiles pour analyser les situations sans simplisme et cultiver la tolérance politique.
« Toutes les grandes défaites sont des défaites de l’intelligence » (Marc Bloch)
Et toutes les grandes victoires sont aussi des victoires de l’intelligence. Réformons nos concepts, dans un sens très pratique, et nous réformerons la cité. Nous servirons mieux son bien commun. C’est d’abord cela, préparer l’avenir.
Pour en savoir plus :
Cette réflexion s’inspire de Henri Hude, l’Ethique des décideurs (2004), p.88-89 et 423;
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[1]. C’est un sujet dont il a été parlé déjà sur ce blog: "Qu'est-ce que la justice ?", et que je traite à fond dans le chapitre 8 d’un livre à paraître prochainement, La force de la liberté.
[2]. Mais rarement sur toutes, sauf pour quelques partis qui se piquent d’adopter un positionnement rigoureusement central.
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